Peut-on penser le droit à la ville ?

, par Shu HIRATA


    Peut-on penser le droit à la ville ?
                             
Introduction

Cette communication sur « le droit à la ville » m’impose non seulement au titre de ma carrière d’être un spécialiste d’Henri Lefebvre, mais aussi du fait de cet endroit : celui-ci me conduisant au premier chef à envisager ce droit, d’autant plus que Taïwan est le lieu du mouvement des tournesols initié par les étudiants contre l’interruption des discussions parlementaire sur l’accord de libre-échange sino-taïwanais et de la prise du Parlement à compter du 18 mars 2014 durant 585 heures au point de faire accepter par gouvernement lui-même leurs revendications le 10 avril suivant. Mais sa portée va plus loin. En effet, la lutte pour suspendre la construction d’une quatrième centrale nucléaire dite « 核四 », en procède. Le succès de cet événement non violent et sans pareil dans l’histoire universelle s’inscrit fermement dans la conscience populaire de l’Asie orientale dont relèvent Taiwan et le Japon.

Aussi, encourage-t-il les Japonais à organiser, devant le Parlement et dans la rue, des manifestations contre les politiques énergétiques de l’après Fukushima suite à la triple crise, séisme, tsunami, accident nucléaire, contre les révisionnistes en place qui veulent réformer la Constitution de la paix et contre les bases militaires des États-Unis - dont presque 70 % se concentrent sur le département de l’Okinawa. Chihiro Minato, photographe et auteur d’un traité des masses, consacre au mouvement des tournesols un livre qui s’intitule : Une manière de faire révolution. Comme il le remarque justement, la « révolution » taïwanaise correspond aux pratiques démocratiques sous d’autres latitudes. Par exemple, au Brésil, après que la société soit dégradée par un développement économique illimité sous l’influence du néolibéralisme, le droit à la ville fait l’objet d’un article de la Constitution brésilienne. Il dit grosso modo : « Pour la ville, la valeur d’usage l’emporte sur la valeur d’échange ». La phrase est très simple mais témoigne clairement des raisons de la résistance des masses, de leurs paroles et de leurs performances dans la rue, à l’accomplissement de la loi de l’échange des marchandises qui est observée partout dans le monde et qui s’érige en seule rationalité valable du marché – efficacité, optimisation, utilité.
Du point de vue des gouvernants, cette « activité politique » (au sens arendtien) est le plus souvent considérée comme « barbare ». Au Japon, un homme d’État accuse les manifestants antinucléaires d’être des terroristes. Bien entendu, cette réaction peut se traduire par l’intention de les contrôler, sans laisser de place à la négociation. Elle veut réduire au premier chef les voix surgies de la rue à l’insignifiance et l’inexistence, c’est-à-dire l’impensé. En retour, la philosophie peut-elle penser ce qui a lieu dans la rue, en marquant sa différence face à l’attitude réactionnaire ?

Partant de ce préambule, l’exposé répondra à deux questions, dans le cadre de son titre, « Peut-on penser le droit à la ville ». La première est de savoir quelle situation urbaine est en cause. Pour y répondre, il faut remonter au contexte dans lequel Lefebvre propose son « droit à la ville ». On va voir de cette façon pourquoi ce dernier est exigé. Corrélativement, la deuxième est de savoir ce que veut dire un tel recours. Dans la tradition marxiste, l’analyse du droit n’est guère élaborée, puisqu’elle le prend pour l’instrument de la classe dominante, dont la fonction occulte l’écart entre l’égalité formelle et l’égalité réelle. Toutefois, en reprenant Sur la question juive de Marx, Lefebvre insiste : si les droits de l’homme ne sont pas pour lui suffisants, il ne nie jamais qu’ils sont un acquis important de l’histoire humaine. En ayant recours à l’universel tel que l’expriment les droits de l’homme, Lefebvre essaie de le réaliser avec des contradictions réelles et particulières (1). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre Le droit à la ville, publié en mars 1968.
Dans la même direction, David Harvey pointe la référence au droit : « La question qui se pose, c’est : dans quel monde vivrions-nous aujourd’hui si ces droits avaient été pris au sérieux, au lieu d’être violés de façon flagrante dans presque tous les pays capitalistes du monde ? Si les marxistes abandonnent l’idée des droits, ils se privent de la possibilité de dénoncer cette contradiction. […] Je pense […] que la tradition marxiste doit dialoguer avec le discours des droits, car c’est là que peuvent se gagner des batailles politiques majeures. Aujourd’hui, partout dans le monde, la plupart des révoltes sociales en appellent spontanément à une certaine conception des droits (2) ». Par ailleurs, dans son ouvrage Villes rebelles, en hommage à Lefebvre, Harvey emploie le concept de droit à la ville afin de donner de la consistance aux mouvements contestataires tels qu’ils s’illustrent dans « Occupy Wall Street » suite à la crise des « subprimes » et partout dans le monde. Voilà plus de 40 ans que notre auteur a pour la première fois proposé sa formule. Depuis, comme nous l’avons touché, avec lui ou sans l’évoquer, un tel droit est revendiqué à divers endroits. Or, existe-t-il une progression de la pensée sur la politique se référant au droit ?
Pour relancer cette interrogation, nous nous efforçons de rattacher l’argument lefebvrien à la philosophie politique de Claude Lefort qui pose, au début de son article « Droits de l’homme et politique » (1980) : « les droits de l’homme relèvent-ils ou non du domaine du politique » ? Nos deux auteurs sont incompatibles l’un avec l’autre, si l’on examine leurs pensées à partir de leurs idéologies politiques : Lefebvre est marxiste intransigeant, alors que Lefort commence par être trotskiste, puis s’en éloignant, fonde Socialisme ou barbarie avec Cornelius Castoriadis et devient antimarxiste (3). En réalité, Lefort milite contre Sur la question juive. Ce qui compte avant tout, ce n’est pas la différence idéologique ou la foi politique mais les discours stratifiés sur l’idée du droit.
Pour ce faire, en premier lieu, je prendrai en considération le contexte auquel se confronte Lefebvre ainsi que son texte qui expose le concept de droit à la ville ; en second lieu, en reprenant l’article de Lefort, je le réinterpréterai.

1. la marchandisation de la ville et l’urbanisme

Quelle est la situation urbaine à l’époque de Lefebvre, en particulier à Paris ? Eric Hazan et Françoise Choay, historiens de la ville, témoignent respectivement de la transformation de Paris au sortir de la Seconde Guerre mondiale : « Contrairement à une idée répandue, la véritable éradication du Moyen Âge à Paris n’a pas été menée à son terme par Haussmann et Napoléon III, mais par Malraux et Pompidou, et l’œuvre emblématique de cette disparition définitive n’est pas Le Cygne de Baudelaire, mais plutôt Les choses de Perec (4) » ; « Nous sommes plus éloignés de l’époque haussmannienne que celle-ci ne l’était de l’Empire romain (5) ». De Georges-Eugène Haussmann, préfet de la Seine sous le Second Empire (1852-1870), et de Paris qu’il transforme en capitale de la modernité ; Walter Benjamin en parle dans Le Livre des passages, ouvrage inachevé et inépuisable. Cependant, dans les années 1980 où ce dernier livre peut être lu aussi bien en français qu’en japonais, n’est-il pas rare de le lire par rapport à la situation urbaine d’alors, c’est-à-dire selon la transformation de la ville et de la vie urbaine après la Seconde Guerre mondiale ? En tant que sociologue urbain, Lefebvre la nomme « l’éclatement de la ville traditionnelle ».

L’avatar de Paris ainsi que de villes françaises ne répondait pas uniquement à l’exigence d’une industrialisation massive à l’ère des Trente Glorieuses (qui correspond à celle de la haute croissance économique du Japon). En ajout de cela, la transformation de Paris répondait aussi à l’exigence de sa modernisation de par la crise du logement du fait du « baby boom » (qui se déroule de la Libération au milieu des années 1960) et de l’exode rural (qui s’accélère au milieu des années 1950 du fait des progrès des techniques agricoles) (6)., Elle s’accompagnait en outre de la politique de la ville par la socialisation de la voiture (motorisation) et la construction en série d’immeubles en tant que logements standards (7). Tout cela mène Lefebvre, qui était sociologue rurale, à faire l’enquête sur la ville. Dans La vie quotidienne dans le monde moderne, il donne de la perspective à cette situation :

À partir de 1960 environ, la situation se clarifie. […] Les dirigeants du néo-capitalisme, en France et ailleurs, ont bien compris que les colonies sont gênantes et peu rentables. […] Ils sont entrés dans une nouvelle perspective : les investissements sur territoire national, l’aménagement du marché intérieur (ce qui n’empêche en rien le recours aux pays « en voie de développement » comme sources de main d’œuvre et de matières premières, comme lieux d’investissement, mais ce n’est plus la préoccupation dominante). Que font-ils ? L’exploitation semi-coloniale de tout ce qui entoure les centres de décisions politiques et de concentration économique des capitaux : régions périphériques, campagnes et zones de production agricole, banlieues, populations composées non seulement de travailleurs manuels, mais d’employés et de techniciens (8).

Le changement du cap que Lefebvre observe dans l’accumulation du capital – passant des relations extérieures entre la métropole et la colonie aux relations intérieures entre le centre et la périphérie – correspond à celui que David Harvey note du développement de la géographie anglaise, c’est-à-dire son « involution » vers un territoire national (9).
En s’appuyant sur cette perspective, il est logique qu’il prenne en considération le développement urbain et l’urbanisme qui en est porteur. Du milieu des années 1950 à la fin des années 1960, se fait jour une convergence entre le projet de l’État d’industrialiser le secteur du bâtiment et la récupération des idées de l’urbanisme progressiste formulées par le congrès international d’architecture moderne (CIAM) dont les participants incluent le groupe du Bauhaus en Allemagne, le Stijl hollandais et notamment Le Corbusier, qui établit la doctrine de l’urbanisme moderne dans sa Charte d’Athènes (10). En effet, dans un de ses premiers articles de la sociologie urbaine, titré « Les nouveaux ensembles urbains » et parus en 1960, Lefebvre a pour cible l’urbanisme fonctionnaliste que Le Corbusier formule sous forme de Charte d’Athènes et selon lequel la ville se divise en éléments fonctionnaires et les distribue dans l’espace : l’habitat, la circulation, le travail et le loisir, etc. Même s’il le trouve valable à un certain niveau, il lui réplique qu’il est essentiellement « une sorte de conception […] ‘zoo-technique’ de l’homme », car les hommes sont conçus comme étant les êtres qui jouent la fonction que leur donne le milieu ergonomiquement planifié, c’est-à-dire qu’ils sont traités comme un animal ayant quelques besoins déterminés (11).

Tel est un des sens de la critique lefebvrienne de l’urbanisme : l’acte d’habiter est ignoré dans son discours à cause de sa conception du déterminisme écologique. C’est là que l’on peut trouver l’influence de Martin Heidegger sur Lefebvre, en passant par Kostas Axelos, originaire de la Grèce et dirigeant la revue Argument (1956-1962)12, parce que, comme l’explique Bruce Bégout, auteur de la Découverte du quotidien, « être dans le monde » chez Heidegger ne veut pas dire être dans le monde, comme un vêtement dans une armoire, mais «  habiter chez, être familier avec selon la modalité existentiale du séjour (13) ».
La théorisation de l’habiter chez Lefebvre se déploie et varie, à son tour, en terme d’ « appropriation » qui appartient au vocabulaire de la théorie marxienne de l’aliénation. Or, ce concept ne vise pas à reprendre l’essence humaine une fois perdue, non plus qu’à être « prioritaire » de l’habitat. Il désigne un processus créatif qui affecte un « cadre » imposé de l’extérieur à une manière d’habiter. « Il ne s’agit pas du tout de propriété ; il s’agit même de quelque chose de tout à fait différent ; il s’agit du processus par lequel un individu ou un groupe s’approprie, transforme en son bien quelque chose d’extérieur, de telle sorte que l’on peut parler d’un temps ou d’un espace urbain appropriés au groupe qui a façonné la ville (14) ». Le concept d’appropriation qui change la propriété privée en bien commun doit être réexaminé avec celui de « détournement » utilisé par les situationnistes tels que Guy Debord et celui de « l’usage de l’espace » raffiné par Michel de Certeau étant un des penseurs essentiels dans les Cultural Studies. On dit en passage qu’il se réalise dans l’occupation du Parlement par des étudiants taïwanais et qu’il se nourrit de la pratique de ce genre.

2. La production de l’espace et le droit à la ville

À une telle opposition entre « le déterminisme (urbanistique) » et « la liberté (d’habiter) » dans le milieu urbain, Lefebvre ajoute ce que Harvey aborde dans Justice sociale et la ville (1973) (15), à savoir une question de savoir comment mettre en relation la sociologie en tant que savoir concernant le processus social et la géographie (ou l’urbanisme) en tant que savoir relatif à la forme de l’espace. Par exemple, dans le chapitre VIII – dont le titre est « l’illusion urbanistique » - de La révolution urbaine (1970), la neutralité scientifique prétendue par les urbanistes est mise en cause. La critique ne doute jamais de la « bonne volonté » qui s’ingénie à répondre à la nécessité de la modernisation de la ville que nous avons vue plus haut. Elle consiste à dire que « l’urbanisme est un urbanisme de classe, sans le savoir16 », car il est aveugle à la dimension politique qu’il contient en lui-même. En définitive, sa neutralité scientifique tombe, « sans le savoir », en idéologie, montre à son insu sa préférence pour la classe dominante et fonctionne comme dissimulant les intérêts des classes (économiques et politiques). Il ne s’agit pas seulement de déceler l’intérêt particulier dans le discours se réclamant de l’intérêt général, mais aussi de révéler l’inséparabilité de la production de la forme spatiale avec de rapports sociaux. Dans le même article, l’idée qui se cristallisera dans La production de l’espace (1974) se trouve ainsi :

L’espace, considéré comme produit, résulte des rapports de production pris en charge ou en main par un groupe agissant. (…) L’espace n’est plus seulement le milieu indifférent, la somme des endroits où se forme, se réalise, se répartit la plus value. Il devient produit du travail social, c’est-à-dire objet très général de la production, et par conséquent de la formation de plus-value (17).

Que l’espace devienne « objet très général de la production » implique du moins deux sens. Le premier est l’économique. En interprétant un des facteurs économiques de l’urbanisation comme étant une transformation du circuit de la chose (mobilier) en celui de l’espace (immobilier), transformation du premier (le bien producteur) en second (la terre) afin d’esquiver la crise de l’accumulation du capital (18), Lefebvre énonce que le capital peut survivre, « en occupant l’espace, en produisant un espace (19) ».

Le second sens de l’espace saisi comme produit consiste à ce que la production de l’espace soit solidaire de la reproduction des rapports sociaux. 
Si la priorité du secteur second sur le premier n’est pas toujours assurée, elle affecte la configuration spatiale des rapports sociaux, en produisant l’espace contradictoire. Contradictoire, parce que l’investissement à l’espace et sa transformation augmentent la fonction urbaine - du transport et de l’hygiène -, d’une part et d’autre part, excluent les anciens habitants de leurs habitats à cause de l’expropriation ou du prix élevé de la terre.
 C’est ce double processus que Lefebvre repère aussi bien dans la transformation de Paris de Haussmann sous le Second Empire que dans celle de l’après-guerre. Dans la transformation de la ville dirigée par Haussmann, la modernisation de Paris est poussée au plus loin. L’aménagement des réseaux de voirie et l’installation des voies ferrées augmentent la circulation des hommes et des marchandises et par conséquent la fonction urbaine elle-même. Par ailleurs, considéré comme souche des épidémies et du crime, le logement en fond d’une ruelle est remplacé par l’environnement urbain hygiénique. Ceux qui estiment cette transformation effectuée par Haussmann adorent la modernisation ainsi portée. D’un autre côté Lefebvre note l’aspect négatif de cette transformation haussmannienne, parce qu’ayant balayé les ruelles qui étaient la scène de la révolution de février 1848, Haussmann a construit la voie facilitant le passage de l’armée et qu’il a relocalisé le logement des ouvriers qui sont un risque de déstabilisation de l’ordre public du centre de Paris à la banlieue.
Ce double processus se trouve dans la transformation de Paris de l’après-guerre. La capitale de la France, Paris, se transformant en centre du pouvoir, de l’industrie, de l’information et de la consommation, construit son rapport hiérarchique avec les autres villes et la campagne. Dans la société française que Lefebvre nomme alors « la société bureaucratique de la consommation dirigée », la production (et la consommation) de l’espace se déploie par logique de la classe capitaliste. La classe le plus aisée occupe le centre de Paris par expulsion des petites gens en augmentant le prix des surfaces.
Un tel double processus est tracé et complété par l’ouvrage de Kristin Ross - Rouler plus vite, laver plus blanc – qui s’interroge sur les relations entre la modernisation et la décolonisation de la France de l’après-guerre. Elle souligne que certains historiens appellent la transformation de Paris de 1954 à 1974 « seconde haussmannisation ». Le reformatage de la ville pendant vingt ans a porté « la deuxième vague de l’exclusion » après celle par Haussmann. D’une part, le centre de Paris se réforme, d’autre part, se construit à banlieue les grands ensembles qui logent l’immigré algérien, utilisé comme nouvelle force de travail. À ce propos, Ross ironise le destin de l’ensemble, car, contrairement à la logique de la modernisation et de l’hygiène, ces grands ensembles s’appellent « les verticaux bidonvilles ». Le mouvement de la normalisation de l’hygiène implique ironiquement qu’il produise son ombre en lui-même (20).

Si l’on condense ce que nous avons parcouru, on entend par le mot « la production de l’espace » que le processus social et la création de la forme spatiale, qui se comprenaient comme étant indifférents l’un à l’autre, se mettent en relation, de sorte que le développement urbain se lie solidairement à la reproduction des rapports sociaux. Par là, également, Lefebvre inscrit la problématique enchevêtrée de l’espace sur la pensée marxiste.
Cette théorisation se rattache à la pratique dépliée par Lefebvre dans un chapitre titré « Les phénomènes urbains » de l’ouvrage relatif au Mai 68, dans lequel la stratégie politique ne consiste pas uniquement à occuper l’usine, mais aussi à étendre le domaine de la lutte à la ville entière (21).C’est dans ce contexte que le droit à la ville de Lefebvre doit se saisir.

C’est en pensant à ces habitants des banlieues, à la ségrégation, à l’isolement, que je parle dans un livre du « droit à la ville ». Il ne s’agit pas d’un droit au sens juridique du terme, mais d’un droit semblable à ceux qui sont stipulés dans la célèbre Déclaration des droits de l’homme, constitutive de la démocratie. Ces droits ne sont jamais littéralement accomplis, mais on s’y réfère toujours pour définir la situation de la société (22).

Cette référence ne se réduit pas au « sens juridique », c’est-à-dire aux dimensions effectives et positives. Or, c’est là que nous devons aborder la seconde question posée au début de cette communication, puisque, si l’on se contente de rester à une simple référence au droit, on se demande en quoi celle-ci se distingue de la manière dont l’administration se sert des droits en tant que moyens techniques. À l’heure de la globalisation économique, le droit déclaré pour les exclus semble être ironiquement monopolisé par les capitalistes qui poursuivent le développement urbain dans les capitales des pays industrialisés Ces considérations étant connues, il est urgent de réanimer un tel recours au droit, en donnant une nouvelle interprétation.
Harvey écrit qu’« en reconnaissant que, comme l’écrit Marx dans Le Capital, “entre droits égaux, la force décide”, on affirme que la définition du droit fait elle-même l’objet d’une lutte, laquelle doit se dérouler en même temps que la lutte pour sa concrétisation (23) ». À cette remarque, nous allons essayer de superposer le mot de Claude Lefort comme suit : « le pouvoir peut bien dénier le droit, mais est incapable de se priver de sa référence (24) ».

3. L’opposition de droit

 Pour quelle raison Lefort critique Marx lorsqu’il envisage une relation entre la politique et la Déclaration des droits de l’homme ? La réponse est très simple : Sur la question juive est pour lui un obstacle à la connaissance de ce lien. La critique qu’il lance se résume en ceci : dans son commentaire sur la Déclaration des droits de l’homme, Marx l’attribuant aux individus atomisés et, de la sorte, à l’idéologie de la société bourgeoise, finit par ignorer ce qu’elle rend possible. D’après Lefort, il identifie l’émancipation politique à une étape de l’émancipation humaine en même temps qu’il trouve qu’elle tombe dans l’illusion où l’homme est divisé en deux : d’une part, il devient un bourgeois qui poursuit son intérêt dans la société civile ; d’autre part, il devient abstrait, il ne se trouve nulle part. En revanche, Lefort explique que la liberté de la presse garantie par la Déclaration ne se réduit pas à la société bourgeoise composée d’individus monadiques, mais que ce qu’elle crée est « une dimension transversale des rapports sociaux » : « le droit de l’un de parler, d’écrire, d’imprimer librement implique celui de l’autre d’entendre, de lire, de conserver et de transmettre la chose imprimée. Par la vertu de l’établissement de ces rapports, se constitue une situation dans laquelle l’expression est suscitée, où la dualité du parler et de l’entendre dans l’espace public est multipliée au lieu de se figer dans la relation d’autorité, ou bien de se confiner dans des espaces privilégiés ». (25)

Parlant ainsi, bien qu’il touche légèrement l’expérience que Marx fait de l’échec de son activité dans la Rheinishche Zeitung (La Gazette rhénane), Lefort ne la prend pas au sérieux. Son espoir trahi par la politique du nouveau roi prussien censé être éclairé, Marx abandonne, avec sa confiance dans la liberté de la presse, sa position théorique qu’Althusser qualifie d’« humanisme rationaliste-libéral, plus proche de Kant et de Fichte que de Hegel ». Malgré tout, comme il le remarque, si l’homme concret chez Marx est toujours déterminé par les conditions historico-socio-économiques, sa conception correspond paradoxalement à celle du conservateur tel que Joseph de Maistre : « j’ai rencontré des Italiens, des Russes, des Espagnols, des Anglais, des Français, je ne connais pas l’homme ». Toutefois, l’homme que la Déclaration laisse indéterminé est-il vraiment abstrait à en être ridiculisé ? Lefort s’explique :

« l’idée de l’homme sans déterminations ne se dissocie pas de celle de l’indéterminable. Les droits de l’homme ramènent le droit à un fondement qui, en dépit de sa dénomination, est sans figure, se donne comme intérieur à lui et, en ceci, se dérobe à tout pouvoir qui prétendrait s’en emparer – religieux ou mythique, monarchique ou populaire. Ils sont, en conséquence, en excès sur toute formulation advenue : ce qui signifie encore que leur formulation contient l’exigence de leur reformulation ou que les droits acquis sont nécessairement appelés à soutenir des droits nouveaux (26). »

Bref, l’excès qu’elle contient s’explique par le fait qu’une remise en question des droits constitutifs d’une société signifie d’emblée celle de l’ordre établi. C’est ce que Joseph de Maistre et Marx ne voient pas, alors même que Lefort repère dans cette idée le foyer de la démocratie.
Sa théorisation des relations entre les droits de l’homme et la politique n’est pas indifférente à la pratique des dissidents soviétiques auxquels il apporte lui-même son soutien. Ceux-ci se référant aux accords d’Helsinki – que ratifient en 1975 33 pays d’Europe, l’URSS ainsi que le Canada et les États-Unis et qui affirment les libertés et droits de l’homme - s’engagent dans un mouvement contre le régime totalitaire.
D’autre part, Lefort souligne que ces relations ne se bornent pas aux institutions effectives mais qu’à l’inverse, elles soulèvent le problème dans la société dite démocratique parce que les droits ne peuvent pas se séparer de la conscience du droit, que leur efficacité se lie à une manière d’être en société et que « la simple conservation des avantages acquis ne fournit pas la mesure » des droits (27). C’est ainsi que Lefort suggère deux points qui indiquent la dimension symbolique du droit : en premier lieu, la conscience du droit ne peut pas se limiter à l’objectivation juridique ; en second lieu se constitue l’espace public où « l’écriture des lois – comme écriture sans auteur – n’a d’autre guide que l’impératif continué d’un déchiffrement de la société par elle-même (28) ».

Ainsi, le droit n’est plus un moyen technique uniquement utilisé et appliqué par le gouvernement. Tout au contraire, dès lors que personne ne peut s’emparer de son sens, l’idée de droit s’expose à divers champs d’interprétation. En nommant la politique de l’idée de droit opposition de droit, Lefort en donne les exemples :

« n’est-ce pas […] au nom de leurs droits que des femmes prétendent faire reconnaître leur condition à égalité avec celle des hommes, que des homosexuels s’insurgent contre les interdits et contre la répression dont ils sont l’objet, ou bien que se liguent des consommateurs, ou bien encore que des citadins et des ruraux prétendent s’opposer à la dévastation du milieu naturel ? Ces droits divers ne s’affirment-ils pas en raison d’une conscience du droit, sans garantie objective, et, tout autant en référence à des principes publiquement reconnus qui se sont pour une part imprimés dans des lois et qu’il s’agit de mobiliser pour détruire les bornes légales auxquelles ils se heurtent. […] ne voit-on pas que sous la poussée de ces droits, la trame de la société politique ou tend à se modifier, ou apparaît de plus en plus comme modifiable (29) ? »

Bien que le droit à la ville soit absent de ce passage, est présente la signification propre à Lefort du droit. Elle veut dire que de réinterpréter et réanimer les principes sociaux que personne ne peut accaparer, mène à agir sur la société établie et même à la transformer. C’est ainsi que le concept lefebvrien peut être vu comme un « excès » qui remettrait la manière d’être en ville sans cesse en cause et non pas comme un simple moyen technique.
De même que l’homme qui apparaît dans la Déclaration ne cesse d’être destiné à se reformuler du fait de son manque de détermination, l’urbain, dans le droit à la ville, est exigé d’être redéfini en l’absence de sa détermination. Un tel excès s’explique par notre désir social : quelle ville nous voulons. En outre, ce dernier ne peut se comprendre que si nous saisissons la situation urbaine d’où il vient. Comme Lefort le dit, la conscience du droit est irréductible à l’objectivation juridique et elle n’est pas née ex nihilo, c’est-à-dire, venu de rien. Dès lors, la conscience du droit à la ville est d’une certaine manière influencée, surdéterminée par la situation sociale et urbaine. Le dire ainsi ne fait pas retourner la philosophie politique de Lefort à ce dont il veut se distinguer, à savoir l’analyse socio-économique sans instance politique. Parce qu’en conceptualisant la production de l’espace, Lefebvre découvre aussi la dimension du droit et de la politique, qui se dérobe au déterminisme économique. C’est pourquoi nous avons pensé l’idée de droit en articulant les logiques de la domination de l’espace et de l’émancipation.

Conclusion

Pour conclure, si nous nous replaçons à la fin de la deuxième section de cet exposé, l’assertion de Marx « entre droits égaux, la force décide », à laquelle l’histoire donne beaucoup d’illustrations, doit être complétée par celle de Lefort : « le pouvoir peut bien dénier le droit, mais est incapable de se priver de sa référence ». L’opposition de droit est actuelle, surtout pour la société japonaise où, face à la tentative gouvernementale de réformer la Constitution, certains réaniment l’idée de paix, en réinterprétant le sens actuel de l’abandon de la guerre mentionné dans l’article 9. Comment être aveugle devant une telle reformulation du droit traversant les mouvements sociaux aussi bien au Japon, à Taïwan que dans le monde ?
De plus, dans le paysage urbain après Lefebvre, que Saskia Sassen dessine dans le cadre de la « ville-monde » et que Niel Brenner, un des lefebvriens contemporains, qualifie d’ « Urbanisation planétaire (Planetary Urbanization) » (30), qui pourrait nier que la « cité » devient de plus en plus le lieu de reformulation des droits ?
Dès lors que la référence au droit est longuement considérée comme voile dissimulant la réalité, cela suscite une sorte de réaction cynique. Or, d’où sort-il ce cynisme, sinon du discours au 19e siècle, qui tient les droits de l’homme pour une idéologie de l’homme abstrait ? S’il y a la distinction du progrès social et du progrès technique, cela dépend de notre reformulation du droit.

1 Henri Lefebvre, Le manifeste différentialiste, Paris, Gallimard,1970, pp. 43-45.

2 David Harvey, trad. fr. par Luc Benoît, « Réinventer la géographie », Géographie et capital : vers un matérialisme historico-géographique, Paris, Syllepse, 2010, pp. 83-107, pp. 100-101.

3 Voir à ce sujet : Michael Scott Christofferson, Les intellectuels contre la gauche – l’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseil, Agone, 2e édition, 2014.

4 Eric Hazan, L’invention de Paris, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002, p. 31.

5 Françoise Choay, Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Seuil, 2006, p. 312.

6 Thierry Oblet, Gouverner la ville : les voies urbaines de la démocratie moderne, Paris : Presses Universitaires de France, pp, 100-101.

7 Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies : Decolonization and the Reordering of French Culture, Cambridge : MIT Press, 1996.

8 Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968, p. 113.

9 « Dans les années 1960 en Grande-Bretagne, plus que partout ailleurs, la géographie était liée à la planification : l’aménagement du territoire et à l’urbanisme. C’était l’époque où l’héritage de l’Empire était devenu encombrant, et où l’on se détournait de l’idée que la géographie pourrait ou devrait jouer un rôle à l’échelle du monde, voire contribuer aux débats géopolitiques. Il en résultait une approche fortement pragmatique qui s’efforçait de transformer la géographie en auxiliaire de la planification en Grande-Bretagne ». David Harvey, Géographie et capital, vers un materialism historic-géographique, trad. fr. par Stathis Kouvélakis, Thierry Labica, Nicolas Viellecazes et autres, Paris, Syllepse, 2010, p. 85.

10 Oblet, op. cit., p. 102.

11 Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain, Paris, Anthropos, Troisième édition, 2001(1970), p. 114.

12 Sur ce point, voir un débat sur Heidegger, auquel participent Lefebvre et Axelos : Henri Lefebvre, Kostas Axelos, Jean Beaufret et François Châtelet, « Karl Marx et Heidegger (28 mai 1959) » in Kostas Axelos, Argument d’une recherche, Paris, Minuit, 1969, pp. 93-105.

13 Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005, p. 103.

14 Lefebvre, Du rural à l’urbain, op. cit., p. 198.

15 David Harvey, Social Justice and the City. Edward Arnold, 1973.

16 Henri Lefebvre, La révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970, p. 212.

17 Ibid., pp. 204-205.

18 « L’‘immobilier’ , comme on dit, joue le rôle d’un secteur second, d’un circuit parallèle à celui de la production industrielle travaillant pour le marché des ‘biens’ non durables ou moins durables que les ‘immeubles’. Ce secteur second absorbe les chocs. En cas de dépression, vers lui affluent les capitaux. […] Dans la mesure où le circuit principal, celui de la production industrielle courante des biens ‘mobiliers’, ralentit son essor, les capitaux vont s’investir dans le secteur second, celui de l’immobilier. Il peut même arriver que la spéculation foncière devienne la source principale, le lieu presque exclusif de ‘formation du capital’, c’est-à-dire de réalisation de la plus-value. Tandis que baisse la part de la plus-value globale formée et réalisée dans l’industrie, grandit la part de la plus-value formée et réalisée dans la spéculation et par la construction immobilière. Le circuit second supplante le principal ». Ibid., 211-212.

19 Henri Lefebvre, La survie du capitalisme, la reproduction des rapports de production, Paris, Anthropos, 2002 (1973), p. 15.

20 Ross, op. cit., p. 155.

21 Henri Lefebvre, « Les phénomènes urbains », Mai 68, l’irruption…, Paris, Syllepse, 1998(1968), pp. 89-92.

22 Henri Lefebvre, Le droit à la ville suivi de Espace et Politique, Paris, Éditions Anthropos, 1972, p. 259.

23 David Harvey, Villes Rebelles, Paris, Buchet Chastel, 2015, p. 19 [la traduction légèrement modifiée].

24 Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994(1981), p. 69.

25 Ibid., p. 66.

26 Ibid., pp. 66-67.

27 Ibid., pp. 69.

28 Ibid., pp. 69-70.

29 Ibid., p. 71.

30 Neil Brenner (Eds.), Implosions/Explosions : Towards a Study of Planetary Urbanization, Berlin : JOVIS Verlag, 2014.