De quoi Benalla est-il le... symptôme ? (Benalla à la benne !)

, par Alain Brossat


Année du Cochon : c’est promis, les gens qui nous gouvernent vont continuer à vivre, penser et agir comme des porcs !

Les termes habituellement employés pour qualifier la brutalité dont fait preuve la police française dans le contexte des manifestations publiques, tout particulièrement depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, sont au mieux approximatifs, voire carrément insidieux et mensongers, y compris lorsqu’on les retrouve sous la plume ou dans la bouche d’observateurs sincèrement critiques. Il s’agit essentiellement de deux notions « bavures policières » et « violences policières ».
La première de ces expressions est d’une absolue confusion : elle suggère en effet que les actions violentes conduites par la police et pouvant aller jusqu’à l’homicide découlent, le plus souvent, d’enchaînements de circonstances fortuits et malheureux – un geste impulsif ou maladroit, un mauvais réflexe, un mouvement d’emportement, une situation mal évaluée une opération mal conduite, etc. Cette construction rhétorique permet d’accorder par avance à la police toutes les circonstances atténuantes lorsqu’elle agit avec une brutalité qui meurtrit les corps et traumatise les individus, elle permet aussi à la Justice de sous-qualifier de manière systématique les violences commises par des policiers ou des gendarmes. La notion même de « bavure policière » est une diversion destinée à rendre inarticulable le tort produit par des actions violentes calculées, elles-mêmes destinées à produire sur ceux qu’elles visent et, plus généralement sur la population des effets de démoralisation, de crainte, voire de terreur.
Dans le moment présent, le « moment Gilets jaunes », marqué par la massivité de la répression policière, plus de 2000 blessés depuis mi-novembre selon le journaliste indépendant David Dufresne, dont des dizaines de personnes gravement atteintes (traumatismes faciaux, yeux et mains arrachés...), cette notion sombre dans le ridicule ou mieux – son tour sournois et odieux apparaît au grand jour – c’est en effet le caractère parfaitement délibéré et intentionnel de ces violences que trahit leur caractère massif, et donc leur mise en œuvre en vue d’une fin : briser le mouvement par l’intimidation sanglante, dissuader les gens de manifester, remettre en cause le droit de manifester. Une atteinte massive portée, donc, non seulement aux corps manifestants mais aussi, du même coup, aux libertés publiques. Même dans les années Marcellin-Poniatowski, après Mai 68, on n’a rien vu de semblable.

Quant à la notion de « violences policières », elle est, si l’on peut dire, handicapée par deux défauts majeurs. En premier lieu, le mot « violence » s’écoule à jet continu du robinet d’eau tiède de la discursivité « démocratique », il est devenu le concept portemanteau appelé à désigner tous les maux de la terre et il permet du coup de fabriquer toutes les chaînes d’équivalence hâtives et intéressées destinées, par exemple, à placer sur un même plan, les effets de la saine colère des Gilets jaunes et ceux de la brutalité calculée de la police. Des « violences » qui, dans leurs effets colossalement asymétriques, se comparent (toutes choses égales au demeurant) à celles qui s’enregistrent lorsque le feu prend à Gaza – des dizaines de morts palestiniens pour quelques blessés dans les rangs de l’armée israélienne. Dans le cas présent : pour les centaines et les centaines de blessés et les dizaines de mutilés, combien de flics sérieusement atteints ? Qu’on nous les montre !
Mais en l’occurrence, l’immense intérêt du mot violence pour les gouvernants et le pouvoir médiatique est de permettre de mettre en équivalence les effets de la colère des uns et ceux de l’action répressive et terrorisante des autres et, par ce tour de passe-passe, de faire disparaître cet élément constitutif de la situation – le caractère incommensurable des « violences » perpétrées par les uns et par les autres. C’est donc à bon escient que Jean Genet proposait, dans un texte qui fit date, destiné à présenter des textes de la Fraction Armée Rouge (RAF), de distinguer radicalement violence des opprimés et brutalité des Etats - de leurs forces répressives. La prolifération contemporaine de la logomachie « antiviolence » n’est ni plus ni moins qu’un effet direct de la dépolitisation ambiante.
D’autre part, l’expression « violences policières » masque soigneusement le caractère distinctement politique des actions qu’elle recouvre. La police, en toutes circonstances, est censée agir sous ordre et sous contrôle du pouvoir exécutif, en premier lieu, des représentants de la nation si son action apparaît décidément litigieuse. Dans les circonstances actuelles, cet enchaînement est parfaitement vérifiable : la police agit selon une orientation politique qui est fixée par l’exécutif et qui, depuis le début du mouvement, ne s’est jamais démentie. Les dites violences policières sont donc avant tout l’effet d’une brutalité politique concertée exercée par les gouvernants à l’endroit d’une partie de la population – des citoyens, comme on dit. Les « violences policières » sont le faux-nez d’un pouvoir dont la brutalité face au peuple devrait trouver sa qualification – démocratie violente ? Brutal-libéralisme ? République du LBD 40 ? A vous de dire...

La manière dont, tout naturellement, est venue sur le devant de la scène la brutalité de la police nous conduit à republier un texte [1] dans lequel, peu avant que ne prenne corps le mouvement des Gilets jaunes, nous proposions quelques outils conceptuels susceptibles d’éclairer la tradition de brutalité policière en France. En effet, dans le contexte actuel, il n’est que trop évident que le niveau de l’action répressive de la police face au mouvement n’est que la traduction en actes de messages que le pouvoir politique ne saurait mettre en circulation comme tels – il faut que ce mouvement cesse et cède, de gré ou de force, et qu’à l’occasion l’idée passe, auprès des gens susceptibles d’exprimer leurs dispositions face au gouvernants dans la rue, que manifester, même pacifiquement, même à un rassemblement autorisé expose à toutes sortes de risques d’arrestation, de condamnation, de mutilation. En d’autres termes, la police agit constamment dans ce moment comme l’exécutant zélé du désir du pouvoir le plus ardent (mais informulable et inavouable). Elle est donc, dans ces circonstances, plus que jamais son double abject comme les médias sont, eux, son double bavard – la logorrhée du pouvoir en mal de reconquête idéologique de l’opinion. Le fait que l’exécutif couvre en toutes circonstances les agressions policières contre les manifestants, préférant mentir avec aplomb plutôt que de devoir reconnaître qu’une faute a été commise par un flic armé d’un LBD, est la contrepartie de cette situation dans laquelle la police traduit en actes le désir secret des gouvernants – ceux-ci, à leur tour, couvrent tout, d’un geste décidé comme par l’effet d’un pacte diabolique.

Dans le texte que nous remettons en circulation, le scandale Benalla, faux flic et vrai nervi, était analysé sous l’angle de ce que l’on pourrait appeler les « franchises policières », les « crédits » et « réserves » de brutalité impunissable qui se trouvent de facto accordés à la police. Si Benalla a pu penser qu’il pourrait se divertir impunément en cassant du manifestant (ou supposé tel) place de la Contrescarpe en, littéralement, « jouant au flic », c’est bien sûr qu’il se voyait, lui aussi, comme un double – le garde du corps comme double du Président. La suite allait montrer que c’est bel et bien ainsi que les choses fonctionnent au temps de l’Etat de droit revu et corrigé par Manu 1er : plus le dossier des turpitudes de cet autre double abject s’épaissit (usage indu d’un passeport de service, voyages africains affairistes et/ou barbouzards, mensonges sous serment...) et plus l’immunité perpétuelle accordée à ce chien fou de la République apparaît placée hors d’atteinte de toute poursuite.

Christophe Dettinger, le boxeur intrépide en prison, Benalla le barbouze reconverti en liberté - plus qu’un symbole, c’est devenu un emblème, celui de cette république-là avec son cortège d’infamies et d’iniquités.

De quoi Benalla est-il le... symptôme ? (Benalla à la benne !)

« Tel que tu me vois, tout ce qui m’est arrivé d’agréable dans la vie, c’est à la police que je le dois »
(Gabriel Matzneff, Nous n’irons plus au Luxembourg)

A la mémoire de Jean-Pierre Dacheux

Le côté plutôt farce de l’affaire Benalla (à supposer que la chose prête à rire, ce qui reste improbable) est bien là : que l’emballement médiatique qu’elle suscita découle de l’imposture de ce tout proche « collaborateur » du président de la République, faux flic et vrai nervi, plutôt que des violences caractérisées commises par celui-ci à l’endroit de supposés trublions, en marge de la manifestation du Premier Mai 2018. En d’autres termes, ce type de débordement policier, de chasse à l’homme prompte à tourner à la « bavure » policière, est devenu, dans notre pays, si banal, si routinier, (dans les quartiers, lors des contrôles routiers ou à l’occasion de manifestations et de rassemblement publics) que nul ne semble plus être appelé à s’en émouvoir – pour peu qu’il soit le fait de vrais flics, dans l’exercice de leur fonction.
Le seul tort de Benalla serait donc de s’être fait passer pour un flic alors qu’il ne l’était pas, d’avoir fait un usage indu du casque et du brassard réglementaires et de façon tout à fait subsidiaire ou accessoire seulement d’avoir agressé des personnes à l’occasion de cette manifestation. Ce qui pourrait se dire autrement : il faut défendre sans relâche et sans faiblir le droit exclusif de la police (dans tous ses corps et états, incluant les polices municipales, celles des transports publics et, bien sûr, la gendarmerie) à commettre ses propres exactions et cultiver ses propres bavures et à le faire ès qualités, si l’on peut dire. Honte et malheur aux imposteurs, fussent-ils membres de la garde rapprochée et du premier cercle qui entourent le chef de l’Etat !

C’est ainsi, donc, en vertu de cette singulière philosophie des prérogatives policières, ou, plus abruptement, de l’exception policière, que le ciel est tombé sur la tête du garde du corps préféré du Président... Tout petit, déjà, le bel Alexandre rêvait de casser du gauchiste, de faire son petit Lacombe Lucien vêtu d’un bel uniforme de milicien, au service de la République bien sûr, comme d’autres rêvaient, à cet âge, de jouer au train électrique... La République est venue à sa rencontre en marchant d’un bon pas et Alex (celui d’Orange mécanique, cette fois) a cru son heure venue lorsque ses amis haut placés à la Préfecture de police le convièrent à observer l’art et la manière de saucissonner une manifestation populaire et de faire rendre gorge au Black Bloc... Las, pris dans le feu de l’action, emporté par son enthousiasme, républicain, toujours, le voilà qui se mêle de mettre la main à la pâte et se fait chien courant, impatient de rapporter à son maître la dépouille ensanglantée de sa proie... Mais les portables, Alexandre, les smarphones et la sale manie de leurs usagers de photographier à tout-va... !!! Comment un homme du sérail, un grand professionnel de ton calibre a-t-il pu se laisser piéger ainsi, tel le premier bleu venu ?!

La première des questions que soulève l’ « incident » Benalla a trait au sentiment d’impunité ou plutôt d’immunité de celui qui en est le principal protagoniste. Si le garde du corps du Président marcheur et marchant a pu s’adonner de si bon cœur à sa passion du maintien de l’ordre et à son goût du baroud policier, en irrégulier, certes, mais ne doutant de rien, c’est qu’il se sentait parfaitement assuré de ses arrières. C’est qu’il avait en tête la rassurante notion d’un continuum des forces et corps chargés de réprimer l’agitation sociale et de veiller à ce que toute espèce d’irrégularité, de trouble ou de subversion produite par les ennemis de l’Etat soit étouffée dans l’œuf. Ce n’est pas seulement qu’il se sentait banalement « couvert », mais plutôt qu’il était imbu d’une philosophie de l’ordre politique et social dont le propre est de voir en tout membre des forces de l’ordre un homme (une femme, pourquoi pas... ?) du Président et, inversement, en tout homme du Président en membre, de droit, une partie des forces de l’ordre.
L’affaire Benalla, donc, bien loin d’être une tempête dans un verre d’eau indûment transfigurée en affaire d’Etat par l’agitation médiatique ( pour une fois, serait-on tenté de dire...), est une miniature, un microcosme dans lesquels se condensent tous les plis, toutes les dérives, du régime sous lequel est placé aujourd’hui, en France, le gouvernement des vivants : un hyperprésidentialisme autoritaire virant au néo-monarchisme bouffon et dont ne cessent de s’accuser les traits policiers. Selon cette philosophie de garde du corps (qui n’est jamais que le décalque simplifié, dans le crâne exigu d’un chien de garde, de la conception que se font ses maîtres de leur fonction et de leurs prérogatives), les corps répressifs, toutes catégories confondues, montent la garde autour du corps du Roi et ont vocation à neutraliser tout ce qui est susceptible de lui porter atteinte – que ce soit directement, à l’occasion d’une sortie en ville (les photos publiées dans la presse sont, sur ce point, éloquentes), ou indirectement, au tournant d’une manif un peu chahutée. C’est donc bien la moindre des choses que, dans cet esprit, l’un des plus appréciés des mousquetaires du Roi puisse emprunter un brassard de police pour neutraliser quelques suspects dans les rues de l’indocile capitale du royaume... Il y a le Roi en son palais et, autour de lui, toute une série de cercles concentriques de fonctionnaires, agents, serviteurs, obligés et, nécessairement, affidés et hommes de main. La police étant celle du Roi, il est donc bien entendu qu’elle se doive d’accueillir avec déférence celui dont la (haute) qualité se définit par sa proximité avec le corps du Roi – ce qui fut bien le cas, lors de la manifestation du 1er Mai.

C’est tout cela qui s’agitait dans le maigre ciboulot du gros bras élyséen lorsqu’il se mit en tête d’ajouter à son tableau de chasse quelques subversifs tout de noir vêtus. Pour autant, ce n’est certainement pas lui qui a inventé l’idée selon laquelle la fidélité et la loyauté au (supposé) souverain sont des vertus qui, en bien des circonstances, sont destinées à prendre le pas sur ce que les attardés de l’Etat de droit appellent « le fonctionnement normal des institutions ». Cet esprit du coupe-fil, des passe-droits, des raccourcis, nourri par l’horreur des procédures régulières et des circuits hiérarchiques « normaux », prompt à s’épaissir en culture de l’état de nécessité permanent, culte de l’urgence et, en fin de compte, de flirter en permanence avec l’ état d’exception (l’état d’urgence indéfiniment prolongé) – c’est l’esprit même du régime présidentialiste à l’époque de « la crise » dopée au « terrorisme », c’est son style, c’est sa manière. Benalla n’en est que la version gaffeuse, celle d’un Rastignac surgi du néant, ne doutant de rien et s’y voyant déjà (où ça ?, tout en haut assurément, mais où exactement, on ne sait, il faudrait lui poser la question...).

La chose vraiment intéressante et qui trouve son point d’ancrage dans la dérive néo-monarchique (une monarchie grotesque, bien sûr) du régime, c’est, très précisément, que cet homme du Président soit surgi du néant. En matière de violences mortelles ou, plus couramment, de dérives policières et assimilées, on est plutôt habitué à voir surgir des profils de serviteurs de l’Etat, ayant gravi tous les échelons de la profession, formés dans le moule de l’appareil policier – le modèle inégalable en la matière étant Maurice Papon. C’est la face cachée de la légalité républicaine, son côté basse-œuvres et compagnie – mais partie intégrante de cet appareil administratif qui, les circonstances aidant, peut produire son lot de criminels de bureau. Benalla, c’est tout le contraire, l’électron libre, l’homme sans passé, le crapaud que la baguette magique du prince transforme, dans l’instant, en princesse ou plutôt en Kill Bill – l’homme de confiance, l’alter ego musclé du chef de l’Etat, celui que l’on ne peut pas louper sur la photo...
Un tel « miracle », seul un fonctionnement autocratique le rend possible : Benalla, c’est Ben-Hur, le galérien, un jour remarqué par le noble Quintus, chef de la flotte romaine, et appelé à devenir son sauveur (dans la tempête), son confident, son fils adoptif... Que de tels agencements soient possibles entre celui qui trône tout au sommet en sa qualité de représentant supposé de tout un peuple (la fiction fondatrice de l’institution démocratique contemporaine) et son tout aussi juvénile prétorien providentiel – c’est là, assurément la marque d’une « fatigue » extrême de ladite institution – là où le partage censé faire époque, encore et toujours, entre le monarchique et le républicain tend à perdre toute visibilité. Benalla devient ce qu’il devient – celui que l’on voit au côté du Président, comme son double musclé, sur toutes les photos de déplacement de celui-ci par la seule grâce du geste jupitérien qui l’élit. Il en vient alors à voir, dans cette modalité toute monarchique de l’ « élection » une matrice, un principe général : si c’est selon cette modalité qu’il est devenu, lui, une sorte de superflic élyséen, ayant emprunté l’ascenseur supersonique de la grâce présidentielle plutôt que les escaliers de la méritocratie administrative (examens fastidieux, concours, diplômes, promotions, parcours de carrière...), c’est donc bien qu’inversement, la police, plutôt qu’un corps de l’Etat, une institution encadrée par l’Etat de droit se définit comme une sorte de garde du corps collectif du Chef. D’où découle cette condition de totale fluidité dont l’évidence lui saute aux yeux entre la barbouzerie élyséenne et la police parisienne, qui lui permet de se lancer d’un cœur léger, le 1er Mai, dans cette entreprise de tourisme répressif et qui va, contre toute attente, lui retomber lourdement sur les pieds.
Il semblerait, à en croire certains échotiers, que le Président et son double grandi sur un dojo se soient tutoyés, au temps de l’état de grâce du premier et de la providentielle splendeur du second... Ce détail, illustrant la familiarité de l’énarque président des riches et du Mr Nobody, « John Doe » devenu big shot élyséen, montre bien à quelle vitesse se délite l’appareil symbolique de l’institution dite républicaine et démocratique : ce qui est ici en devenir, c’est la substitution des bandes, des clans, des clients agglutinés autour du chef, composés par lui, adoubés par lui, au feeling et à l’affinité intuitive, en lieu et place des traditionnelles équipes sélectionnées selon les critères d’expertise et de compétence non moins que loyauté. L’effet de ce nouvel agencement, c’est qu’un exécutant comme Benalla va se sentir intouchable en sa qualité non pas seulement de proche du Président – une figure du souverain se tenant au-dessus de la loi dans la mesure où il est hors d’atteinte de toute poursuite judiciaire – mais surtout de double de celui-ci. Il en est la prothèse, le bras armé, pas seulement le vigile – c’est la raison pour laquelle il insiste tant pour se voir attribuer un port d’arme. C’est exactement cela, un agencement, selon Deleuze et Guattari, cette combinaison de deux corps complémentaires, cette synergie de deux singularités hétérogènes, d’une supposée tête politique et d’un bras armé, deux types pressés shootés à la jouissance du pouvoir, mais déployant leurs respectives ambitions sur des plans tout différents et à des échelles sans comparaison – cette sorte de centaure qui se nommerait Macron-Benalla – Macronella... Un attelage qui, en dépit de la dynamique impétueuse qui le porte, s’avère suffisamment fragile pour se fracasser sur le premier obstacle rencontré en chemin (Benalla, c’est Messala sur son char : une surabondance d’or et de pourpre, une présomption sans bornes, mais des roues trop fragiles...).
Ce qui rend possible un tel agencement, une telle proximité (intimité presque [2]), dans l’absolu disparate, c’est en premier lieu la perte de substance des personnages censés incarner au plus haut niveau la puissance de l’Etat et représenter, de même, le peuple comme souverain (la fiction utile du régime dit démocratique, une fois encore). On est vraiment entré dans la phase terminale de ce que Claude Lefort appelait le processus de désincorporation du pouvoir, de désintrication de la forme symbolique de la puissance légitime (« la démocratie », « la République ») et des corps particuliers appelés à y occuper la place des gouvernants. A ce stade terminal, une tension toujours plus criante se manifeste entre fonction représentative (le Président comme « représentant » non pas seulement de ceux qui ont voté pour lui, mais du corps national tout entier, comme cela se répète ad nauseam au lendemain de chaque élection présidentielle) et capacité d’incarner (de plus en plus distinctement pâlit l’aura de ceux qui sont installés au sommet de l’Etat, moins d’un an après son élection, le Président entre irrévocablement dans le rôle du mal-aimé et les quinquennats s’achèvent irrévocablement en fuite à Varennes), les ministres sont de plus en plus transparents et interchangeables, le public, sauf exception, en oublie les noms, ils lui apparaissent comme de purs characters évanescents et substituables , tels les personnages d’un jeu vidéo...
Tout ce qui aurait vocation à incarner et à attribuer des noms propres à l’autorité politique et au régime légitime de la politique est devenu jetable, exposé aux affects qui dominent l’état d’esprit du public dans ses rapports aux gouvernants – la déception, le ressentiment, la fureur, le mépris, la dérision, etc. Macron a beau faire la leçon à l’adolescent qui, à l’occasion d’une de ses apparitions publiques, l’interpelle familièrement au doux nom de « Manu ! » – c’est le gamin qui a l’intuition juste de ce dont l’époque est faite, dès lors qu’il s’agit de prendre acte de la disparition de toute espèce de lustre où réserve de gloire, de prestige symbolique, associés à la fonction de dirigeant politique, chef de l’Etat, incarnation supposée de l’institution politique, de la collectivité nationale – impossible de faire tourner ici la roue de l’histoire à l’envers quand on a affaire à de ces potentats (dans un système où le Président de la République est la clé de voûte, l’alpha et l’oméga de tout le système politique) qui invectivent un quidam en langue de voyou à l’occasion d’une sortie publique, filent à l’anglaise sur un scooter pour aller passer la nuit avec leur maîtresse ou bien, donc, copinent avec leur garde du corps comme deux potes de terrasse dans un café du XI° arrondissement, par une belle soirée d’été...

C’est sur ces plis du présent que l’incident grotesque (et lugubre en même temps) qui porte désormais le nom de Benalla est un gros plan, un peu oblique peut-être mais parfaitement distinct : si le susnommé peut aller faire son pitbull sur les bords de la manif du 1er Mai, c’est, fondamentalement, qu’il se perçoit comme le double « manuel » de « Manu », ce dernier étant censé incarner « la tête », le cerveau, l’intellect du pouvoir. Non pas, en l’occurrence, la figure classique de « la tête et les jambes » mais plutôt « l’intellect et les poings ». C’est donc, apparemment, qu’il faut à cet intellect de pouvoir, des poings solides et constamment en action... Et c’est donc en sa qualité de double, je me répète, que ce nouvel Alexandre conquérant se sent non seulement protégé et couvert, mais hors d’atteinte de toute demande de reddition de comptes... une figure qui, infailliblement, éveille un souvenir : celui de cet indispensable « double abject » du souverain qu’est, selon le nostalgique de la monarchie absolue Joseph de Maistre, le bourreau, l’exécuteur des basses œuvres. Or, c’est bien comme tel, exécuteur des basses œuvres, que Benalla déploie son zèle le Premier Mai, de son propre chef, bourreau volontaire (comme d’autres sont pompiers volontaires) des agités supposés sévir aux abords de la Contrescarpe et dans les allées du Jardin des Plantes. La fantasmagorie qui le met en mouvement, ce jour-là, jette une lumière crue sur la vivacité avec laquelle se reconstitue un imaginaire monarchique, et même de monarchie absolue, à l’époque du présidentialisme tardif, finissant, pourrissant, terminal, de la V° République. Pas de monarque absolu (fût-ce pour rire) sans bourreau (à la mesure du premier – petit nervi de sac et de corde).

On repère là un motif dont l’identification aussi précise que possible est indispensable pour comprendre comment fonctionnent les corps répressifs en France, à commencer par la police et tout ce qui s’y assimile. L’idée de base – qui n’est pas tant une idée qu’une représentation collective, une sorte de fantasme innommable -, c’est que la condition de « gardien » de l’ordre légal et de l’ordre tout court (« les forces de l’ordre »), c’est précisément ce qui autorise à s’émanciper de la loi. C’est le paradigme tout simple de la conduite automobile : s’il est une catégorie professionnelle qui s’estime, en toutes circonstances, dispensée de respecter le code de la route, c’est bien la police. Cette dispense perpétuelle que ce corps s’accorde à lui-même, dans les faits (le règlement fixe au contraire un cadre très strict et détaillé pour ces dispenses), elle découle directement pour lui du fait même qu’il est chargé de veiller à ce que l’automobiliste lambda respecte scrupuleusement, lui, le code de la route et soit sanctionné s’il ne le fait pas. C’est ce raccourci vertigineux, ce sophisme notoire qui fonde, structurellement, l’exception policière dans un pays comme la France, et l’ensemble des pratiques qui s’y rattachent – une exception si solidement enracinée et pour ainsi dire instituée que toute mesure susceptible d’y porter atteinte suscite dans l’instant une levée de bouclier policière propre à en faire reculer sans tarder l’initiateur – la simple et modique tentative, par exemple, de faire en sorte que tout flic en service soit identifiable par un matricule lisible.
Ce qui, dans un pays comme la France, fonde l’action de la police, en constitue la condition toute première de l’efficacité – aux yeux de la corporation policière mais aussi, explicitement ou implicitement, des gouvernants et des partis de l’arc institutionnel, c’est la cohabitation, très souvent litigieuse, de l’application sur le terrain de sa propre « loi » (ses routines, ses règles, ses usages...) avec la loi générale de l’Etat légal, l’Etat de droit. En l’absence de cette marge qui autorise jusqu’à un certain point mais constamment et structurellement la police à se situer et agir non pas au dessus des lois mais en marge de celles-ci, en interprétant à sa manière, voire carrément en les « oubliant », la police ne fonctionne pas et elle s’estime déjugée et outragée. Cette règle d’airain se vérifie invariablement, chaque fois qu’un personnage de l’Etat, quel qu’il soit, entend bousculer cette règle du jeu inscrite au cœur de la culture policière et de l’usage que les appareils politiques font de la police – tout ceci, naturellement, se plaçant sous l’égide consensuelle du signifiant « républicain ».

Or, cette imprononçable et permanente réserve d’exception dont bénéficie la police en France et qui en fait tout autre chose qu’un corps chargé de faire appliquer à la population des disciplines ou de pratiquer des formes de répression graduées et réglées, on ne peut la comprendre que si l’on revient à la figure du double mise en exergue par de Maistre : c’est en tant qu’elle se sent par quelque biais dépositaire ou délégataire de l’exception souveraine que la police peut s’établir structurellement dans cette position où sa propre liberté souveraine (ce à propos de quoi elle n’a pas de comptes à rendre à quiconque) va s’agence sur « la loi » et le droit de l’Etat. Tout flic de base sait que les contrôles au faciès sont interdits, qu’il ne peut faire ouvrir le coffre d’une voiture que dans des conditions encadrées par la loi – et pourtant, il pratiquera les premiers et inspectera les voitures à son gré – ceci non pas seulement ou même principalement parce qu’il se sent « couvert », protégé par sa hiérarchie, mais, plus important, investi d’une part de l’autorité souveraine, laquelle ne se manifeste pleinement que dans l’exception ; dépositaire, donc, d’une part de l’exception souveraine dont le propre est de situer le souverain en dehors de la loi, hors d’atteinte de celle-ci, dans la mesure même où son autorité renvoie à un « originaire », un fondement plus archaïque (arkhé – le commencement) que la loi.

En ce sens, ce flic de base s’éprouve toujours, dans sa condition policière, comme une sorte de double éloigné mais tangible du souverain, cette condition se manifestant dans le partage (intangible et surtout inavouable) de l’exception. C’est évidemment avec la figure de la bavure policière que ce partage devient le plus distinct : c’est un fait que les violences policières, celles qui entraînent la mort comme les autres, font l’objet d’un traitement judiciaire qui les excepte du droit commun, tel que celui-ci s’applique aux justiciables ordinaires. Qu’en l’occurrence la « règle du jeu » du double abject (le flic, ici) du souverain soit entérinée et validée par l’institution chargée d’appliquer la loi, la Justice, est à souligner d’un double trait – tant il est évident que l’on voit ici le régime de la règle et le règne de la norme plier le genou devant la figure persistante, dans les conditions dites démocratiques même, de l’exception souveraine circulant comme un venin dans le corps de l’Etat, des institutions, de la population elle-même dans une certaine mesure (lorsque celle-ci réclame, par exemple, une police d’ordre plus répressive...).
Disant cela, je souhaite mettre l’accent sur la singularité de la figure policière à la française, qui est quelque chose de plus que ce que les sociologues et spécialistes appellent couramment et quand même, à plus d’un titre, par antiphrase, « la culture policière ». On peut en effet parfaitement concevoir et éventuellement vérifier qu’existent de par le monde, sous des latitudes proches ou lointaines des nôtres, d’autres figures policières, des singularités policières relevant d’une autre matrice que celle dont j’essaie de montrer ici qu’elle est indissociable de l’exception souveraine. On peut par exemple imaginer une police dont le principe serait qu’elle est avant tout un service public, au service donc en premier lieu non pas de l’Etat ou des gouvernants mais de la population, y compris dans ses fonctions d’ordre ; bien sûr, le fait que ces dernières incluent nécessairement une dimension répressive et donc des usages variables de la violence vive engendre inévitablement la production d’un « supplément », d’un reste, d’un reliquat de brutalité et d’arbitraire, irréductible à cette dimension du « service » rendu et dû à la population ; en d’autres termes, même dans la plus exemplaires des démocraties, disons, « à la scandinave », pour faire usage d’un cliché commode, il est hautement improbable qu’une telle police de service de la population existe ; mais cette notion n’en peut pas moins être une matrice dont le propre serait de s’opposer du tout au tout au « modèle » français.
Tout aussi bien, on peut concevoir d’autres figures policières dans lesquelles les flics, comme corps répressif et force de l’ordre ou du désordre organisé, sont avant tout les clients et les hommes de main d’un pouvoir plus ou moins autocratique, ce qu’on appelle couramment une « dictature ». Le rapport « personnel » purement clientéliste ou clanique qui s’établit ici entre le Chef, le maître, la clique, le gang ou la mafia au pouvoir et les flics, omnes et singulatim, est d’une espèce différente de celui qui prévaut, chez nous, sous l’égide du signifiant « République ».
Dans la tradition française telle qu’elle s’établit solidement dès les origines de la modernité politique, la police se voit en partie prenante et bénéficiaire de l’exception souveraine pour autant qu’elle a assimilé les fondements de la fable fondatrice, celle qui s’entend à faire la part des choses : là où le peuple est le supposé souverain, c’est l’Etat qui en occupe, en vrai et pour de vrai, la place. L’intuition policière du partage de l’exception souveraine, dans les conditions où l’horizon de celle-ci est l’Etat moderne, républicain, une institution complexe, un appareil, une machine vivante – c’est en principe une chose bien différente des prérogatives exceptionnelles dont se sent doté celui qui tire sa puissance et sa liberté d’action de sa fidélité, de sa proximité avec un souverain ayant la figure d’une personne humaine – un monarque, un roi, un prince, un seigneur, un sultan... en bref, le complexe du mousquetaire.

Ce qui est intéressant, dans l’incident Benalla, c’est la façon dont il brouille les repères et tend à rendre indistinctes l’une de l’autre ces deux figures – le retour du « monarchique » dans la configuration républicaine. Le cœur de cette indistinction se dévoile précisément là où le garde du corps, le mousquetaire ou, si l’on veut le dire à la romaine, le licteur aspire à se faire passer pour un flic, joue (mime) le flic. Là où celui qui, dans des configurations plus « classiques » aurait à cœur, au contraire, d’afficher sa distinction en montrant sa différence d’avec les flics (comme d’Artagnan et sa bande qui ne rêvent que d’en découdre avec la « police » du Roi), s’en va mimer les flics jusque dans leur art de mentir sous serment avec aplomb, soutenus sans défaillance par leurs syndicats, lorsqu’il leur faut, par extraordinaire, rendre des comptes pour des violences commises dans l’exercice de leurs fonctions – encore et toujours, les fameuses « bavures » – voir à ce propos les déclarations de l’arracheur de dents Benalla devant la commission sénatoriale à propos de ses fonctions à l’Elysée, de son port d’armes et autres menues broutilles... La différence amère (pour lui) où s’atteste, à l’usage, la distinction entre le vrai et le faux bourrin étant que le second ne voit pas se porter à sa rescousse, lorsqu’il lui faut comparaître, de ces « alliances » corporatistes et syndicats patibulaires dont le principe inaltérable est et demeure : right or wrong, my cop, my friend, my killer !

Vraie racaille et faux flic, Benalla passe à la trappe là où il s’avère que la proximité de l’irrégulier qu’il est avec le corps présidentiel, celui qui braconne à la lisière des violences policières instituées, cette proximité ne suffit pas à compenser le handicap de sa non-appartenance à la corporation, au corps policier. Il court-circuite les hiérarchies lorsqu’il s’agit d’obtenir son port d’arme, pense se tenir sur un pied d’égalité avec les caciques de la Préfecture de police (vingt-cinq ans de carrière et de bons offices au service de l’ordre républicain...) lorsqu’il s’agit de négocier sa participation soi-disant observante aux opérations de maintien de l’ordre, par antiphrase, du 1er Mai ; mais sa condition d’homme sans passé dans la tribu policière lui revient en boomerang lorsque les choses partent en vrille : dans la police, on se serre les coudes, mais on n’aime pas les chiens fous et tout ce qui émane d’officines parallèles que l’on ne contrôle pas.
Le fait qu’en l’occurrence il s’avère que l’appartenance du nervi au premier cercle sécuritaire de l’Elysée (le supposé cœur battant non seulement de l’exécutif, mais de l’institution politique en France) ne fait pas le poids face à sa non-appartenance à la tribu policière lorsqu’il s’agit de rendre des comptes pour des actions litigieuses d’espèce policière (arrestation musclée, comme on dit, de quidams, coups et blessures au moyen d’objets empruntés à l’arsenal policier, usurpation de fonction policière...) ; – voilà qui est une belle illustration de la labilité de l’exception souveraine, dans les conditions même du glissement néo-monarchique du régime présidentiel : Macron peut bien, lorsque la presse et l’opinion lui demandent des comptes sur la frairie benalliennne du 1er Mai, se retrancher avec arrogance et sans grand panache derrière son immunité présidentielle (« Qu’ils viennent me chercher … ! »), il ne saurait du même geste étendre sa protection à son double abject – son garde du corps préféré. Tout au contraire, il le lâche sans hésitation et l’offre en holocauste aux prêtres de la démocratie médiatique. On voit là en pleine lumière les limites de la capacité d’un éphémère homme providentiel, devenu président à l’occasion d’un concours de circonstances des plus heureux (pour lui), de cet enfant chéri du destin, donc, dans ces conditions particulières, à incarner, c’est-à-dire à faire coïncider son corps et sa personne propre avec l’exception souveraine ; or, celle-ci est, bien davantage qu’une clause du système présidentielle : une figure fondatrice de l’institution politique dont l’efficace se maintient sous des formes subreptices mais effectives dans nos sociétés même... Il (Macron, nano-Jupiter) se rassure à se savoir lui-même hors d’atteinte dans la tempête qui secoue le pays au fort de l’affaire Benalla, mais il est hors d’état d’effectuer le geste romain consistant à poser sa main sur la tête de son protégé, et, tenant la foule à distance, énoncer le sacramentel : « Noli eum tangere ! » – que nul ne s’avise de chercher noise à mon chien de garde, car il est à moi et s’en prendre à lui, ce serait s’en prendre à moi !
Misère et fragilité de l’exception souveraine au temps même de ce qui, sur un mode parodique et bouffon, revêt l’apparence d’une perpétuelle Restauration, qu’elle emprunte les traits de la monarchie orléaniste (de Louis-Philippe en Edouard Philippe...) ou d’un Second Empire où la bande dessinée remplace Offenbach... Sous le régime gaulliste, le néo-monarque (le néo-Bonaparte providentiel, dans les termes de l’analyse marxiste classique) assurait l’immunité aux exécutants de ses plus basses œuvres – affaires Ben Barka, etc. Le dispositif souverain ici inscrit dans les gènes de la V° République en a déjà pris un coup au temps de la relève mitterrandienne – l’affaire du Rainbow Warrior, celle des Irlandais de Vincennes en furent des témoignages probants. Au fur et à mesure que se renforcent les traits grotesques de ce pli néo-monarchique, depuis le règne calamiteux de Sarkozy, il s’avère qu’en vérité le périmètre effectif de l’exception souveraine, de son champ d’application n’en finit pas de se rétrécir – la capacité d’incarner, d’incorporer la figure du souverain en principe remise pour cinq ans à une persona (un masque ?) devient de plus en plus évanescente, vaporeuse, liquide. Macron se rassure en fanfaronnant, alors que se déchaîne la tempête suscitée par les aventures de Benalla – « Vous ne me toucherez pas, car je suis intouchable, hors de portée de vos assauts ! » – mais au fond, il n’en est pas si sûr, car il sait de quel bois peu solide est faite l’immunité souveraine dont il se prévaut. C’est ce que ne comprennent pas ceux qui, rétrospectivement, ont estimé que, décidément, à l’affût de toute occasion de vendre du papier, les journaux (Le Monde en tête) en avaient fait trop en accordant à l’incident Benalla le statut d’affaire d’Etat, de la dimension du Watergate ; ceux-ci n’ont pas compris que c’est là désormais précisément la paille dans l’acier dont est fait le régime présidentiel en France, le système présidentialiste chauffé à blanc : qu’un accident de parcours de cette espèce, mettant en cause une (toute) petite main – mais mal placée – du Premier Consul du moment puisse, dans l’instant, se transformer en scandale d’Etat ternissant le lustre de l’élu et en sapant, aux yeux du public, toute l’autorité et suscitant une durable crise de gouvernance ; qu’une telle fragilité puisse être la conséquence directe de la présidentialisation à outrance du mode de gouvernement : lorsque c’est une petite main de la persona présidentielle qui se fait prendre dans le sac, c’est la main présidentielle elle-même qui brûle...

L’un des traits de l’époque, en tant que celle-ci est des plus basses, vouée à la bêtise et réduite aux borborygmes, férocement obscurantiste plus encore que réactionnaire ou conservatrice, obstinément restaurationniste en tout cas, l’un des traits saillants de l’époque est de travailler sans relâche à imposer en toutes choses le point de vue de la police, son regard sur le monde et ses récits du monde comme la narration naturelle et universelle du cours des choses, des plus infimes détails de la vie quotidienne aux événements les plus saillants de l’Histoire globale contemporaine (disons : des circulations dans les halls d’immeubles des cités aux aléas des relations entre les Etats-Unis d’Amérique et la Corée du Nord). La sainte-alliance des pouvoirs (gens de l’Etat et de médias, Eglises, appareils idéologiques...) tend à asseoir et la légitimité et l’efficience de cette narration du cours des choses présentes ( de l’ « actualité » au sens général du terme) du point de vue de la police, d’une police générale de la vie – ce qui, dans les formes triviales du feuilleton télévisé, du commentaire des violences policières par les gens de la télé, les ministres petits et grands et les procureurs de la République tend à faire du flic, sous toutes ses espèces le narrateur de l’époque en même temps qu’une figure dont l’immunité doit être sans cesse restaurée, réaffirmée et défendue. L’éloge, urbi et orbi, de la police, cela passe d’abord par cette police des récits qui atteint ses sommets lorsqu’elle trouve une occasion de magnifier le storyteller équipé de son désormais indispensable gilet pare-balles (mânes de Walter Benjamin !) en héros et martyr – Beltram et quelques autres vaillants soldats de la République tombés au champ d’honneur de la lutte à mort contre le terrorisme [3].

Le flic, narrateur et héros de l’époque, cela repose avant tout une notion de l’ordre dont le propre est de dénier toute forme de légitimité à des formes de conflictualité ou de division susceptibles de déboucher sur des « violences » – notion nébuleuse et protoplasmique par excellence – c’est le paradigme de la chemise déchirée du cadre d’Air France, action criminalisée par la susmentionnée Sainte-Alliance sous le régime général d’une allergie aux « violences » dans un temps où le fond de l’air est non pas rouge mais kaki – l’âge de la lutte contre le terrorisme. Le policier (de tout poil), redresseur de torts universel (on n’en a jamais fini de puiser dans le fonds imaginaire du western), conducteur d’un récit du présent où il est question de sauver l’humanité contre ces incarnations du mal absolu (radical pour les initiés à la morale kantienne) que sont le terroriste, le pédophile, le dictateur néo-totalitaire et, de manière croissante, le harceleur sexuel, doit voir constamment sa condition d’immunité réaffirmée contre tout ce qui tendrait à remettre en cause ces moyens de violence que dicte l’urgence et l’état d’absolue nécessité et auxquels le flic-sauveur est de plus en plus couramment porté à recourir.
D’où la multiplication des dispositifs et moyens d’exception destinés à permettre au policier d’exercer sa fonction multipolaire de rempart de l’ordre et la loi – quand le spectre du terrorisme rode, on ne va quand même pas s’alarmer de quelques restrictions apportées à l’exercice des libertés publiques, quand l’ombre du pédophile plane sur la ville, on ne va quand même pas s’insurger d’un petit tour de vis imposé aux conduites sexuelles des adolescent-e-s...
Dans un temps, donc, où la mise en récit du monde par les gouvernants et les machines à raconter de l’hégémonie passe par la surexposition de ces menaces terribles qui pèsent sur notre condition immunitaire et, corrélativement, par la célébration de toutes les figures policières supposées monter la garde et assurer notre protection (par tous les moyens et au prix de tous les sacrifices), l’incident suscité par l’inconduite du faux flic, du rogue cop Benalla, c’est vraiment la goutte de fiel dans le tonneau de miel du storytelling aligné sur le gouvernement des vivants à l’ordre et à la sécurité. Pas étonnant, donc, que le vide se fasse autour de ce drone humain hors contrôle et que la police, la vraie, profite de l’occasion pour faire valoir, par contraste avec les dérives du garde du corps, la légitimité et la « normalité » de ses propres usages de la violence souveraine – figure, on l’a dit, où l’odieux le dispute au burlesque : où va-t-on si le premier quidam venu s’avise, sommairement déguisé en flic, de s’adonner aux brutalités illégales mais routinières dont nous avons, nous flics, tant à cœur de nous assurer l’exclusivité et à perpétuer l’impunité ? Où va-t-on si les libertés que nous nous accordons et qui nous sont tacitement accordées par nos supérieurs hiérarchiques et les gouvernants, au nom de l’état de nécessité (le maintien de l’ordre) en viennent à devoir être partagées avec la première barbouze venue, et qui parade et qui se selfie avec un gros flingue qu’elle détient en toute illégalité ? En somme, ce que revendiquent les flics, comme corporation, en l’occurrence, c’est un imprononçable droit à l’exception dont ils détiendraient l’exclusivité – il ne se passait rien de particulier Place de la Contrescarpe, après la manifestation du 1er Mai, qui justifiât lancer de grenades et charges contre les badauds...
C’est que nous vivons dans un temps où l’affolement des boussoles sécuritaires et le délitement de l’action politique orientée par des programmes et indexée sur l’action des partis de gouvernement produit la multiplication et l’émiettement des corps répressifs, des milices, des polices Canada Dry, toute une nébuleuse de dispositifs agencés autour du motif magique de la « sécurité » et dont la prolifération met à mal le monopole de la violence légitimée par l’autorité des corps policiers traditionnels – police nationale et gendarmerie. Tout un continuum répressif et sécuritaire, tout un système de veille, de surveillance et de contrôle généralisé est en train de se mettre en place, et dont les nouvelles frontières se découvrent chaque jour – police d’internet, police des conduites sexuelles, police des circulations de toutes sortes, police de la vie familiale, etc. Dans un tel contexte, la tendance à la multiplication des clones abjects du souverain, dans les usages triviaux et microphysiques de l’exception souveraine est bien difficile à enrayer – d’où la levée de bouclier corporatiste de la bureaucratie policière lors de l’affaire Benalla. Le glissement sécuritaire se détecte à l’œil nu lorsque les polices municipales se voient peu à peu dotées de prérogatives jusque-là réservées à la police nationale et la gendarmerie (port d’armes, contrôles d’identité...), lorsque les milices dites privées (officines de sécurité qu’il faut bien appeler par leurs noms) héritent à leur tour de prérogatives en principe réservées aux polices locales, etc. C’est dans ce contexte d’expansion sans limite de la nébuleuse sécuritaire, où les gilets pare-balles et les armes létales et supposément non létales se multiplient comme les petits pains dans les Evangiles que surgit l’affaire Benalla sur ce mode extravagant qui fait quand même un peu désordre...
La police, au fond, n’aime pas les imitateurs dans la mesure où chacun d’entre eux, lorsqu’il se fait prendre en flagrant délit, trahit son secret le mieux gardé – qu’elle agit sans modération en prenant les plus grandes libertés avec la loi, en affirmant et affichant ses libertés, ses propres prérogatives face à la loi. La police ne se tient pas devant la loi, ni au-dessus de la loi, mais à une distance variable de la loi, et c’est dans cet écart que se manifeste sa puissance, indissociable de ce jeu avec le suspens de la loi. Rien n’est plus éloigné du « secret », c’est-à-dire du fonctionnement effectif de la police, que l’idée qu’elle est purement et simplement « au service de »... » – des appareils politiques, du capital, de telle ou telle clique, etc. Ce qui, dans la police, constitue une menace perpétuelle pour les libertés publiques et les gens ordinaires, menace infiniment variable selon les situations, c’est le fait même qu’elle est le double obscur du souverain et, à ce titre, le conservatoire d’une figure archaïque de la souveraineté, une figure qui est susceptible de s’estomper mais ne s’efface jamais complètement sur le sable de la politique contemporaine : la figure d’une instance, d’une puissance, d’une force qui est toujours antérieure à la loi, « déjà-là » quand la loi est appelée à statuer et qui, à ce titre, en balise le champ d’action et l’efficace. Ici encore, les violences policières ont valeur de paradigme : elles sont, toujours, ce qui précède l’intervention de la Justice, et ce que celle-ci n’a pas, de fait, la capacité de désavouer entièrement. C’est la bavure policière qui, elle-même, délimite le champ dans lequel la Justice va pouvoir ou devoir s’exercer face à elle – généralement en exonérant ceux qui l’ont commise de toute faute (ainsi, dans le cas de Rémi Fraisse comme dans tant d’autres), jamais en qualifiant le crime comme homicide volontaire, même dans les cas où la police assassine distinctement, à froid ou à chaud, et le plus souvent en trouvant toutes les circonstances atténuantes aux auteurs des violences les plus illégales, illégitimes et barbares – pour peu qu’elles soient le fait de policiers. C’est cette condition globale d’immunité ou en tout cas ce perpétuel traitement judiciaire spécial (un régime distinct d’exception) qui fonde la puissance effective de la police, et lui confère une dimension directement politique.
De la même façon que « l’art » traditionnel de gouverner a, dans nos sociétés, cédé la place à une police générale tournée vers la gestion, l’administration et le contrôle des populations, de la même façon, la police, toute police y constitue non pas seulement un outil, un moyen de gouvernement, mais un laboratoire en matière de conduite et de contrôle du troupeau humain – on a bien vu comment, sous Cazeneuve puis Colomb, la mise en œuvre de techniques policières appropriées a servi à tester un dispositif général destiné à rendre litigieux le droit de manifester – une liberté publique fondamentale ; ceci en lançant des « nasses » au cœur de manifestations dotées de toutes les autorisations, de façon à créer parmi tous les manifestants un sentiment d’insécurité permanent et à les dissuader de descendre dans la rue en d’autres occasions ; de façon à faire prévaloir cette nouvelle norme, intégralement policière, de l’ordre public selon laquelle la rue ne saurait se transformer en aucun cas en espace politisé et politisable, la rue ne saurait « servir » à rien d’autres qu’aux circulations utiles. A ce titre même, la notion d’une neutralité politique de la police, confondue avec son habitude de servir sous tous les régimes pour peu que ceux-ci respectent le périmètre dans lequel s’exercent les libertés policières est la plus impensante qui soit. La police est loyale à tout ce qui respecte les formes de l’exception policière. Pour le reste, elle n’est intrinsèquement ni républicaine, ni démocratique, ni, davantage portée sur la dictature ou nostalgique des régimes fasciste – elle veut avant tout qu’on respecte ses habitudes et ses prérogatives fondées sur l’existence d’une zone d’indistinction, plus ou moins indéterminée, entre l’ordre et la loi. Pour le reste, elle s’adapte aux situations, aux conditions particulières, sans exception. On ne l’a jamais vue se démettre en bloc ou en partie lorsque la légalité républicaine était bafouée. On l’a entendue rechigner ou au contraire faire du zèle, jamais consentir à ce qui bousculerait de fond en comble la règle du jeu. D’une façon générale, elle est sensible aux signaux que lui adresse le législateur, l’exécutif, voire l’opinion et qui l’encouragent à accroître son champ d’action, tendent à lui laisser la bride sur le cou, à augmenter sa puissance et montrer ce qu’elle sait (peut) faire – davantage qu’à ceux qui l’invitent à se soucier de l’Etat de droit et à régler ses pratiques sur les normes établies par celui-ci. Aussi l’idéologie sécuritaire et tout ce qui place son action sous le signe de l’urgence et de l’état de nécessité, pour une « grande cause » ou une autre (la lutte contre le « terrorisme »...) lui va-t-il comme un gant, étant propre à augmenter sa puissance propre et, inversement, à l’immuniser contre tout ce qui viserait à restreindre son action au nom du respect des libertés publiques – surveillance des communications téléphoniques, perquisitions domiciliaires, fichage des personnes via la conservation des données concernant les infractions, placement sous contrôle policier plutôt que judiciaire, etc.

Dans un pays comme la France, le fondement de l’idée que la police se fait de son statut, son rôle, plus que sa mission (l’idée même qu’elle pourrait être le moyen de quelque chose la révulse, elle aime à se voir comme étant à elle-même sa propre fin), c’est la notion d’une puissance armée, mais morale aussi, dont la vocation est de prendre l’ascendant sur les gens, de leur imposer son autorité, de se faire craindre et respecter en tant qu’elle est, distinctement, l’Etat en tant qu’il les surplombe et qui se tient hors de leur portée – par opposition aux politiciens dont ils se moquent, aux élus qu’ils ont le pouvoir de démettre, aux enseignants et aux bureaucrates qu’ils critiquent inlassablement, etc. C’est la raison pour laquelle le flic ordinaire, de plus en plus intensément gavé à la série policière états-unienne où, quand le policier lance son impérieux « freeze ! » à un quidam, celui-ci s’immobilise dans l’instant, car il se sait exposé, s’il bouge, à se retrouver plombé au gros calibre, le flic ordinaire ne saurait s’adresser au commun des mortels sur le ton d’un échange ordinaire, urbain, avoir avec lui, à propos de l’objet le plus courant, une conversation normale et est constamment à l’affût d’une occasion de prendre l’ascendant sur son interlocuteur, quelle qu’en soit la condition et la situation et de lui donner à entendre qui est le maitre. C’est la raison pour laquelle rien n’offusque tant les flics que l’idée qu’ils auraient à être « près des gens » voire à leur service – nous ne sommes pas, disent-ils, des nounous, des assistantes sociales, nous sommes l’autorité à laquelle il convient que chacun s’adresse chapeau bas, à dix pas. C’est la raison pour laquelle ils haïssent toute notion s’apparentant à celle d’une police de proximité, laquelle supposerait qu’ils se tiennent à la hauteur des gens, les saluent avant de s’adresser à eux et leur parlent sur un tout autre ton que celui dont ils usent en toutes circonstances avec ceux qui, bon gré mal gré, ont affaire à eux. Pour la police française, le tout premier des fondements de son autorité, plus encore que la puissance de ses armes ou la brutalité de ses actions, c’est la distance qui la sépare de la population, qui se doit d’être sans cesse reconduite et exposée, et qui est celle qui sépare l’Etat, en tant qu’il est ce qui inspire la crainte de l’ordinaire des gens dont la vocation est de lui être soumis. Le cerveau reptilien de la police, en France, conserve la mémoire d’un temps immémorial où, en effet, le peuple est, pour l’Etat et ses forces de l’ordre, le suspect perpétuel, le peuple du désordre et des émeutes avec sa propension à entrer dans des contre-conduites, s’insubordonner, faire défection – se soulever lorsque l’occasion s’en présente. La police, c’est l’institution de la défiance structurelle que l’Etat éprouve, dans un pays comme le nôtre, à l’endroit du peuple et ce qui, à ce titre et dans ce rôle se tient en permanence entre l’Etat tel qu’il occupe la place du souverain et le peuple qui ne se résigne jamais entièrement à n’être que population administrée, écartée de tout exercice de la souveraineté (les élections générales et l’usage ritualisé du suffrage universel n’en étant, de plus en plus distinctement, que la grimace pathétique).
La militarisation croissante de la police, dans ses équipements comme dans ses pratiques, avec notamment la multiplication des corps que l’on dit d’élite jetés dans la mêlée en toutes occasions où pointe son nez le spectre du terrorisme, est l’indice patent de l’éloignement croissant de l’Etat sécuritaire d’avec la population, de l’approfondissement du fossé qui les sépare. Plus la « police républicaine » ressemble à une garde prétorienne, à une exposition de robocops – non seulement à l’occasion des manifestations mais du plus ordinaire de ces patrouilles surarmées qui arpentent l’asphalte de nos villes, flics et militaires mélangés et indiscernables, et plus la notion de la « bande d’hommes armés », véhiculée par la tradition marxiste et souvent décriée comme simplificatrice, retrouve ses accents de vérité. Plus, dans ce climat même où le chant des sirènes sécuritaires séduit des fractions importantes de la population, les gens ordinaires sont portés à éprouver une vive animosité à l’endroit d’une police brutale, arrogante à la mesure de son inefficacité, plus des pans entiers de la jeunesse et de la population pauvre, notamment celle des zones périphériques et stigmatisées sont, eux, enclins à la haïr purement et simplement – d’où, dans ces espaces, la toute naturelle popularité du slogan : « Tout le monde déteste la police ! ».

Le goût prononcé de Benalla pour les armes, illustré par le fameux selfie où on le voit brandir un pistolet de fort calibre, l’allant avec lequel il s’en va, de son propre mouvement et en bon nervi, cogner du trublion supposé sur les bas-côtés de la manif du 1er Mai – tout ceci montre à satiété à quel point le Monsieur Sécurité de celui qui se fit élire en se posant en rempart contre l’extrême droite postfasciste incarnée par Marine Le Pen est lui-même traversé par ces flux fascistes dont les circulations ne cessent de s’intensifier dans notre société – au point de constituer l’un des traits marquants, voire, dans leur dynamique, le point d’inflexion en devenir, en train d’advenir, de notre époque [4].
Que cette condition d’automate, de ludion mis en mouvement par ces intensités fascistes, Benalla la partage avec de nombreux policiers et autres membres de corps para-policiers radicalisés par les discours sécuritaires du pouvoir et la rumeur médiatique, cela ne fait guère de doute. Les passions punitives, répressives, les fantasmagories agencées autour de notions comme le nécessaire tour de vis, l’indispensable épuration, l’appel à davantage de rigueur et de fermeté, c’est-à-dire de dispositifs d’exception, d’atteinte aux libertés publiques, de démocratie policière, tout ceci fleurit chaque fois que des policiers sont confrontés à une forme ou une autre d’adversité, voire se rendent eux-mêmes coupables de brutalités indéfendables – mais que la propagande sécuritaire sera prompte à transfigurer en manifestations des difficultés croissantes que les flics rencontreraient dans l’exercice scrupuleux de leur métier... Le climat général est à la sacralisation et la célébration perpétuelle de la fonction policière, comme si au fond, le flic demeurait, dans un temps où la durabilité et la viabilité du gouvernement des vivants apparaissent de plus en plus questionnées, l’ultime recours, le dernier rempart contre le chaos... Il fut un temps où, pour l’homme (la femme) de la rue, la police, c’était amplement ce dont le destin de bassesse et d’infamie est d’incarner la bêtise du pouvoir, d’en être le front bas, les calculs mesquins, la brutalité, les voies tortueuses, les bas-fonds... Il suffit de feuilleter un recueil de caricatures de Siné pour se rappeler que cette époque n’est pas si lointaine, selon le temps du calendrier – mais du point de vue des subjectivités politiques, c’est une autre affaire, nous sommes à des années-lumière de ces temps heureux – rien ne s’apparentant aussi peu à une tronche de flic tortionnaire au temps de la guerre d’Algérie, sous le trait de Siné, qu’une caricature de Mahomet à l’époque où, dans Charlie hebdo et ailleurs, c’est le « racisme respectable », et pas moins avéré pour autant, de la gauche de droite qui donne le ton... Rien, précisément, ne donne mieux à entendre le ton de l’époque que la manière dont le flic en est devenu le héros. Cela ne s’est pas fait tout seul, bien rares, voire inexistantes, sont les composantes de la politique institutionnelle, des partis de l’Etat qui n’y ont pas mis la main à la pâte – pour ne rien dire des télés, des radios et de la presse subventionnée.
Dans une scène du film documentaire de William Klein Grands soirs et petits matins (sur les commencements de Mai 68 au Quartier latin), un militant exhorte les badauds et les manifestants à ne pas tomber dans le panneau des « provocations policières » et prononce cette phrase mémorable : « Ce n’est pas parce que les flics sont complètement idiots qu’on doit être aussi bête qu’eux ». Le propos est, à l’époque, de bon sens et nul parmi ceux à qui il est adressé ne se récrient. Ou plus précisément, si, certains parmi eux peuvent être portés à considérer que lancer des pavés sur les flics peut être une bonne plutôt qu’une mauvaise chose – mais quant à l’idée que les flics sont « complètement idiots », l’accord se réalisera sans difficulté...
Il y a bien quelque chose d’intrinsèquement fasciste dans la victimisation insistante des corps répressifs, quelques fameuses poses de Mussolini et Hitler dans les années 1930 et 40, ont immortalisé cette inversion des rôles du brutal, du bourreau, du tortionnaire, du massacreur – et de sa victime. En France, plus une profession, une corporation est vouée à la pure et simple répression, et plus elle fera l’objet, dans le discours administré par les agences de l’hégémonie, d’une surenchère dans sa défense et illustration en tant que victime. Les flics, donc, comme victimes électives, de préférence aux enseignants et aux assistantes sociales qui, pourtant, en voient des vertes et des pas mûres, et ne sont pas, eux-elles, armés. Lorsque les journaux parlent des prisons, c’est généralement pour évoquer les agressions dont seraient victimes les matons lesquels, par définition, ne sont jamais brutaux, arbitraires ou crapuleux dans leurs relations avec les détenus. De même, les contrôleurs des transports en commun, les pompiers quand ils sont conduits à s’activer au côté de la police – et les flics, donc. Cette surenchère atteint parfois de tels sommets d’emphase et de pleurnicherie sulpicienne qu’elle réussit l’exploit de susciter des mouvements d’humeur parmi des énergumènes eux-mêmes charriés par des flux fascistes, à l’instar de telle sortie de route de l’activiste médiatique d’extrême-droite Yann Moix. Le ministre de l’Intérieur et les syndicats de police réunis peuvent bien se lancer dans toutes les procédures judiciaires qu’ils veulent contre tel de ces hurleurs médiatiques, ils n’empêcheront les borborygmes de ces derniers de demeurer parfaitement homogènes à la colère et l’indignation policière surjouées – ce qu’ils veulent, les uns comme les autres, braillards comme plaignants, c’est plus de flics et des flics plus expéditifs dans les moyens mis en œuvre contre les excentrés, les stigmatisés les pauvres et les supposés dangereux – une démocratie policière qui ne se sente plus entravée par le carcan de l’encombrant Etat de droit – de ce qu’il en reste.

François Mitterrand avait un labrador, qu’il aimait beaucoup et qui l’accompagnait comme son ombre (comme son double animal) lors de ses promenades sur ses terres d’élection. Cet agencement d’un président qui aimait à s’afficher en promeneur méditatif et d’un animal domestique de qualité avait son charme, il s’en dégageait un style propre à séduire les magazines... Macron, avec son Rantanplan de garde du corps pileux et gaffeur, n’a pas su se tenir à la hauteur de son illustre prédécesseur : quand on en fait tant et tant que le pseudo Jupiter en vient tout naturellement à être plébiscité, à charge, par les journalistes, mieux vaut faire preuve de discernement dans le choix de ses serviteurs et de ses doubles. Faute de quoi, ce qui avait commencé dans les tons nobles s’achèvera en farce, du côté de chez Aristophane (Les Nuées), où les dieux sont des bouffons...

Alain Brossat

Notes

[1« De quoi Benalla est-il le… symptôme ? », lundimatin#170, 19 décembre 2018.

[2Je ne parle évidemment pas ici d’intimité sexuelle, mais le fait même que la rumeur publique ait pu, lorsque l’affaire Benalla a éclaté, transfigurer celui-ci en giton ou en mignon du Laurent de Médicis qui nous gouverne en dit long sur l’impétuosité de la dérive monarchique du système et de sa propriété à nourrir des fantasmagories régressives...

[3Les enregistrements des conversations entre Beltram et les unités opérationnelles pendant la prise d’otages montre que celui-ci, court-circuitant toute la chaîne de commandement, prend la « direction des opérations », mu, selon toute probabilité, moins par un esprit de sacrifice sans bornes que par la conviction qu’il saura en venir à bout du terroriste, par ses moyens propres. La sous-estimation de l’ennemi fondée sur on ne sait quelle présomption, est, en la matière, une faute capitale. Trop sûr de lui, le gendarme s’est vu en héros, davantage qu’en martyr.

[4Le motif du type surgit du néant pour jouer les utilités auprès du Chef et se hisser tout en haut à la faveur de circonstances propices est aussi des plus courants dans les galaxies fascistes et approchantes.