Balance européenne et déséquilibre colonial

, par Jean claude Noël


Quand l’agitation de ce changement de personnes se fut calmée, on parla spontanément, sans transition, de la question du Maroc et de la guerre en Orient, et aussi des embarras de l’Angleterre à l’extrémité de l’Afrique.
J’ai votre affaire. Je vous donne une étude sur la situation politique de toute notre colonie africaine, avec la Tunisie à gauche, l’Algérie au milieu, et le Maroc à droite, l’histoire des races qui peuplent ce grand territoire, et le récit d’une excursion sur la frontière marocaine jusqu’à la grande oasis de Figuig où aucun Européen n’a pénétré et qui est la cause du conflit actuel. Ça vous va-t-il ?

G. de Maupassant, Bel-Ami (1885)

Nous connaissons la fameuse phrase de Clausewitz selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Cette idée de guerre au cœur de la politique et comme consubstantielle à la politique, n’est pas moderne. Clausewitz, dans ce cas, ne fait que confirmer, dans une certaine mesure, cette vérité. Qu’est-ce qui diffère la polémologie moderne de celle traditionnelle en général ? C’est à cela, je crois, qu’a essayé de répondre son livre De la guerre. S’il est évident que le contenu du livre de Clausewitz, basé essentiellement sur une analyse des guerres napoléoniennes – ce qui vient confirmer la thèse centrale du livre résumée par la fameuse citation – j’envisage de remonter plus loin dans le temps et plus loin après pour traiter des rapports entre l’Europe et le reste du monde. Bien sûr, il ne faudrait pas passer sous silence les relations des puissances européennes entre elles et avec leurs satellites. Je privilégierai les derniers types. Après un ensemble de digressions sur « la balance européenne », j’illustrerai mon propos autour de trois scenarii : américain, africain et la guerre froide et conclure sur un phénomène d’actualité.
Notre réflexion visera, à travers le concept de balance européenne, à interroger la culture de la guerre et de la violence en germe dans les rapports coloniaux et qui est inhérente à l’économie de marché, mais encore que celle-ci est sous-tendue par une anthropologie discriminative, fondée même sur un monisme idéologique et philosophique, à travers lequel l’« Europe » tient le rôle de la grande idole. Il s’agira pour nous, d’une part, de parler de la balance européenne comme un type de mécanisme et « technique » coloniaux (de dépendance) – la technologie coloniale –, et, d’autre part, essayer de montrer comment ces technologies n’ont cessé de constituer ce qu’on peut appeler « la tête de l’hydre ». Serait-ce à dire que c’est une fatalité ? Telle sera la problématique centrale de notre réflexion.
Les traités de Westphalie – qui mettront fin à la guerre de Trente Ans et la guerre de Quatre-vingts ans le 24 octobre 1648 –, tout étant à l’origine de l’idée européenne ou plutôt du mythe européen, institueront ce qu’on appellera une nouvelle théorie diplomatique et géopolitique appelée la balance européenne. Mais si ces traités produiront une paix relative et durable en Europe, ou entre les puissances européennes de l’époque, ils consacreront et consolideront en même temps un certain droit européen sur le reste du monde, notamment sur le Nouveau Monde qui n’est plus une terra incognita mais terra nullius. Ainsi, ces traités de paix ne signifient pas la fin de la guerre, mais au contraire le déplacement, ailleurs, du champ des batailles et des rivalités européennes. En conséquence, la balance européenne accouchera un déséquilibre naturel et nécessaire en dehors de l’Europe, qui devient le lieu cynégétique de prédilection et obligatoire de l’activité belliqueuse des puissances européennes. Le libre-échange qui se décline également en une libre-concurrence signifie aussi une liberté totale de faire la guerre, donc jusqu’à détruire les populations à conquérir et/ou conquises. C’est aussi le droit de s’imposer par la force sur son adversaire colonial.
Ces traités, dit-on, sont à l’origine d’un nouvel art de la guerre aussi bien que d’une nouvelle diplomatie et géopolitique, à la fois entre les puissances européennes elles-mêmes, aussi complexes qu’elles soient, et les terres conquises qui ne seront et ne peuvent être traitées en égales. Les terres colonisées représenteront des excroissances de leur(s) métropole(s) et leur vie réglée sur celle(s)-ci.

Digressions

§ 1
Sur la balance européenne qui suggère l’idée d’équilibre, il faut cependant nuancer. En effet, il s’agit plutôt d’une sorte de pacte de non-agression entre les puissances d’alors. Ce qui sous-entend donc qu’elles peuvent s’arroger le droit de conquête ou d’expansion de leur puissance sur les territoires ou puissances de secondes zones, ou tout simplement sur celles qu’elles estiment n’avoir pas atteint leur niveau de développement, ou encore celles à qui est refusé le statut d’égales.

§ 2
La balance européenne ne signifie pas l’absence de la guerre. Louis XIV en est un exemple des plus frappants qui lui a valu le surnom de « roi de guerre ». La balance européenne ne rejette donc pas le principe du rapport des forces. Au contraire il en constitue le principe fondamental au sens étymologique, physique et philosophique. On voit ainsi que nous ne sommes pas loin, d’une part, des théories politiques des philosophies politiques classiques et modernes, mais d’autre part, de la théorie physiologico-physique de la dynamique des forces qui est aussi au fondement de la logique libertine, notamment des libertins sadiens.

§ 3
La guerre est inséparable de l’historiographie au sens ancien. L’historiographe dans l’Ancien Régime était celui chargé d’écrire l’histoire royale. Il s’agissait ainsi de traduire en récits et en discours les faits et gestes royaux. Sans remonter plus loin dans l’Antiquité, l’Empire romain est à l’origine en Occident d’une historiographie à l’origine de l’Occident et face à laquelle se construiront les contre-histoires. La balance européenne doit donc s’entendre aussi comme un processus interne de la consolidation de la souveraineté royale.

§ 4
La géographie et la géopolitique européenne sont impensables sans les guerres en Europe dont elles sont la conséquence, mais aussi dans les colonies. Il existe ainsi une sorte de réciprocité ou d’effet miroir et mimétique.

§ 5
Posséder des colonies participe de l’équilibre de la puissance et souveraineté royales. C’en est aussi une preuve de l’exposition et l’expression du pouvoir royal. Etre capable de déployer et étendre son hégémonie ailleurs est marque de respect et de crainte sur le plan extérieur et de fierté (qui sert à éblouir) sur le plan interne. La colonisation participe alors d’un pouvoir spéculaire et spectaculaire. Chaque terre conquise est une épiphanie de la souveraineté royale et politique. Ce qui deviendra plus tard celle du blanc.

§ 6
La balance européenne peut s’entendre plutôt comme un principe, une idée, voire un idéal qui n’enlève rien du jeu de dupe admis entre les puissances européennes, l’essence même de la diplomatie.

§ 7
La balance européenne ou l’équilibre européen suppose le naturalisme politique qui s’articule autour des théories du droit naturel et le courant matérialiste et physiologiste du 18e siècle. Mais encore de la racialisation des rapports sociaux et politiques, avec toute une arborescence scientifique : climatisme, biologie, l’hygiénisme, etc.

Scénario 1 : le continent américain

S’il est un fait que la conquête du continent américain a sa date de naissance dans le débarquement de Christophe Colomb en 1492, cette découverte sera à l’origine du premier conflit entre deux puissances européennes convaincues du mythe adamique. Lequel conflit s’achèvera avec le traité de Tordesillas (1494). Ce traité consacra non seulement le premier partage du reste du monde entre deux puissances européennes mais l’idée d’un droit d’appropriation, de l’Autre. C’est donc contre ce monopole ibérique que l’on doit comprendre, à mon avis, le Mare Liberum (1609) et son pendant De Jure Belli ac Pacis (Le Droit de la guerre et de la paix) du Néerlandais Hugo Grotius, d’ailleurs au service de la France et l’un des négociateurs des traités de Westphalie. Cette liberté des mers que réclame Grotius ne peut se faire qu’au nom d’un principe d’un droit que certains s’arrogent sur les Autres et avec les autres. Ce libéralisme, c’est celui qui justifie la supériorité européenne et devra consolider l’équilibre entre les fils d’Adam qui ont le monde en héritage. Il s’agit d’une mondialisation du conflit fraternel non pas pour s’éliminer définitivement mais pour essayer d’avoir si possible la part du lion ou l’éviter si nécessaire. Cette mare liberum passe aussi par la « civilisation » (policisation) des conflits et donc la réglementation de la piraterie qui ne doit plus être une activité individuelle ou en bandes organisées de malfaiteurs pour leur compte. Ils doivent désormais être les agents de leur métropole respective. Ou dans le cas contraire devenir le mercenaire d’un Etat. Saint-Domingue est ainsi le théâtre où s’affronte Espagnols, Français et Anglais, auquel viendront se greffer les conflits internes et sociaux.
Une précision sur la « civilisation ». Elle s’entend plutôt comme l’idée, ou du moins commence à se développer l’idée d’une modulation des forces brutes et animales. La diplomatie devrait alors prendre le pas sur celles-ci. Cependant, ce n’est pas un problème et c’est même nécessaire que le monde colonial serve d’exutoire à leur déploiement. Je pense que les récits de voyages et ethnologiques au 18e siècle qui mettent en avant les pratiques « barbares » et « cruelles » des autres peuples, servent à justifier sinon à minimiser les violences coloniales. La résonnance littéraire sous l’angle de la parodie se trouve chez Sade, notamment dans Aline et Valcour, mais encore dans Les 120 journées qui rapatrient la question en Europe et en font un principe universel de l’homme porté au mal. Le château de Silling représente en fait un ici et ailleurs au même titre de l’ambiguïté coloniale. Dans Aline et Valcour, à mon avis, Sade produit dans la lignée de Montaigne, si l’on me permet ce rapprochement, une critique de l’ethnocentrisme. Mais il reste prisonnier de l’universalisme, non pas d’une supériorité européenne (sauf si l’on voit le contraire dans la comparaison Butua et Tamoé) mais d’une diversité fondant une unité.
Revenons à la piraterie. La France qui avait déjà des flibustiers et des boucaniers à l’île de la Tortue et dans la mer des Caraïbes s’en servira comme argument pour imposer la clause dans les traités de Ryswick par laquelle l’Espagne lui cède la partie occidentale (pars occidentalis) de l’île qui deviendra alors Saint-Domingue. Le cas « saint-dominguois » est pertinent à plusieurs titres. Cette colonie française faisait tellement la richesse des négociants, armateurs, politiques et investisseurs de toutes sortes qu’on l’affubla du nom de « perle des Antilles ». On le qualifiera peut-être d’inconscient colonial : l’amnésie et le manque de conscience historique des Haïtiens ont repris cette appellation « criminelle », car le fruit d’un enfer plus que dantesque. Saint-Domingue devient Haïti en 1804. Mais au nom de l’équilibre, le statu quo de l’ordre international, le nouvel Etat est mis en quarantaine. Sa reconnaissance ne s’obtiendra que sous la condition d’une « forte indemnisation » qui a produit un déséquilibre tant social, politique et qu’économique. Cet équilibre s’entend aussi comme un statu quo. Il s’agit également d’entretenir une inconscience, ou plutôt un refoulement sous la menace. Par exemple, quand l’ex-président Aristide lançait à grands coups de casserole et d’injonctions la restitution revalorisée du paiement des quatre-vingt-dix millions francs or à Haïti, qu’il chiffrait à vingt-et-un milliards et des centimes, il a été tout simplement déchu et exilé. Cet équilibre craint un déséquilibre nécessaire et qui est en fait le véritable équilibre, car une balance sur laquelle les Etats entretiendraient des rapports d’égaux…

Scénario 2 : l’Afrique : la reconquête

La colonisation et le partage effectifs de l’Afrique entre les puissances européennes remontent au XIXe siècle. Cependant, l’intérêt de l’Europe pour le continent africain et leur présence sur ce continent ne datent pas du XIXe siècle. En effet, du XVIe au XIXe siècle, l’Afrique fournit une main-d’œuvre servile aux colonies de plantation des Amériques dans le système colonial esclavagiste. Mais c’est la conférence de Berlin (1884-1885) qui effectue vraiment le partage de l’Afrique entre les grandes puissances de l’Europe d’alors.
La perte, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, du Nouveau Monde, les nouvelles nécessités industrielles et sociopolitiques obligent les Européens à explorer et exploiter l’Afrique.
Une fois de plus l’équilibre européen se traduit par le déséquilibre qu’il produit. Ce déséquilibre est total : anthropologique (raciste), économique (les colonies doivent fournir les matières premières dont dépend l’industrie européenne), politique parce qu’il s’agit d’entretenir les guerres tribales et éthiques pour affaiblir et susciter la peur, entre autres) ; culturelle parce que la vie des colonies doit se régler sur celle de la métropole. Les conséquences de ce déséquilibre existent encore, notamment sur le plan géographique.
Permettez-moi de revenir sur la question financière et l’entretien du déséquilibre, ou du moins l’institution d’un appareil discursif au service du statu quo. Ainsi le roman fonctionne comme une grande chronique coloniale. Il s’agit d’un autre passage du chapitre 7 de Bel-Ami.

Depuis deux mois la conquête du Maroc était accomplie. La France, maîtresse de Tanger, possédait toute la côte africaine de la Méditerranée jusqu’à la régence de Tripoli, et elle avait garanti la dette du nouveau pays annexé.
On disait que deux ministres gagnaient là une vingtaine de millions, et on citait, presque tout haut, Laroche-Mathieu.
Quand à Walter, personne dans Paris n’ignorait qu’il avait fait coup double et encaissé de trente à quarante millions sur l’emprunt, et de huit à dix millions sur des mines de cuivre et de fer, ainsi que sur d’immenses terrains achetés pour rien avant la conquête et revendus le lendemain de l’occupation française à des compagnies de colonisation.
Il était devenu, en quelques jours, un des maîtres du monde, un de ces financiers omnipotents, plus forts que des rois, qui font courber les têtes, balbutier les bouches et sortir tout ce qu’il y a de bassesse, de lâcheté et d’envie au fond du cœur humain.

Scénario 3 : La guerre froide ou les guerres satellitaires

Les deux guerres mondiales ont remis en cause le principe de balance européenne en mondialisant le déséquilibre. En effet, les métropoles respectives ont intégré dans leurs contingents des habitants de leurs colonies.
Les origines de cette guerre, qui n’a jamais abouti à des attaques directes entre les deux blocs remontent à la conférence de Yalta qui une nouvelle fois produit un nouveau partage du monde. Si la balance prévoyait au départ une balance à trois plateaux (USA, Royaume-Uni et URSS) après la crise de Berlin (1948) elle devient bipolaire.
Rappelons que l’intégration de l’URSS dans le camp Alliés dans la Seconde Guerre mondiale a été plus circonstancielle que volontaire. Donc, la guerre une fois terminée, les vieilles divergences refont surface. Ce qui est nouveau dans l’histoire européenne et mondiale, c’est la fin du monisme philosophico-politique et économique. Il est vrai que des pensées minoritaires ont toujours existé ou émergé mais cette fois-ci, avec l’URSS, l’idéologie concurrente s’est dotée d’une dynamis capable de contrer et contrebalancer celle occidentale et mettre à mal le mythe adamique par un historicisme et un antinaturalisme.
Ce double « équilibre de la terreur », comme on dit, si elle n’a pas accouché d’affrontement direct, une nouvelle fois s’est effectué le déplacement des champs de bataille. Il s’agit de s’affronter à travers et par des satellites, qu’on appela alors le tiers-monde. Désignation très significative puisque le tiers renvoie au principe logique tu tiers-exclu. Par exemple la guerre de Corée (1950-1953), et la plus terrible d’entre toutes, la guerre du Vietnam (1955-1975). Il s’agit aussi, après les décolonisations, d’entretenir des rapports inégalitaires, minoritaires et impérialistes, parfois violents, en produisant les instabilités de toutes sortes.

En guise de conclusion : Bloquer l’envahisseur : la chasse aux réfugiés ou l’effet boomerang

On a changé de paradigme. D’une cynégétique d’envahisseur, on est passé à une cynégétique de l’envahi, du réfugié.
La marche inverse a pris une nouvelle dimension avec la crise des réfugiés ces dernières années. Ce qui est choquant, c’est la manière dont cela est ressenti et géré. Le logiciel n’a pas véritablement changé si ce n’est dans la forme et une tendance à l’esthétisation ou le « caritavisme » d’autres disent l’« humanitarisme ». Alain Brossat, tout en n’étant pas le seul, décrit ce phénomène dans plusieurs de ses livres, dont un de 2013. On qualifie le réfugié que l’on a contribué à créer d’« envahisseur » parce que justement il est soit un bâtard adamique ou virus dont il faut se protéger. La réaction européenne et occidentale se résume par une politique du refoulement. Ce dernier est autant virtuel (phantasmatique et fantasmagorique) que réel.
Les réfugiés sont des masses, et donc agents producteurs de déséquilibre. Cette idée n’est pas nouvelle. Elle caractérise la philosophie politique classique, sauf exception de Machiavel. Là où la politique de refoulement ne marche pas, il faut celle camps, des hétérotopies au sens étymologique. Le dernier accord en date est celui signé avec la Turquie, qui doit devenir une grande réserve de réfugiés. Et pour ne pas mettre en péril cet équilibre fragile, il faut ménager continuellement Erdogan.

Références

Carl Philipp Gottlieb von Clausewitz, De la guerre (Vom Kriege] (1832).

Georges Corm, L’Europe et le mythe de l’Occident. La construction d’une histoire, Paris, La Découverte, 2009.

Joël Cornette, Le roi de guerre : essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003.

Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris, PUF, 1988.

FOUCAULT (Michel), Il faut défendre la société : Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard/EHESS, 1997, leçon 4.

Norbert Elias, Civilisation des mœurs, Paris, Pocket, « Agora », 2003.

Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique (1859).

Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme. Histoire et philosophie du pouvoir cynégétique, Paris, La Fabrique, 2010.

Alain Brossat Autochtone imaginaire, étranger imaginé : Retours sur la xénophobie ambiante, Paris, Editions du souffle, 2013.

http://info.arte.tv/fr/refugies.