« Le lit de l’Empereur »

, par Julian Bejko


(Analyse sociopolitique du film homonyme du réalisateur Endri Keko, 1973, Albanie, d’après le poème de Dritëro Agolli « Le partisan Méke »)

Nous sommes dans les derniers jours de la Deuxième guerre mondiale et c’est la bataille pour libérer la ville de Tirana. Des partisans ont déjà assiégé le Palais royal de l’ancienne monarchie albanaise dont le roi était parti en exil sous l’occupation fasciste. Le Palais était devenu le siège du pouvoir fasciste puis était passé aux mains des nazis. Le film nous montre un personnage, le partisan, le seul acteur dans ce court-métrage qui entre dans le Palais royal avec son âne et ses deux prisonniers allemands. Bien après s’être débarrassé de ses esclaves prisonniers, il (et avec lui le peuple) découvre le bien-être de la vie royale de jadis. C’est le peuple qui entre dans le Palais Royal devenu depuis quelque temps le Palais des occupants.

Dès le début du film pendant les titres, on voit des photos d’époque combinées à des images produites par le metteur en scène dans le but de construire une ambiance réaliste et d’emporter le spectateur vers le passé. Il s’agit là du premier outil de manipulation historique par le cinéma, où en effet, le passé advient avant que sa représentation ait lieu comme dirait le sociologue Erving Goffman dans son ouvrage « The Presentation of Self in Everyday Life ». La mise en scène du film produit un savoir qui réduit les processus sociaux et historiques selon les schémas pré-fabriqués du totalitarisme albanais. Le discours cinématographique a tendance à dépasser le seuil esthétique ou artistique pour construire ou bien interpréter l’histoire. Le porte parole du passé, de l’histoire, de la lutte et de la résistance c’est notre personnage, le partisan qui devient le narrateur vivant de la chronique de guerre. C’est comme le grand-père qui nous avait parlé de la guerre, de l’Ancien Régime, qui nous raconte les camps de concertation, qui est le témoin des discours de Mussolini ou de Hitler sur les places de Rome ou Nuremberg. Sauf que dans le cas du film, ces narrations et ces confessions ont pour but de produire une objectivité au-delà de l’individu-témoin, un fait social durkheimien ou des cadres de mémoire collective chez Halbwachs.
Notre personnage n’est pas un sex symbol, ce n’est pas un Rambo ou un joueur de foot, ce n’est pas un philosophe ni un ouvrier non plus. Son visage est contracté par la colère qu’il a envers les quatre genres d’ennemis qui sont critiqués dans le film : les fascistes et les nazis, les monarchistes et les féodaux. Il n’a pas d’éducation ni de bonnes mœurs. Il est tellement pauvre et laid qu’il est évident qu’il fait partie de la plèbe. Mais d’un type spécifique de la plèbe : le berger des montagnes soumis aux événements de l’époque moderne, c’est-à-dire à la guerre. Et on sait bien que le berger est celui qui connait le mieux le rôle du protecteur dans la société avec les animaux et leurs rapports de force : les brebis et les moutons, les chiens de garde et les loups. Il connait aussi la nature et ses ressources, la géographie, la météorologie, les saisons etc. Ses connaissances pratiques s’appliquent entre autres à l’anatomie, aux besoins et aux plaisirs du corps de son peuple ainsi qu’au sien. En effet le berger est toujours protégé dans son parc naturel et animalesque. Il sait que les loups, une fois qu’ils ont pénétré dans la vallée, vont mettre leurs griffes sur ce délicieux troupeau de brebis et qu’une quantité importante de loups va servir à diminuer la population de son peuple et peut-être sera-t-il tout seul pour faire face aux loups qui sont pourtant méfiants envers tout processus de domestication ou de pacte humain. Mais entre les loups et le berger c’est la modernité du XXème siècle qui pose un vrai problème à notre personnage : le chômage, car la guerre a tout détruit. Les loups se sont convertis en guerriers et en bureaucrates sous l’ordre « technico-administratif » bien précis de la modernité fondée sur ce que Zygmunt Bauman appelle « l’esprit de rationalité instrumentale » . Les brebis et les moutons sont devenus leur matière première pour les maintenir en vie par leur propre mort. Sa famille hélas, a été victime de la famine et ses fils ont brisé l’ordre du déterminisme misérable, celui de devenir des bergers et ils sont venus mourir pour la résistance et la lutte. Bref, notre personnage est un berger sans travail, privé de sa population et de son populisme bestial, loin de la nature et de son habitat, il est obligé de changer de métier, de se conformer aux nouvelles conditions humaines. Un berger quelque peu pré-moderne car dans l’occupation totalitaire moderne, il sera réduit au modèle du berger coopérativiste où la nature, les animaux, les moyens et les corps humains appartiennent à l’Etat-berger totalitaire albanais.

Au début, c’est ça sa mission, découvrir ce qu’il devrait être et ce qu’il devrait faire. Un berger qui commence à réfléchir sur les conditions de sa vie passée et celles de sa vie actuelle, est celui qui prend conscience de lui-même, non seulement comme berger mais comme homme, sans travail, sans classe sociale, sans peuple, sans intérêt commun, sans avenir.
Dans ces conditions de malheur général et imprévisible, l’ancien berger voit ses deux fils arrêtés par la milice fasciste et déportés dans les camps de concentration en Sicile. Il a du se remémorer toute sa vie et celle de ces ancêtres avant de prendre une décision, devenir un combattant et lutter contre son propre malheur. Il devient un partisan dans lequel se cache l’être berger et qui entre dans le Palais des merveilles, un peu comme Alice dans le monde des cauchemars. Ainsi, il découvre que bien au-delà du pouvoir du berger sur sa population composée de brebis, moutons et chiens de garde, il y a un autre type de pouvoir, pas tellement différent, qui est ce que Michel Foucault appelle le pouvoir pastoral. C’est à partir de ce moment, qu’on peut expliquer la toute première scène du film dans laquelle apparait le partisan avec l’âne, l’âne avec les deux soldats nazis, les deux soldats prisonniers de l’âne et les trois prisonniers sous les ordres du berger-partisan dans une configuration spéciale et toute nouvelle. Leur statut est assez ambigu. On ne sait pas si les deux soldats sont réduits au statut d’âne, une sorte d’ironie inspirée par la fameuse peinture de Goya. Il faut attendre la scène suivante quand le troupeau est en face d’Hitler. Un jeu de regards réciproques commence. Hitler qui voit son troupeau de loups de garde en déroute. Les soldats qui ont honte devant leur maitre pasteur du monde. Mais notre berger intervient en découpant violement la configuration de ce pouvoir temporel pour en créer un autre. L’âne attaché au cou d’Hitler pour donner l’impression trompeuse d’utiliser la force animale pour abattre le pouvoir de l’idole et du mythe. Mais dans la conscience du berger, l’animal peut jouer aussi un rôle politique, le garde-fou des fous humains. Désormais c’est notre partisan qui devient le pasteur au-delà du pasteur du monde et Hitler est soumis à ses ordres, ceux de l’âne qui devient à son tour un animal-pasteur et qui produit un acte de populisme bestial aux yeux du peuple-animal.

Le partisan ne peut résister à la curiosité historique et à son ressentiment en découvrant de près le Palais Royal. La promenade du partisan continue très lentement. Il regarde des objets d’art et parmi les sculptures, il y a une femme qui montre peut-être ses seins. Le berger se sent mal à l’aise devant elle et à l’intérieur de la société de cour. C’est un lieu de décadence, d’amoralité et de valeurs fluides pour son esprit. Commencent alors à s’affronter deux régimes normatifs : la plèbe, le villageois, la classe ouvrière d’un côté, et de l’autre le patricien, la noblesse et le bourgeois. Mais notre berger en arrachant des fleurs dit simplement : Habille-toi ou bien couvre-toi, putain ! Ces lieux de cour laissés vides par la fuite des soldats doivent être curialisées par une nouvelle appellation de culture ou de civilisation sous l’inspiration du berger. Le pouvoir de la culture de la plèbe, du peuple profane, de la populace, de la masse atomisée et totalitaire contre la culture de la noblesse de cour, le savoir-faire, la maitrise des gestes, du bien parler, du prestige du rang noble, bref contre tous les éléments de « La Société de Cour » étudiés dans le fameux ouvrage de Norbert Elias. De cette façon le milieu de cour devient une place publique et un noyau de discours populiste contre l’Ancien Régime et les puissances mondiales. C’est la plèbe qui entre au milieu de la cour aristocratique pour garder intacts le lieu, les objets et l’architecture, puis le reconvertir en espace de puissance pour une autre société de cour, d’un nouveau absolutisme-totalitaire. Dans tous ces moments, notre personnage semble être stupéfié par le grand décalage des modes de vie. Un endroit qui produit des rêves, des visions et qui déclenche la chute des illusions. Palais magique. Palais hallucinant. Palais hypnotique. Palais qui commence à déformer la réalité en produisant un surréalisme comme condition nécessaire pour construire la narration du passé. Le partisan se montre devant le miroir qui dérange les faits et les idées. Un miroir trompeur qui nous propose un partisan un peu schizophrénique. C’est aussi un miroir qui lui parle, qui lui dit des choses comme le miroir de Blanche Neige. Devant elle, le partisan Méke commence à voyager dans le passé et à choisir des souvenirs pré - fabriqués.

Le passage du présent au passé se fait par l’intermédiaire du miroir, par un jeu de lumières et de mouvement, dans un état somnambulique avec la tête qui tourne. Dans ce jeu de passage on voit défiler finalement la vie résumée de l’enfant, du berger, du père de famille et enfin celle du partisan. C’est grâce à ce passage manipulateur et rétrospectif que le public connait les conditions de jadis. On y voit des passages authentiques : la vie misérable du peuple, des capitalistes italiens, le couronnement du Roi albanais, l’invasion fasciste. Jusqu’ici la narration tient compte des images de l’époque, des faits historiques ou peut-être personnels. Mais au moment où le partisan prend un journal allemand, il découvre le portrait d’Hitler et son esprit produit une image pas du tout réelle par rapport à ses propres souvenirs. On voit Nuremberg et les discours d’Hitler comme si le partisan en était un témoin vivant. Il en est de même pour les discours de Mussolini et pour le moment de l’attentat contre le Roi d’Italie durant sa visite en Albanie. Bien évidemment, le film se fonde sur deux logiques de transmission de l’image-savoir. L’une relève de la rétrospective et l’autre de l’actuel. C’est le passé du peuple qui produit les conditions pour la lutte, la résistance et le besoin d’un Etat exclusivement pour le peuple. Un passé qui cherche à être actualisé dans l’actualité de l’occupation et comme source de rébellion et de résistance. Celui qui se trouve entre les deux genres de manipulation c’est bien notre personnage. Il est un point de rupture et de passage, de révolution, de lutte, le juge du passé et aussi le porte-parole, l’autorité du pouvoir totalitaire et la mémoire des victimes du fascisme nazi.

L’analyse du film se fonde sur un processus (et un montage) dialectique (pour dire : Je me souviens) qui est assez repérable presque dans tous les films de l’époque. Un cliché lié au cinéma soviétique. On peut évoquer le film du réalisateur Mikhail Kalatozof (Soy Cuba, 1964) qui analyse les conditions du peuple cubain avant la révolution. Mais ce film diffère de celui de notre réalisateur. La maitrise magnifique de la caméra dans Soy Cuba est placée plutôt dans le passé grâce à un contraste assez fort entre les riches et le peuple misérable. Par contre, l’action combattante de Méke ne s’inscrit pas tellement dans le passé. Lors de ses évocations, il nous donne une image paisible et soumise à différents puissants maitres, le seigneur du village et le capitaliste. La deuxième guerre mondiale est présentée dans le film de façon discrète et à travers un rapport de force entre le peuple albanais et toutes les puissances du monde : Soviétiques, Turcs ottomans, Serbes, Fascistes, Nazis et Capitalistes-impérialistes occidentaux. Une représentation très totalitaire et stalinienne (même notre personnage porte une moustache d’allure assez stalinienne) des années 70 en Albanie et loin des amitiés et des alliances de jadis avec l’Union Soviétique et l’Ex-Yougoslavie. Ce changement de l’image-savoir du héros pourrait être cherché dans la faiblesse de l’autorité de l’Etat totalitaire laquelle a besoin de produire de nouveau un discours populiste sur la force du peuple albanais face à toute sorte d’ennemi.

Notre berger est intégré finalement dans les processus historiques en tant que partisan libérateur du peuple. Mais paradoxalement, il commence à produire une autorité qui n’est pas celle du peuple victorieux. Une fois entré dans le Palais et dans le monde de l’Ancien Régime, il se détache des événements présents. On entend toujours au loin les fusils et le bruit des combats de ses camarades auxquels il devient tout à fait indifférent. L’Etat de terreur s’installe avec ce nouveau pouvoir. Le partisan est électrisé et excité par ce Palais qui est à la fois un lieu corrompu et un tremplin pour le nouveau pouvoir qui vient de se constituer. Il produit un personnage qui adopte les valeurs du maitre, du chef de l’armé et du Parti communiste, de « l’Empereur au-dessus de tous les Empereurs. » A travers les mots et les jugements du berger, on trouve le dictateur berger qui parle au peuple spectateur pour lui montrer la force du peuple, c’est-à-dire la sienne face à son peuple ainsi qu’aux peuples du monde. C’est le berger au pouvoir qui se rapproche du fauteuil de l’Empereur en affirmant : « Maintenant c’est moi l’Empereur ! », un roi assez beau par rapport au roi italien qui est laid et tout petit. Le dictateur entre dans le Palais, prend conscience du pouvoir, fait l’inventaire des objets, parle en tant que vainqueur avec les chefs du monde, puis il se montre à la fenêtre à la fin du film pour célébrer la victoire. Le réalisateur découpe les images pour introduire des scènes réelles avec les partisans qui admirent notre berger désormais chef suprême et dans ce processus de métamorphose, il y plus de populisme et moins de peuple.

Le berger confronté à la guerre est pris comme un otage de l’époque moderne qui produit les conditions pour un nouveau type de populisme, celui de la dictature du prolétariat. Une fois intégré dans les grands processus de bureaucratisation, d’émancipation, d’industrialisation, la jeune génération des années 70 commence à produire les premiers signes de la modernité : chute des vieilles traditions et de certains tabous, besoin d’une plus grande liberté surtout dans la culture et les arts. De cette façon cette génération s’éloigne de celle de ses parents, de ceux qui ont lutté contre les ennemis et qui ont donné une base à l’Etat totalitaire.
Dans les années 70 il y a moins de place pour l’autorité des anciens combattants et notre personnage est devenu un retraité, celui qui se trouve au milieu d’une société dont la dynamique pousse les gens vers l’Occident. Les fils des partisans se sont urbanisés, avec des mœurs nouvelles, inspirées en particulier par la musique italienne, ils ont été les spectateurs du 11ème Festival de la chanson albanaise qui a eu lieu en 1972, juste un an avant notre film. Ce qui se passe à l’occasion de ce Festival marque une rupture dans le processus d’émancipation socialiste car la nouvelle société cherche à se rapprocher des valeurs de l’Occident, l’Etat doit intervenir avec force : les artistes, les musiciens, le directeur du Festival etc. : simplement 20 à 30 ans de prison ! Ils sont allés trop loin pour la culture du réalisme socialiste. Ce qui est assez bizarre, c’est le fait que le cinéma albanais avait produit en 1972 un film appelé Kapedani, l’histoire d’une sorte de macho, un ancien combattant, un villageois qui détestait le pouvoir des femmes. Plongé dans un passé féodal et patriarcal, il ne peut accepter le grand changement de la société qui favorise plus les femmes qu’auparavant. Il quitte son village pour venir à Tirana dans le but de porter plainte auprès du Comité Central du Parti, avec l’idée que le Gouvernement ne sait pas du tout ce qui se passe en réalité. Mais une fois à Tirana, il découvre que la capitale devient de plus en plus une ville métropolitaine, symbole d’émancipation. Ce film critique les vieilles mentalités de jadis. Par contre, le notre critique l’actualité des années 70 en termes de civilisation occidentale.

Quant à notre personnage de berger, imaginé en 1972, on voit que son autorité est négligeable, son rôle produit l’indifférence. Il est aux marges de la nouvelle société. Dans les deux films, le berger et le macho meurent en 1972 pour revenir en 1973. Ainsi le berger-pasteur-partisan devient un critique littéraire, un fanatique angoissé par la peur de l’ouverture vers la culture occidentale. Avec lui reviennent la musique des partisans, le folklore de jadis, les mélodies du berger opposée à la musique rythmique et décadente de l’Occident, aux Eurocommunistes et au pouvoir bourgeois et impérialiste. Contre les traitres mondiaux du Léninisme et du Stalinisme. Pour cette raison, notre berger se trouve juste au milieu de la manipulation dialectique entre le passé et le présent de 1944, qui cherche à devenir aussi le présent de son autorité perdue des années 70. Le macho de 1972 revient déguisé en berger-partisan en disant : nous sommes trop allé vers l’Occident, maintenant il faut faire marche arrière. Mais en tournant la tête on voit que le passé n’est pas le même, il n’y à plus de relations avec l’Union Soviétique. Le temps est venu donc de mélanger un peu les styles musicaux. Notre berger commence à danser aux sons kling-klang de la Chine sœur du peuple albanais. Pour les autres, les demi-civilisés il n’y a plus de place. Tremblants, angoissés, impuissants et castrés, les serviteurs passifs et zélés du régime ne vont plus nulle part. Ils rentrent paisiblement dans les catacombes du populisme fluide en s’éloignant du statut du peuple, en devenant les animaux esclaves préférés du pouvoir pastoral et en attendant les événements mondiaux pour regagner la liberté, de façon partielle ou en miette.
Pendant toute la durée du film (27 minutes) on voit la monté au pouvoir du partisan et derrière lui se profiler la figure du dictateur. Tout ce processus ce fait grâce à la manipulation technique des effets de montage et de l’histoire, en attirant l’attention du peuple vers le passé de l’Ancien Régime, des fascistes et des nazis comme causes du mouvement libérateur du peuple sympathisant avec le communisme totalitaire. Dans cette dynamique du film, le discours populiste efface le peuple en démantelant ses motifs politiques et confirme la pensée de Hannah Arendt : « Rien ne caractérise mieux les mouvements totalitaires en général, et la gloire de leurs chefs en particulier, que la rapidité surprenante avec laquelle on les oublie et la facilité surprenante avec laquelle on les remplace. »