Recension - Palestine, la fiancée répudiée

, par Youssef Boussoumah


PALESTINE ABANDONNÉE
Quand les relations entre le Maroc et Israël se normalisent

Bernoussi Senhadji Saltani
Préface de Marc Gontard

Collection : Quelle drôle d’époque
À paraître le 9 mai 2024
Broché - format : 13,5 x 21,5 cm • 112 pages
13 €

La constitution marocaine vient de reconnaître enfin le judaïsme comme faisant partie intégrante de son histoire, de sa culture, de sa spiritualité amazighe et arabe. Dans le même temps, le Maroc a normalisé ses liens avec Israël.
Dans un contexte où le droit international des Palestiniens à vivre en paix et avec dignité est bafoué, refusé même par cet État résolument sioniste, l’espoir ne suffira toutefois pas à changer les consciences.
Cet ouvrage est le cri du cœur, l’expression de la colère d’un écrivain humaniste contre cette normalisation

Bernoussi Saltani, né au Maroc (Zalagh), a enseigné la littérature française et francophone dans plusieurs universités prestigieuses : au Maroc (Fès-Dhar Mehraz), en France (Stendhal Grenoble III), aux USA (Swarthmore College) et à Mayence (Gutenberg). Il a publié, chez Sagacita (Tanger), plusieurs ouvrages remarqués : Homère à Bab Ftouh de Fès (2018), Fragments… d’enfance (2019), Zadjal d’Estebanico le Maure (2021), Les Années des oiseaux aux ailes plombées (2021), Éloge de la tuberculose (2022).

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Il y a peu d’ouvrages dont on attend la parution avec autant d’impatience que celui de Bernoussi Senhadji Saltani, La fiancée répudiée [1]. Un écrit puissant où l’auteur exprime son refus d’avaliser par un silence complice ce qu’il considère à juste titre comme étant le reniement de la fiancée palestinienne du peuple marocain. Le titre choisi d’ailleurs n’est pas sans rappeler le poème du célèbre poète populaire irakien récemment disparu Moudhaffar Nawab qui, s’adressant aux Arabes à un moment où leur soutien à la Palestine lui semblait faiblir, leur lança un vibrant « Jérusalem est la plus belle mariée de votre arabité, fils de p. ! » retentissant d’un bout à l’autre du monde arabe. Le refus magistral de la Fiancée répudiée trouve son origine dans la décision du gouvernement marocain de rétablir ses liens avec Israël. Ceux-ci conclus en juillet 1994 dans l’euphorie des accords d’Oslo, suspendus en 2000 du fait de la répression de la 2e intifada furent réactivés le 22 décembre 2020 dans la foulée desdits accords d’Abraham initiés par D. Trump entre Israël et certaines pétromonarchies du Golfe. Juste après la signature le 10 décembre 2020 d’une « déclaration commune » un accord trilatéral entre le Maroc, Israël et les États-Unis. Cette déclaration impliquant la reconnaissance par les EU de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en échange du rétablissement des relations maroco-israéliennes est précisément le cœur du problème car en établissant un linkage entre ces deux questions elle tend un piège pervers à la conscience marocaine écartelée entre deux passions. Cette décision du Palais Royal prise sans consultation ni du parlement ni des partis politiques et endossée fort imprudemment par le premier ministre PJD de l’époque nous le savons a fait l’effet d’un véritable tsunami. En premier lieu bien entendu chez les Palestiniens qui en ont éprouvé un légitime sentiment de trahison tout comme la population marocaine elle-même blessée au plus profond de son âme si l’on excepte une petite élite occidentalisée et moderniste en rupture de peuple par cet oukase du président du comité de libération d’Al Qods. Rien d’étonnant quand l’on sait le lien puissant que le peuple marocain a toujours entretenu avec la cause palestinienne. Un soutien massif, jamais démenti dont les manifestations de rue faisant les plus imposantes du monde arabe ont toujours témoigné de la vitalité.
Si l’on retient que l’accord maroco-israélien se décline dans de nombreux domaines, industriel, agricole, de l’information (avec l’installation de la chaine d’information I24NEWS à Rabat et à Casablanca ce qui permettra à Israël d’accroître sa présence dans le monde arabophone et plus particulièrement au Maghreb) c’est surtout dans le domaine militaire que ce rapprochement est le plus spectaculaire avec la fourniture de drones, d’équipements de communication et de systèmes de renseignement, par exemple le fameux logiciel de surveillance Pegasus ayant permis d’espionner tant des officiels algériens que le président Macron lui-même sans oublier la possible fourniture au Maroc du système de défense anti-aérien Iron Dome. Si on ajoute à cela tant les visites au Maroc d’officiels et de ministres israéliens que celle du chef d’état-major des armées lui-même invité à inspecter une caserne de l’armée ou de chefs d’entreprises israéliens on ne peut qu’être persuadé que cet accord incluant une clause de « coopération sécuritaire mutuelle » non seulement est le plus poussé de tous les accords passés entre Israël et un pays arabe mais si l’on considère la multitude de projets communs mis sur les rails, loin d’être fortuit devait être dans les tuyaux de longue date.
En effet, le Maroc hormis les bénéfices matériels escomptés, si l’on en croit les échos provenant de Rabat, trouverait là l’occasion de régler définitivement en sa faveur l’épineuse question du Sahara occidental considérée depuis Hassan II comme la grande cause nationale. Au titre du linkage mis en évidence plus haut la démarche serait la suivante, rétablir des liens avec Israël permettrait de s’attirer les bonnes grâces des EU qui en retour reconnaissant la marocanité du Sahara occidental feraient pression sur l’ONU afin d’enterrer définitivement le fameux référendum prévu depuis 1973, légalisant ainsi de facto le rattachement au Maroc des « provinces du sud ». De plus, la livraison de matériel militaire israélien performant notamment en drones devrait permettre au Maroc d’obtenir un avantage décisif sur le Polisario. Comme l’Algérie, fervent soutien du Front Polisario depuis toujours, du temps où celui-ci ne combattait encore que l’Espagne, pourrait renforcer son aide aux rebelles sahariens, les experts militaires marocains estiment que les FAR adossées à leur nouvel allié israélien pourraient se permettre de tenir en respect son armée, voire exercer à son encontre des mesures de représailles sans grand risque. Les rumeurs de construction d’une base militaire israélo marocaine dans la région de Nador, c’est-à-dire à 200 km de la frontière algérienne allant évidemment dans le sens de ce qui précède, à savoir se prémunir d’une supposée menace militaire algérienne qui n’a jamais eu le début d’un commencement. Dès lors, sans vouloir ouvrir le dossier fort complexe des relations entre les deux pays, comment peut-on expliquer la dramatisation à outrance de celles-ci ? Certes depuis les indépendances elles ont vu alterner périodes de tensions et de concorde mais pour la première fois depuis la guerre des sables de 1963, jamais la perspective d’un nouvel affrontement fratricide n’avait semblé aussi proche. Et ce par l’irruption au cœur du Maghreb d’Israël ravi de pouvoir aider à affaiblir le dernier représentant du défunt « Front du refus ». Selon l’expression consacrée, plus qu’un crime, l’introduction d’Israël dans la maison commune maghrébine constitue bien une faute majeure et la lourde menace sécuritaire qu’elle fait peser désormais non seulement sur l’Algérie mais aussi sur les autres Etats du Maghreb, Tunisie, Libye et Mauritanie ne peut laisser indifférent l’observateur impartial. C’est pourquoi, prétendre que, charbonnier étant maître chez lui, chaque pays serait libre de conclure les alliances militaires de son choix et que donc cet accord ne regarderait que la partie marocaine relève d’une forme de mauvaise foi. Il n’échappera à personne qu’Israël désormais installé aux frontières de l’Algérie, un pays avec lequel depuis 1967 il est techniquement toujours en guerre qu’il a tout de même voulu bombarder en 1988 pour y liquider toute la direction politique de l’OLP réunie pour la proclamation de l’Etat de Palestine, n’a jamais renoncé à nuire à l’un des derniers grands soutiens de la cause palestinienne à l’ONU et financièrement. D’ailleurs le ministre israélien Yaïr Lapid en visite au Maroc ne s’est-il pas payé le luxe, le 13 août 2021, de déclarer en présence de son homologue marocain Nasser Bourita qu’il était « inquiet du rôle joué par l’Algérie dans la région, du rapprochement d’Alger avec l’Iran et de la campagne menée par Alger contre l’admission d’Israël en tant que membre observateur de l’UA », menaces à peine voilées selon le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Laamamra pour qui « jamais, depuis 1948, on a entendu un membre du gouvernement israélien proférer des menaces contre un pays arabe à partir du territoire d’un autre pays arabe ».

Notre propos n’est pas ici de traiter la question fort passionnée du Sahara occidental mais intéressons-nous tout de même à la logique du pouvoir marocain pour qui le Polisario n’étant à ses yeux qu’une bande de mercenaires sans cause maintenue artificiellement en vie par Alger sans lequel il n’existerait plus depuis longtemps, toute attaque de celui-ci doit être considérée comme le long bras d’Alger pour nuire à l’intégrité territoriale du Maroc. C’est ainsi qu’enhardie par sa nouvelle alliance, forte des conseillers militaires israéliens sur le terrain, l’armée marocaine grâce à ses nouveaux drones non seulement prend pour cible les combattants du Polisario mais désormais aussi les camions de commerçants algériens ou mauritaniens, des civils donc qui osent s’aventurer sur un tronçon de route situé aux confins de la Mauritanie entre la région de Ain Ben Tili dans l’extrême Nord du pays et la zone du Sahara occidental démilitarisée sous supervision de l’ONU que Rabat considère comme étant sien. Plusieurs attaques ont été perpétrées après la première, ayant occasionné la mort de trois camionneurs algériens le 1er novembre 2021, jour de fête nationale algérienne, y a-t-il message plus clair ? Trois autres ont ensuite suivi les 10 avril 2022, 24 janvier 2023, et 28 janvier suivants. Au total ce serait donc une quinzaine de morts et autant de blessés qui seraient à déplorer au risque d’une confrontation directe avec l’Algérie. Comment admettre que des civils soient pris comme cibles et fassent les frais de ce conflit puisqu’il s’agit d’une zone de passage, une piste empruntée depuis des temps immémoriaux par les caravanes avant de l’être aujourd’hui par des camions de commerce.

Toutefois un mystère est à éclaircir, même en considérant l’importance obsidionale que revêt la question saharienne pour le Maroc, comment comprendre qu’elle ait pris une telle dimension ces derniers temps au point de justifier la transgression du tabou politique, une alliance militaire avec Israël ? Alors que le conflit du Sahara n’est plus sur l’agenda de l’ONU, que deux des membres du conseil de sécurité soutiennent le point de vue marocain, qu’aucune pression sérieuse n’est plus exercée pour l’organisation du référendum, mais surtout comment admettre la fable du Maroc ayant besoin absolument d’Israël pour contrer le soutien apporté par l’Algérie au Front Polisario alors que les forces marocaines depuis leur position inexpugnable derrière le mur contrôlent 80% du territoire contesté, exploitent ses réserves tant en phosphates qu’en minerais de toutes sortes, mais aussi ses riches ressources halieutiques, le tout étant exporté vers l’UE en violation de l’embargo largement contourné ?

C’est pourquoi il est difficile de comprendre que l’incident de frontière du 13 novembre 2020, plutôt de basse intensité, au cours duquel des routiers marocains furent bloqués par des civils sahraouis non armés désireux de remettre la question du Sahara à l’ordre du jour de l’ONU, dans une zone démilitarisée contrôlée par les casques bleus, nécessitait-il de relancer une offensive générale marocaine, de faire voler en éclats le cessez le feu de 1991 signé par Hassan II et conséquemment de justifier la normalisation avec Israël un mois plus tard ? Ce n’était pourtant pas la première fois qu’un incident opposant l’armée marocaine à des civils saharaouis non armés se produisait. Souvenons-nous des évènements de Gdeim Izik près de la ville de Laâyoune en novembre 2020 pourtant bien plus graves que celui-ci.

Un dernier aspect de cette rupture des fiançailles réside dans le fait que la normalisation en cours, loin d’être positive pour la cause palestinienne, encourage l’effritement du soutien à celle-ci et l’isolement de ce peuple. En effet les prétendues retombées positives pour ce dernier et pour ledit processus de paix qui devaient advenir avec celle-ci étaient évidemment sans aucune consistance et ne relèvent que d’une supercherie puisqu’au contraire la répression israélienne en Cisjordanie n’a jamais été aussi brutale depuis que cet accord a été conclu. Où sont donc les pressions que le président du comité de libération d’Al Qods était censé exercer sur Israël ? Sans conteste le camp de la réaction arabe a marqué de nouveaux points encourageant la trahison des clercs, celle des élites intellectuelles du Maghreb autrefois amies du peuple palestinien et qui aujourd’hui ne rêvent que de le trahir Ce que dénonce fort justement ce livre indispensable et courageux. Ce n’est pas simplement l’Algérie qui désormais est menacée par Israël mais tout le Maghreb, ce ne sont pas simplement les régimes en place mais toutes les sociétés civiles. En effet nous savons le rôle de garde prétorienne pour les pouvoirs contestés qu’exercent les officines militaires et de renseignement israéliennes dans tous les pays où elles sont présentes, pas seulement en ce qui concerne les menaces extérieures mais aussi intérieures : contrôler les populations, surveiller les oppositions – souvenons-nous du rôle du Mossad israélien dans la traque et l’assassinat de Mehdi Ben Barka – pourrait bien être une des missions assignées aux services israéliens au Maroc dans la perspective de troubles à venir. C’est pourquoi les véritables raisons de la normalisation avec Israël selon nous concernent beaucoup moins le Sahara occidental que la volonté pour le pouvoir marocain de se garantir une sorte d’assurance sur la vie.
Le peuple palestinien le sait, depuis un siècle, mille fois trahi il ne peut compter d’abord que sur ses propres forces et les autres peuples. Le soutien des Etats par trop fluctuant s’inclinant souvent devant la raison d’Etat et les contingences politiques. Sachons-le si des pays comme l’Algérie et la Tunisie refusent toujours d’établir des relations diplomatiques avec Israël, c’est avant tout à leurs peuples qu’on le doit, ceux-ci ayant érigé la cause palestinienne comme leur seule véritable cause nationale exerçant une pression constante sur les régimes. Un exemple, souvenons-nous, le président de la très pro-palestinienne Algérie Abdel Aziz Bouteflika n’avait-il pas en 1998, alors que la guerre civile n’était pas achevée, établi des liens avec une firme israélienne pour la fourniture de médicaments dont le pays avait urgemment besoin ? Certes nous étions bien loin des accords d’Abraham mais seule la vigilance de certains milieux politiques algériens avaient alors permis d’interrompre ce honteux marché. En ce qui concerne le Maroc soyons-en certains il en va de même. Les populations d’abord sidérées ne seront pas longues à réclamer que l’on revienne sur cette répudiation de la fiancée palestinienne. Les accords d’Abraham qui étaient déjà une hérésie de par leur nom, comment peut-on lier un nom aussi prestigieux à une entreprise aussi funeste, le sont aussi comme insulte permanente au glorieux peuple marocain et à ses ancêtres bien aimés. Que penseraient l’émir AbdelKrim el Khattibi, la fidayia martyre de la Palestine, Dalal Al Maghrebi, le militant antisioniste Abraham Serfati, la martyre Saïda Menebhi de l’organisation Ilal Al Amam, morte en prison après une grève de la faim de presque 40 jours, d’une telle trahison de la Palestine qu’ils ont tant chérie ? Nous avons toute confiance en ce peuple, son amour de la Palestine ne pourra pas être longtemps étouffé, un jour ou l’autre il renouera ce lien sacré. C’est l’essentiel et le mérite de cet ouvrage indispensable et courageux que de faire renaître l’espoir.

Youssef Boussoumah

Notes

[1Titre initial de la première édition au Maroc, devenu Palestine abandonnée sur la demande des éditions L’Harmattan.