Quand j’étais trotskyste...

, par Alain Brossat


Ce texte est issu d’un exposé présenté en juin 2015 dans le cadre d’un "café de philosophie" à Taipei, devant un public composé d’enseignants et étudiants qui, en mars 2014, ont été impliqués à des titres divers dans le cadre de la longue occupation des locaux du "Yuan (parlement) exécutif" par des étudiants essentiellement. Au delà de ce qui lui donna son impulsion - le rapprochement jugé excessif entre le parti actuellement au pouvoir à Taïwan ( le Kuomintang)- cette occupation fut le premier mouvement extraparlementaire de masse parmi la jeunesse taïwanaise. Tout le monde ou presque s’accorde pour dire, à Taïwan, qu’il y a un "avant" et un "après" Sunflower" ("Mouvement des tournesols").

On ne saurait tout à fait exclure que je sois, dans cette assemblée, la seule personne qui ait, plus d’une décennie durant, fait partie d’une Internationale, la 4° du nom, une internationale qui se définissait comme ouvrière et révolutionnaire et qui s’inscrivait donc dans la continuité de la Première Internationale dont on a célébré, fin 2014, le cent cinquantième anniversaire.
Je voudrais profiter de cette occasion pour vous livrer quelques réflexions à propos de cette expérience.

Lorsqu’on est dans ses vingt ans et que l’on « monte » à Paris pour y faire ses études, quittant l’univers un peu étriqué et morne d’une petite ville de province, dans la seconde moitié des années 1960, c’est une sorte de brutal changement d’échelle qui se produit. Avec la philosophie, ce que l’on découvre, dans le climat de rapide radicalisation politique de la jeunesse étudiante, c’est l’existence d’un monde de luttes, d’une multitude de fronts qui, en dépit de leur dispersion géographique, ne sont qu’un, qui constituent d’emblée, aux yeux du jeune militant, une belle totalité : le jeune Etat cubain aux avant-postes de la lutte contre l’impérialisme américain, les guérillas latino-américaines, la lutte héroïque du peuple vietnamien contre l’envahisseur yankee, les peuples africains combattant pour leur indépendance, la révolution palestinienne...
Ces luttes ont leurs emblèmes, leurs figures légendaires, leurs saints, héros, martyrs – Le Che, Ho Chi Minh, Patrice Lumumba, Mao, Trotsky...
Cet internationalisme spontané de la jeunesse étudiante révolutionnaire, à la fin des années 1960, est, pour dire les choses rapidement, fondé sur deux éléments : le premier est la découverte de l’Histoire, majuscule, comme élément de vie, milieu vital de nos existences. Nous nous sentions alors appelés, convoqués pour trouver notre place et occuper notre rôle dans ce milieu, entendu comme celui dans lequel notre propre émancipation aurait pour condition celle de tous les autres – celle de l’humanité entière.
Le second élément constitutif de cet internationalisme, c’est la proximité du lointain, telle qu’elle découle de l’évidence de la belle totalité historique dont je viens de parler. Le combattant vietnamien mobilisé pour l’offensive du Têt, le guérillero qui combat dans les montagnes de Bolivie, le syndicaliste indien du Kerala nous sont alors plus proches que notre voisin de palier qui lit Le Figaro – ou même L’Humanité... La différence radicale entre cette propriété de l’internationalisme des années 1960-70 (qui fait éprouver à ceux qu’il saisit la proximité du lointain) et celle de la globalisation contemporaine (qui produit, elle aussi, toutes sortes d’effets de rapprochement du lointain) est tout à fait distincte : dans le cas de la globalisation en cours, c’est la circulation toujours accélérée du capital et l’allongement de ses circuits qui produit ces effets de proximité du lointain (dont Internet est, entre autres, un puissant vecteur).

Dans la figure de l’internationalisme, le rapprochement du lointain est placé sous un double signe : la communauté (des travailleurs, des exploités du monde entier) et la fraternité de ceux qui sont appelés à s’unir contre le capital par delà leurs différences de langue, de races, de nationalité, etc.
Dans le premier cas, l’horizon du rapprochement est l’adaptation aux conditions du capitalisme néo-libéral, dans le second, l’émancipation de l’emprise exercée sur les individus par les besoins du capital.
Le sentiment internationaliste, attisé par ce que nous appelions à l’époque « l’actualité de la révolution » attestée par les luttes en cours sur tout le pourtour du monde, trouve alors son débouché naturel dans l’adhésion à cette internationale, donc, fondée en 1938 par Léon Trotsky alors en exil, dans le but de regrouper les forces révolutionnaires opposées à la politique de Staline, aussi bien en Union soviétique que dans ses orientations internationales (la III° Internationale, fondée au début des années 1920, est alors entièrement placée sous la coupe de Moscou). Bien que très minoritaire dans le mouvement ouvrier, notamment européen, en comparaison de la social-démocratie et des partis communistes, ce mouvement trotskyste de la IV° Internationale est alors, à la fin des années 1960, en plein développement dans des pays comme la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Espagne, même, en dépit de la dictature du Général Franco – mais aussi bien en Amérique latine (Bolivie, Argentine). Il existe également en Inde, à Ceylan...

Pour un jeune homme issu de la petite-bourgeoisie intellectuelle, sans grande expérience de la vie, l’appartenance soudaine à un tel parti, celui de la « révolution mondiale », procure un incroyable sentiment de force, la fierté paradoxalement aristocratique d’appartenir à l’ « élite » de cette révolution, de faire partie de ceux qui ont percé les secrets de l’Histoire et sont promis à livrer bientôt, demain, des combats décisifs. Elle donne l’occasion à ce jeune intellectuel qui s’essaie alors au journalisme révolutionnaire (pour lequel il délaisse provisoirement la philosophie) de croiser le chemin de tel célèbre guérillero bolivien de passage à Paris, de tutoyer amicalement tel ancien secrétaire du « Vieux » (Trotsky), de fréquenter des dissidents soviétiques, des antifascistes grecs récemment arrachés à leur geôliers par la solidarité internationale.
L’Internationale, avec tous ses travers sur lesquels je ne m’étendrai pas ici, c’est d’abord ceci, dans mon souvenir : une communauté tournée vers l’action, régie par des principes suffisamment égalitaires pour qu’il n’y soit pas du tout anormal qu’un jeune militant audacieux vienne contredire dans un débat un vétéran ayant connu les temps héroïques du Front populaire et de la Résistance, un dirigeant admiré, un professeur d’université reconnu pur sa compétence dans son domaine de spécialité... Une communauté, donc, dans laquelle, s’il existe des hiérarchies, celles-ci ne sont ni sociales ni culturelles mais fondées sur la pratique d’une démocratie interne très pointilleuse et très vivante et sur des modes d’élection aux postes de responsabilité très rigoureux, ouverts, ceci par contraste avec les procédures de la démocratie d’Etat en vigueur dans des pays comme Taïwan ou la France.
Enfin, c’est une communauté dans laquelle, en dépit de la vigueur et parfois de la brutalité des débats et luttes internes, portant sur des questions d’orientation tactique ou stratégique, plutôt que sur des questions de personnes, existent des formes de fraternité fondées sur le bannissement de tout préjugé ethnique ou racial et sur le combat contre les préjugés sexistes (un combat conduit de façon inégale selon les pays et les cultures, bien sûr, mais dans notre partie du monde, en Europe occidentale, le féminisme a fait, dans les années 1970, une entrée fracassante dans les rangs de l’Internationale). Pour ce qui est du combat contre le préjugé religieux, le problème ne se posait même pas, dans la mesure où nous étions tous censés être athées, en bons marxistes-révolutionnaires !
D’un point de vue éthique, axiologique, social, l’Internationale constituait pour nous un contre-modèle solide, s’opposant du tout au tout à celui de la « société de consommation » alors en vigueur. C’était un monde dans lequel la parole d’un mineur bolivien comptait autant que celle de l’économiste marxiste européen le plus réputé de son temps (Ernest Mandel).

Ce monde, nous l’avons perdu, même s’il existe toujours une IV° Internationale – on me dit même qu’elle a fait une percée ces dernières années aux Philippines, et à ce titre, d’ailleurs, ce n’est pas moi que vous auriez dû inviter à parler à ces journées, mais un militant philippin, en voisin... Mais quand je dis que nous l’avons perdu, ce monde, je veux dire que pour nous, en Europe, l’essentiel de la dynamique qui portait l’espérance que nous placions dans l’Internationale s’est brisé. La brutale restauration, la contre-révolution politique, culturelle, morale mise sur les rails dans les années 1980 par Reagan, Thatcher et compagnie, accompagnée par le redéploiement des stratégies du capital sous les auspices des doctrines ultra-libérales, tout ceci a eu pour effet que cette espérance internationaliste dont toute cette jeunesse était porteuse sur tous les continents, de la France au Japon, de l’Argentine aux Etats-Unis, a été recouverte sous la cendre de cette autre version, abjecte, du cosmopolitisme – la globalisation sous les traits de la tyrannie de l’économie liquide et du parachèvement de l’hégémonie occidentale conduit au nom de la « démocratisation du monde ».

Pour paraphraser Walter Benjamin, c’est sans relâche aujourd’hui que le cortège des vainqueurs de la mondialisation marche triomphalement sur les éclats brisés de notre conviction internationaliste. Nous (les gens de mon espèce, de moins en moins nombreux) sommes des vaincus en ce sens, beaucoup de mes anciens camarades de ce temps-là sont morts, de mort violente (moins en France qu’en Argentine, bien sûr), d’autres de désespoir, d’autres sont devenus fous et, le pire, ce sont ceux, plus nombreux encore, qui ont connu la plus infâme des morts morales – ceux qui se sont reniés, vendus, ceux qui sont passés bruyamment ou insensiblement dans le camp des vainqueurs – ils sont aux postes de commande, ils nous prêchent tous les jours ce « réalisme » qui vise à nous convaincre qu’il n’existe aucune alternative aux conditions présentes, que rien ne saurait faire que change la « règle du jeu ».
Mais, à défaut d’avoir percé à jour les secrets de l’Histoire, comme nous portait à le croire notre présomption juvénile de l’époque, nous avons alors acquis cette certitude qui, elle, résiste aux variations de la vie politique : l’Histoire n’a jamais dit son dernier mot et le culte des idoles du présent connaîtra, à son tour, son crépuscule. L’expérience de l’internationalisme se poursuit sur un mode discontinu, mais elle ne meurt pas, comme le montre aujourd’hui la façon dont des luttes dispersées sur le pourtour du globe font constamment écho les unes aux autres – des Indignés espagnols au Sunflower movement de Taïwan en passant par les mouvements contre la hausse des prix des transports urbains au Brésil, Occupy Wall Street, etc.

Les années 1960-70 ont été l’âge d’or de ce type de mouvement révolutionnaire auquel j’appartenais ; ils ont prospéré dans à peu près tous les pays dits « riches » ou « développés » du monde, y compris en Asie orientale (au Japon). Cela a été souvent relevé : l’une des conditions paradoxales de leur développement a été le fait que ces pays traversaient alors une phase de relative prospérité économique qui créait les conditions d’une subjectivité sociale et historique au fond assez heureuse : le taux de chômage n’était pas très élevé, toutes sortes de nouveaux secteurs d’activité apparaissaient et nous n’étions pas particulièrement inquiets pour notre avenir. Je me demande aujourd’hui, où tout est différent, comment cette relative insouciance (dans le milieu étudiant notamment) pouvait aller de pair avec notre conviction bien arrêtée selon laquelle le capitalisme était à l’agonie et des affrontements décisifs avec « la bourgeoisie » et l’Etat « au service des intérêts du capital » tout à fait imminents... Nous avions en partage des scénarios tout à fait apocalyptiques (la révolution, la lutte finale) et une sorte d’euphorie fondée sur la conviction absolue que les logiques de l’histoire travaillaient pour nous. Nous pensions que nous avions toutes les chances de l’emporter dans l’affrontement décisif qui se préparait. La violence ne nous inspirait aucune espèce d’aversion, au contraire, nous étions portés à lui accorder une fonction curative, purgative et émancipatrice dans les processus historiques – rien de mieux qu’un bon affrontement avec les flics à l’occasion d’une manif en soutien à la « révolution vietnamienne » ou à une lutte ouvrière en cours pour galvaniser les militants et renforcer l’ « organisation »...
Ce rappel montre bien que la relation qui s’établit entre les traits généraux d’une situation (nationale, internationale) et ce qu’on appelait à l’époque la « conscience » politique de telle ou telle partie de la société n’est pas du tout univoque : nous vivions sur des impressions de crise très vives, nous étions en pleine période de montée de la combativité sociale (dans la jeune classe ouvrière notamment) et de radicalisation de la jeunesse scolarisée et estudiantine – ceci alors même que les conditions générales des milieux populaires et de la jeunesse n’étaient pas du tout, comme aujourd’hui, celles d’une perpétuelle aggravation.
Ce qui, donc, dans de telles conditions, soutient et nourrit les subjectivités révolutionnaires et tend à radicaliser les conduites, ce n’est pas que les conditions de vie, de travail, les relations entre gouvernants et gouvernés portent la marque de l’insupportable. C’est plutôt que, selon la belle formule du cinéaste Chris Marker, « le fond de l’air est rouge » (c’est le titre de son magnifique film documentaire sur Mai 68), que quelque chose de printanier se fait sentir dans l’ambiance historique générale, mais dans la vie sociale, la vie quotidienne aussi. C’est plutôt que, quel qu’ait été notre goût prononcé à l’époque pour les scénarios d’avenir grandioses et terribles à la fois, nous avions une solide confiance spontanée dans le monde (tout le contraire d’aujourd’hui où les gens craignent que le sol de la vie sociale s’effondre sous leurs pas à chaque instant, dans les sociétés d’Europe occidentale) . Nous percevions l’Histoire comme le milieu ouvert de notre émancipation, d’une manière très intense, dopée par notre optimisme révolutionnaire – exactement de la même façon que nous percevons aujourd’hui l’environnement (la nature salopée par l’homme) comme le milieu fermé de tous les dangers, avec la même intensité – mais sur fond d’un pessimisme constamment accru (changement climatique, accidents nucléaires, catastrophes naturelles toujours moins « naturelles », etc.
Ce qui a alimenté (en Europe occidentale, en France particulièrement, je crois) la croissance des groupes de l’extrême gauche révolutionnaire, c’est l’intensité du sentiment historique, je veux dire l’évidence partagée d’être enveloppé et emporté par la dynamique d’une époque historique exceptionnelle, et qui, globalement, se définirait comme celle de l’actualité de la révolution. A l’arrière-plan de cette sensation collective, il y a un grand motif sartrien – nous sommes tous embarqués. Je pense que cette hypersensibilité à l’appel de l’Histoire est ce que tous les groupes de l’extrême gauche ouest-européenne et spécialement française avaient en commun : les trotskystes qui se divisaient en nombreux courants et fractions, tout en se référant à la même tradition historique, celle de « l’Opposition de Gauche » au stalinisme ; les maoïstes, eux aussi très divisés mais tous ayant en partage la référence à la révolution chinoise et, à des titres divers, le culte de la pensée et la personne de Mao ; les anarchistes qui, plus qu’un courant constitué, formaient une nébuleuse mal distinguée des courants « spontanéistes » ; la référence à la révolution espagnole (1936-1939) constituait pour leur noyau le plus ancien une référence incontournable. Et puis, en France, toute une constellation de petits courants et de micro-partis se rattachant généralement à la pensée marxiste– certains ont laissé une trace importante dans la vie intellectuelle française – Socialisme ou Barbarie, en tout premier lieu, auquel s’associent les noms de Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Jean-François Lyotard notamment.
Tous ces groupes et courants avaient en commun d’être de plain-pied dans la grande Histoire qui est un milieu enchanté peuplé de héros, de dates mémorables, de noms illustres, d’événements prodigieux, de drames, de tragédies – dont la forme générale est épique. Cependant, les épopées que nous nous racontions et revivions en commun (celle de la révolution russe, de la Longue Marche de Mao, de la prise du pouvoir à Cuba par le Che et Fidel...) n’étaient pas commémoratives, mais tournées vers l’avenir : elles annonçaient tout naturellement pour nous les grandes actions collectives auxquels nous étions appelés à participer et qui, à leur tour, écriraient un nouveau chapitre du grand roman de l’émancipation (et dont Mai 68 constituait une prémisse...).
Ce rapport à l’Histoire épique faisait, je pense toute la différence entre nous et la gauche institutionnelle – le Parti communiste français, à l’époque hégémonique à gauche, la social-démocratie et les débris de l’ancien grand parti radical-socialiste qui avait été le parti pivot de la III° République pendant la première moitié du XX° siècle. Ces partis vivaient dans l’élément de la politique , au sens institutionnel et courant du terme (« la politique politicienne ») et, éventuellement, du social (le PC comme parti des luttes sociales, via le syndicat alors ultra-dominant, la CGT). En Mai 68, ces deux « mondes » se rencontrent, se confrontent, doivent composer dans leur affrontement commun avec l’Etat gaulliste, la partie conservatrice de la société française, la droite institutionnelle. Mais ce qui rend cette alliance tendue entre gauche et extrême gauche si difficile, impossible même, c’est en premier lieu cela : les uns et les autres ne vivaient pas dans les mêmes milieux de pensée ou éléments de sensibilité, leurs imaginaires et mythes politiques étaient absolument hétérogènes. Il y avait bien quelques points de recoupement, comme la référence à la Résistance, mais elles nous divisaient plus qu’elles nous rassemblaient : nous, trotskystes, étions convaincus que le PCF avait pesé de tout son poids, à la Libération, pour empêcher que celle-ci se transforme en révolution. Nous dénoncions sans relâche la façon dont il s’était rallié au drapeau tricolore et au motif patriotique et placé sous l’autorité de de Gaulle, chef de la Résistance « nationale ». L’Histoire héroïque nous était alors un milieu aussi naturel que l’environnement en danger peut l’être aujourd’hui pour un jeune Japonais contemporain de Fukushima.
Cette particularité attire notre attention sur la relation qui s’établit entre une révolte, un soulèvement, une révolution et ce que Foucault, dans ses « reportages d’idées » sur la chute du Chah d’Iran (fin 1978-1979) appelle la « spiritualité politique ». Dans ces textes, Foucault insiste sur le fait qu’il n’existe aucune corrélation directe entre la montée, dans une population donnée (ici, un peuple tout entier, le peuple iranien) du sentiment de l’intolérable et des facteurs économiques, sociaux ou politiques qui constitueraient un ensemble de « causes » qui détermineraient l’irruption de l’événement. Il souligne l’importance du facteur religieux, la religion chiite qui, tout au long des événements iraniens, soutient la combativité sans faille de ceux qui affrontent les chars et les mitrailleuses les mains nues, il insiste sur le caractère messianique de cette religion qui établit un pacte tout à fait singulier entre les morts et les vivants. Le soulèvement, relayé par les mollahs, se répand comme un incendie dans cette population prête au sacrifice, imprégnée de cette spiritualité politique, soudée par une « volonté collective » sans faille et qui, pour cette raison, ne donne aucune prise à la répression féroce que lui oppose le chah.
On pourrait trouver sous cet angle bien des points communs entre Mai 68 et le soulèvement iranien (même si Foucault tend à les opposer dans ses « reportages d’idées ») : c’est bien une sorte de « religion » qui rassemble les étudiants radicalisés en Mai 68, notamment ceux qui militent dans les groupes révolutionnaires qui sont le fer de lance du mouvement, une religion civile, certes, mais une sorte de religion de l’Histoire, une philosophie spontanée de l’Histoire en marche qui prend les allures d’une foi , avec tous les ingrédients qui composent habituellement ce type de grand récit - des saints et des martyrs, des événements prodigieux, si ce n’est tout à fait des miracles, disposés dans le passé, des catéchismes (le petit livre rouge du Président Mao...) et des Ecritures saintes (Le Capital de Marx, Que faire ? De Lénine...) , des « prêtres » de toutes sortes, bien sûr, des cérémonies du culte, etc. Ce sont ces éléments de spiritualité politique qui constituent la pâte d’une subjectivité partagée et qui, se conjuguant avec une conjoncture favorable d’affaiblissement du pouvoir, de crise de la domination, suscitent la réaction en chaîne, la déflagration qui conduit au soulèvement. Pas de soulèvement, de ce point de vue, sans partage d’un certain imaginaire (collectif) en prise sur cette spiritualité politique.
Ce sont des intensités qui se produisent ici. Je veux dire par là que l’on serait bien incapable de prouver, en recourant à l’analyse sociologique et à celle des facteurs économiques, à celle de l’état de la politique institutionnelle ou, plus généralement, en étudiant les formes générales de la domination au printemps 1968, que la situation des étudiants français y était alors objectivement plus insupportable qu’un an auparavant ou deux ans plus tard. Je l’ai dit, de nombreux éléments vérifiables tendraient plutôt à indiquer que, pour les étudiants de ma génération issus de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie, les choses n’allaient pas si mal. C’est, pour ce qui me concerne, la raison pour laquelle j’ai pu me lancer, avec l’accord de mes parents, dans des études de philosophie, en 1966-67, sans aucun souci de ce qu’en serait le débouché professionnel – une insouciance tout à fait impensable dans les conditions d’aujourd’hui...
Il faut donc introduire ici une distinction entre ce que l’on pourrait, d’une part, appeler l’insupportable, pour un groupe, une collectivité, et dont l’un des traits est que la vie de ce groupe tend à tomber en deçà de ce que l’on peut désigner comme étant le seuil de la vie viable, dans les conditions générales de nos sociétés – quand le chômage atteint des proportions telles qu’une angoisse généralisée se répand parmi les salariés, quand la crainte de se retrouver sans logement ou sans ressources affecte des secteurs croissants de la société, quand le nombre de gens recourant aux différentes banques alimentaires se multiplie rapidement, etc.. Et, d’autre part, le sentiment ou les sensations plus ou moins vives et impérieuses de l’intolérable. Ces sensations sont, elles, directement branchées sur les intensités ou les flux qui traversent la spiritualité politique et animent une subjectivité partagée. A l’évidence, ce sont de telles intensités qui soutiennent les dispositions qui mettent le « peuple » étudiant en mouvement, en Mai 68, bien davantage que des formes générales d’oppression, de violence exercées par le pouvoir. A une autre échelle et toutes proportions gardées, c’est, si l’on lit bien Foucault, le même type de phénomène qui se produit quand un peuple entier se met en mouvement pour en finir avec la dictature du chah : c’est dans une conjoncture où les travailleurs de différents secteurs d’activité, notamment les ouvriers du pétrole, ont obtenu des augmentations de salaires substantielles que le peuple tout entier se soulève pour en finir avec la dictature.
Ces remarques peuvent, je crois, s’appliquer aisément à cette sorte de soulèvement étudiant que vous avez connu à Taïwan l’an dernier avec le mouvement Sunflower. On peut aisément imaginer que les étudiants qui ont envahi en mars 2014 le Yuan législatif devaient bien être mus par le sentiment de l’intolérable pour entreprendre une action à la fois aussi hardie et manifestement illégale. Ils devaient bien penser que seul un geste de rupture et de transgression aussi fort pouvait se tenir à la hauteur de ce qu’ils entendaient dénoncer – le projet d’accord commercial avec Pékin et tout ce qui, pour eux, s’associait à un tel accord. Mais pour moi, qui assistais en quelque sorte en amateur éclairé et de loin, à ces événements, leur trait le plus frappant n’était pas du tout ce qui se concentrait dans le motif vécu par ses acteurs et qui engageait toute la question de la relation entre Taïwan et son puissant voisin, mais bien plutôt l’extraordinaire mansuétude dont semblaient faire l’objet les étudiants, au fur et à mesure que l’occupation se prolongeait, de la part du pouvoir d’Etat et des gouvernants : dans aucune des démocraties occidentales, dans aucun autre pays au monde où l’autorité en place ne serait pas sur le point de s’effondrer, un événement équivalent ne serait envisageable – c’est cela, en tout premier lieu, cette tolérance du pouvoir à l’égard de ce qui le défiait, plutôt que la décision intolérable qui y soutenait l’énergie des occupants, qui me sidérait.
Dans un pays comme la France, « patrie des droits de l’homme », comme chacun sait, les équivalents du Yuan exécutif, la Chambre des députés et le Sénat, sont des forteresses placées jour et nuit sous haute protection policière et où le citoyen ordinaire n’a pas la moindre chance de mettre le pied, à l’exception, une fois pas an, des Journées du Patrimoine... Et à supposer qu’à l’occasion d’une opération surprise particulièrement audacieuse, un groupe d’activistes parvienne à s’infiltrer dans l’une ou l’autre de ces vénérables institutions, il ne se passerait pas plus que quelques minutes avant que ceux qui le composent se fassent copieusement tabasser par un riche assortiment de flics appartenant à différents corps répressifs, avant d’être promptement condamnés à des peines allant de quelques mois à quelques années de prison...
Je ne veux pas du tout suggérer en faisant ces remarques que le Mouvement Sunflower n’aurait été qu’un monôme étudiant tout à fait futile, mais simplement insister sur le caractère trop opaque, très complexe du rapport qui peut s’établir entre le sentiment de l’intolérable qui met une foule en marche et culmine dans un soulèvement et une situation donnée. En Mai 68, après les émeutes du Quartier latin, nous ne doutions pas une seconde du fait que nous faisions face à un pouvoir d’une brutalité inouïe, à une police quasi-fasciste – d’où le slogan repris par tous : « CRS-SS ! »... Or, dans l’histoire des émeutes et des révolutions en France, histoire particulièrement riche, Mai 68 est le premier soulèvement violent, sinon armé, contre le pouvoir en place qui ne s’achève pas sur un bain de sang ou une répression draconienne. De ce tournant, nous fûmes, dans le feu de l’action et dans notre souvenir de l’événement, au cours des années suivantes, les plus mauvais juges... Dans le même sens, il se pourrait que ce qui fasse date et rupture dans le Mouvement Sunflower soit moins l’autoritarisme, la duplicité ou la violence du pouvoir qui s’y manifeste que l’affaiblissement et l’impuissance de celui-ci – le début d’une nouvelle époque placée sous le signe de la crise d’un système d’hégémonie et du type de consensus idéologique qui en découle. Ce qui s’amorce avant tout, avec le Mouvement Sunflower, c’est une crise de la gouvernementalité, c’est-à-dire de la relation entre gouvernants et gouvernés placée sous le signe notamment d’une polarisation entre des appareils et des fractions d’élites dont l’effet est d’étouffer toute politique vive.
Ce qui reste toujours, en fin de compte, de tels mouvements, de tels soulèvements, par delà les flottements imaginaires de leurs acteurs, c’est le cri de ralliement de ceux qui s’y retrouvent : nous ne voulons plus être gouvernés comme nous le sommes, nous ne voulons plus être gouvernés par ces gens-là, nous voulons nous gouverner nous-mêmes !