En finir avec la police

, par Alain Brossat, Alain Naze


à la mémoire de Maurice Rajsfus

« En fin de matinée, tu revins pour regarder de loin : on ne l’avait pas effacé. Tu revins à midi, incroyablement il était encore là. L’agitation dans les banlieues (avait dit le bulletin d’information) éloignait les patrouilles urbaines de leurs routes habituelles ; le soir, tu passas devant comme tous ces gens qui l’avaient vu dans la journée. Tu attendis trois heures du matin pour y revenir, la rue était vide et sombre. De loin, tu découvris l’autre dessin, il fallait tes yeux pour le voir, si petit, en haut et à gauche du tien. Tu t’approchas avec à la fois un sentiment de soif et d’horreur. Tu vis l’ovale orange et les taches violettes d’où semblait jaillir un visage tuméfié, un œil pendant, des lèvres écrasées à coups de poing. Je sais, je sais, mais qu’aurais-je pu te dessiner d’autre ? »
(Julio Cortazar, « Graffiti », Nous l’aimons tant Glenda et autres récits)

Quelle ingratitude de la part des policiers français ! Ils s’en prennent aujourd’hui au Ministre de l’Intérieur Christophe Castaner annonçant l’interdiction du recours à la clé d’étranglement lors d’arrestations, allant jusqu’à demander sa démission, quand il a joué le rôle de chien de garde, docile, des « forces de l’ordre » dans tout l’épisode des Gilets Jaunes, couvrant chacune des violences policières ayant alors eu lieu, au point de réfuter le syntagme de « violences policières ». Il est évident qu’il s’agissait seulement pour l’exécutif, on l’a bien compris, de tenter d’apaiser la colère contre les agissements violents et empreints de racisme de la police – cette dernière, en réagissant ainsi, et malgré ses protestations « républicaines » de non-violence et d’antiracisme, fait la preuve du fait qu’elle n’envisage nullement de modifier quoi que ce soit dans ses manières d’agir. Les exactions policières sont ainsi continuellement réaffirmées comme ne relevant que de l’exception, ne concernant qu’un certain nombre de « brebis galeuses ». Cette manière d’argumenter est habituelle aux institutions cherchant à échapper à la critique, visant, en l’espèce, à éviter de laisser apparaître le caractère structurel des violences policières et des comportements racistes en ses rangs. L’intérêt du moment présent tient largement au fait que les manifestations, importantes, ayant lieu actuellement un peu partout en France (et ailleurs) contre les agissements de la police interviennent à un moment où une onde de choc traverse la planète, à travers cet événement bouleversant et révoltant d’un homme noir (John Floyd) tué par un policier l’empêchant de respirer en maintenant son genou sur son cou pendant plus de huit minutes, sourd aux paroles de sa victime réclamant de l’air, désespérément (« Please ! ») – meurtre filmé de surcroît. Dans cet acte se condensent violences policières et racisme, aux Etats-Unis, certes, mais résonnant évidemment, à des degrés et selon des logiques spécifiques, avec les pratiques policières habituelles, sous d’autres latitudes.

Ce à quoi faisaient écho ces images terribles venues de Minneapolis, c’est d’abord la multiplicité de morts violentes, si souvent de personnes non-blanches, sous les coups de police, et à l’impunité dont jouissent la plupart du temps les auteurs de ces exactions. Il y a une exigence d’égalité et de justice qui transparaît dans toutes ces manifestations, avec le sentiment que cette demande ne sera pas satisfaite – trop d’exemples en font la démonstration. Personne ne se laisse plus prendre à cette blague de la « police des polices » (IGPN), censée juger de façon impartiale des actions policières litigieuses, pour le moins – trop d’affaires étouffées mettant en cause des policiers. La mort d’Adama Traore a constitué le relais spécifique des manifestations françaises contre le racisme et la violence policiers, mais combien d’autres cas ressurgissent dans nos mémoires ? Dans ces conditions, les réactions de la police, de l’essentiel du personnel politique, d’éditorialistes aux ordres, de politologues (Guillaume Bigot, intervenant régulièrement sur CNEWS est remarquable à cet égard), de « philosophes » (dont le pathétique Michel Onfray) sont celles auxquelles on est habitué : les policiers feraient un métier difficile, mais ne seraient ni violents dans leur écrasante majorité (ah ! la référence à Weber et au « monopole de la violence légitime » est décidément devenue un grand classique), ni racistes ; mais on retrouve aussi l’habituel dénigrement des victimes, avec la famille Traore trainée dans la boue, Adama lui-même traité de « racaille » par Julien Odoul (RN), n’hésitant pas à insulter un mort ; et puis cette increvable antienne : on n’a rien à craindre de la police quand on n’a rien à se reprocher (d’où le soupçon : pourquoi Zyed et Bouna courraient-ils pour échapper à la police, à Clichy-sous-Bois ? Qu’avaient-ils donc sur la conscience ?). Reprenons cette question : pourquoi couraient-ils en effet ? Comment se fait-il qu’ils aient pu trouver moins dangereux, dans leur panique, de se réfugier dans un transformateur électrique, plutôt que de se soumettre à un contrôle policier ? La réponse n’est que trop évidente : l’habitude des insultes racistes, des violences, vexations et discriminations à l’encontre des Noirs et des Arabes suffit à créer un sentiment de terreur au sein de cette population discriminée, singulièrement chez les jeunes. C’est bien là que réside le racisme structurel de la police française. Les mauvais traitements qu’ils ont quelque raison de craindre ne tiennent pas à ce qu’ils ont pu faire, à ce qu’ils pourraient se reprocher, mais bien à ce qu’ils sont.

Ayant enquêté auprès d’un commissariat et d’une équipe de la BAC (Brigade anti-criminalité), Didier Fassin a pu étudier de près les pratiques policières dans les banlieues, ainsi que l’imaginaire dans lequel baigne l’institution policière. La distinction « honnêtes gens » et « délinquants » laisse la place, ou plutôt se conjugue avec la distinction ami / ennemi, le premier étant rabattu sur la catégorie « honnête », le second, sur la catégorie « délinquant » :

« L’imaginaire social des forces de l’ordre les amène […] à construire des catégories relativement homogènes autour d’une polarité amis/ennemis qui complique la dichotomie précédente honnêtes gens/voyous. Bien sûr, parmi les amis, certains peuvent se montrer ingrats, en particulier lorsqu’ils se mettent à prendre le parti d’un homme noir ou arabe qu’on interpelle violemment, et, à l’inverse, parmi les ennemis, certains peuvent s’avérer loyaux, notamment en acceptant sans broncher la punition qui leur est infligée, à la manière des gens du voyage. Mais la grande différence qu’introduit la nouvelle dualité tient à ce qu’elle ne suppose plus une relation au délit ou à la loi. La distinction entre honnêtes gens et voyous reposait sur une présomption de culpabilité. La distinction entre amis et ennemis implique ce qu’on peut appeler un cadre de susceptibilité. Les habitants des cités, les membres des minorités et les jeunes de milieu populaire, avec un fort recoupement de ces trois sous-ensembles dans ce qui constitue la catégorie des “bâtards”, sont définis comme susceptibles de commettre des délits ou de s’en faire les complices, activement ou passivement. Les policiers en patrouille dans ces quartiers sont donc fondés à contrôler sans discernement les jeunes des cités, mais aussi à les tutoyer et à les rudoyer, tout en se gardant la possibilité, si les choses se passent mal, par exemple si des insultes ont été proférées ou des projectiles lancés, de généraliser ces pratiques à l’ensemble des habitants à l’occasion d’opérations punitives qui n’épargneront alors ni les adultes ni les enfants » [1].

Ces mots nous montrent bien qu’on s’inscrit ici dans une logique de guerre, qui n’est pas sans consoner avec le passé (jamais passé en fait) colonial français. Là s’enracinerait la spécificité du racisme structurel de la police française, quand la spécificité correspondante, aux Etats-Unis, puiserait dans la mémoire de l’esclavagisme, puis du ségrégationnisme. On est face, en effet, dans les cités, à des opérations de « maintien de l’ordre », concernant pour l’essentiel des populations postcoloniales – populations caractérisées par un statut (de fait) de sous-citoyenneté, qui rappelle d’évidence la citoyenneté dégradée à laquelle était soumise la population musulmane d’Algérie, aux temps de la colonisation française. Quant aux « opérations punitives » dans les cités, dont parle Didier Fassin, elles relèvent bien d’une logique ami/ennemi, présente dans toutes les opérations militaires, désignant une population comme ennemie (les Algériens colonisés en poursuivant le parallèle) – lorsque des actions contre l’armée ont lieu dans un village contre la puissance d’occupation, ou contre la police, dans nos actuelles cités, ce peut être l’ensemble des villageois ou des habitants des cités, respectivement, qui seront soumis à des opérations de répression sans discernement.

Nous remarquerons que les manifestants, en France, mais aussi dans une foule d’autres pays, dont les Etats-Unis, s’opposant aux violences racistes de la police, sont très divers du point de vue de l’origine ethnique. Négativement, c’est important pour écarter la condamnation habituelle de ce type de manifestations, et qui consiste toujours à faire surgir le spectre du communautarisme, et d’une scission racialiste de la société (scission qu’on envisage alors toujours comme étant le fait des minorités), mais, positivement, c’est extrêmement intéressant du point de vue de la solidarité qui s’exprime ainsi. C’est bien parce que les violences policières en général, et racistes en l’occurrence, sont apparues comme l’intolérable même pour des individus quelconques que ce mouvement a un tel poids politique. Ces violences n’ont rien de nouveau, mais elles ont rencontré un point de cristallisation, traversant la planète, à travers le meurtre de John Floyd, notamment, insistons sur ce point, du fait de la violence des images en témoignant. Nous aimerions y voir un événement fondateur, susceptible de déboucher sur une logique de destitution de la police. Pourrie jusqu’à la moelle (raciste, violente, homophobe, sexiste, etc.), cette institution n’est pas susceptible d’être réformée.

Il faut dissoudre la police – cela ne souffre pas d’objection, cela crève les yeux. Toute notion de réforme, d’épuration, d’assainissement de ce corps gangréné n’est qu’une sinistre plaisanterie – ou bien encore une chimère réformiste et « progressiste » de plus. Le problème de la police, en France, ce n’est pas les coucous fascistes qui y auraient fait leur nid mais demeureraient l’exception, ce ne sont pas quelques mauvais plis qu’il conviendrait de s’attacher à effacer, les ministres de l’Intérieur trop complaisants et prompts à se coucher devant les syndicats de flics, l’exécutif pas assez vigilant lorsque se produisent des « bavures », la Justice trop en phase avec la répression policière... Le problème, c’est celui d’un appareil sécuritaire et répressif qui, au fil du temps et avec le soutien actif des gouvernements successifs depuis les origines de la République et, singulièrement, depuis le début de ce siècle, est devenu de plus en plus un corps (un appareil), intouchable si ce n’est à proprement parler autonome, devant lequel tous les exécutifs successifs plient le genou tant ils savent que les flics sont la clé de voûte de leur politique sécuritaire (Law and order, comme dirait Trump), un corps répressif doté d’une réserve de violence armée toujours plus considérable et que parcourent des flux fascistes de plus en plus distincts et intenses. Et la République qui a fabriqué ce monstre, elle se juge à cette fabrication.
Il n’existe pas de « bout » par lequel pourrait être entreprise une réforme de la police – tout est à jeter et à reprendre à zéro : la haute hiérarchie, le recrutement et la formation des policiers, leur statut, leurs méthodes d’enquête et d’intervention, leur relation à la population, leurs routines, leurs prérogatives, leurs organisations professionnelles, la « police de la police », cette mauvaise plaisanterie – tout, dans l’ensemble comme dans le détail (les matricules, les armes conservées en dehors du service...). La police est devenue, en France, une monstrueuse excroissance répressive et sécuritaire, une inépuisable réserve de fascisme qui ne demande qu’à déployer sa pleine puissance mortifère lorsqu’elle aura vraiment la bride sur le cou – lorsque Marine et Ciotti seront aux affaires. Ciotti et son projet de loi interdisant le filmage des flics en action, ça n’est pas la foucade d’un psychorigide sécuritaire – c’est l’avenir, la pente logique de l’impunité policière enfin libérée de toute entrave.
Ce n’est pas tant que la police se trouverait « au-dessus des lois » puisque ceux qui sont censés appliquer les lois (les juges) la protègent et valident routinièrement ses abus de pouvoir. Ce n’est pas non plus qu’elle se déplacerait désormais en électron libre dans le ciel de la République puisque ses débordements entrent constamment en synergie avec les calculs politiques des gouvernants. La fascisation de pans entiers de l’appareil policier aujourd’hui s’engouffre dans une brèche qui a été ouverte par les élites gouvernantes – le gouvernement à la sécurité et l’ordre, là où les gens, la population sont de plus en plus expéditivement traités en ennemis de l’Etat, dès l’instant où ils manifestent une quelconque rétivité. Mais les tensions surgies récemment entre l’exécutif, singulièrement le ministre de l’Intérieur, et le monde policier aiguillonné par ses syndicats (ceci dans le contexte de l’émotion suscitée par le meurtre raciste de George Floyd et ses répercussions en France) montre qu’il y a toujours dans la violence policière quelque chose qui vient en excédent des calculs du gouvernement à l’ordre et à la sécurité ; que la police, quand elle est lancée sur une ligne de pente fasciste, comme c’est le cas en France aujourd’hui, tend à s’autonomiser et à ne pas demeurer dans sa condition d’outil ou d’instrument de l’Etat dit capitaliste ou bourgeois, en langue marxiste courante. D’où les frictions actuelles : ceux qui ont ouvert la boîte de Pandore pendant la séquence des Gilets Jaunes en encourageant la police à blesser, mutiler, rafler, etc. – ces apprentis sorciers découvrent, mais un peu tard, que la violence policière a un caractère viral – c’est une masse en fusion, une force aveugle qui va de l’avant et tend à détruire tout ce qui se trouve sur son chemin. Et à laquelle faudrait un peu plus que le discours d’un ministre de l’Intérieur velléitaire pour l’arrêter dans sa course.

Tout est corrompu, irrécupérable dans cette institution, cet appareil, ce corps de l’Etat – du haut en bas, c’est-à-dire en partant du préfet Lallement, digne successeur de Papon et serviteur de l’Etat de même eau, qui, au fort de l’épidémie, déclare que ceux qui sont contaminés le sont par leur faute, vu qu’ils ne respectent pas le confinement ou la distance sociale (que ne l’a-t-on viré dans la minute qui suivit la profération de cette insanité, faisant suite à plusieurs autres de même calibre ?). Et en allant, vers le bas du tableau, voici ce groupe Facebook où se retrouvent dans les 8000 policiers pour donner libre cours à leur verve raciste, sexiste, homophobe ; ou bien encore ces trois CRS de Calais qui s’entendent pour fabriquer de toutes pièces une histoire destinée à couvrir les violences commises par l’un d’eux et faire retomber l’accusation contre un bénévole britannique suffisamment imprudent pour filmer leurs exactions ? Et qui portent plainte et soutiennent crânement leur affabulation devant le juge – alors même que l’enregistrement filmé de la scène par un autre témoin dément de bout en bout leurs assertions ?
Mais pourquoi s’arrêter sur cette affaire plutôt que sur telle autre ? Le problème de la police française, c’est que la « bavure », ce n’est pas l’excès, l’abus d’autant plus choquant qu’il est rare, le dérapage, le débordement – c’est le régime ordinaire des incivilités policières, des violences routinières, des mensonges collectifs par habitude autant que réflexe, des forfaitures ordinaires, de toutes ces petites et grandes méchancetés inspirées, constamment, par une perpétuelle et tenace hostilité à l’endroit de la population en général et de certaines catégories en particulier – jeunes, racisés, pauvres, gens de peu, etc.
Il faut prendre toute la mesure du fait que les « bavures » policières qui atteignent le seuil de visibilité publique en étant rapportées et commentées par les médias, en trouvant des prolongements judiciaires et disciplinaires ne sont que le sommet de l’iceberg. Pour qu’une « bavure » devienne publique, il faut désormais qu’elle ait été filmée ou qu’il y ait mort d’homme, que la victime ait une certaine notoriété ou une certaine distinction sociale. Or, l’immense majorité des bavures au quotidien ne sont pas filmées, elles ne vont pas jusqu’à l’homicide et ceux-celles qui les subissent sont des gens ordinaires qui, pour des raisons diverses ne pourront ou ne voudront pas leur donner un retentissement public. L’abus de pouvoir policier, la population traitée en ennemie par la police, c’est l’ordinaire des conduites policières, sinon, à proprement parler, la règle.
C’est la raison pour laquelle, en France, l’immense majorité des gens se méfie de la police, en a peur, l’évite – y compris ceux qui aspirent à l’ordre et la sécurité. Ils ne recourent à elle qu’en dernière extrémité, car ils savent qu’elle est tout sauf un service public et que l’individu ordinaire (qui s’adresse à elle) est considéré par elle non pas comme un citoyen ou un usager mais plutôt comme un emmerdeur voire un suspect. Sur ce point, pas de différences entre police et gendarmerie. Dans nos campagnes et zones péri-urbaines, le zèle gendarmesque sur les routes départementales excède les gens non moins que l’occupation arrogante et brutale des espaces urbains par la police.
C’est la raison pour laquelle le slogan militant « tout le monde déteste la police » se fait l’écho d’un sentiment ou traduit un affect qui est répandu bien au-delà des cercles qui s’activent et se mobilisent contre les violences et les abus policiers. Cette formule est en vérité le contre-champ, du côté des gens, de la perception policière de la population comme l’ennemi. Elle ne veut pas dire que la totalité des policiers et policières, tête de pipe par tête de pipe, sont des crapules acharnées à maltraiter l’homme ordinaire et imbues de préjugés racistes, sexistes, anti-pauvres, homophobes (etc.), c’est sans doute loin d’être le cas – il faut de tout pour faire un monde, même dans la police (et d’ailleurs, des racisé-e-s, des gays et des lesbiennes, il y en a aussi chez les flics). Non, ce que désigne cette formule énergique et mobilisatrice, c’est bien l’institution, le corps, l’appareil et, envisagée sous cet angle, elle touche de près à la vérité : l’immense majorité des gens, dans ce pays, n’aime pas la police, lui voue une animosité plus ou moins sourde ou ouverte, du fait, tout simplement, qu’elle sent que la police est, fondamentalement, tournée contre elle plutôt que destinée à la servir ou la protéger. Cette aversion pour la police dans le présent, c’est bien autre chose que le traditionnel « mort aux vaches ! », « A bas les cognes ! » des chansons de Brassens : c’est un sentiment politique très largement partagé et nourri par l’expérience de la brutalisation constante des mœurs policières depuis des décennies.

Dans les films, les séries télé, les flics exercent leur métier dans des conditions éprouvantes, mais ils sont humains et résilients (Roubaix, une lumière, Arnaud Desplechin, 2019), ils font de leur mieux, et quand une maman désemparée vient chercher au commissariat son ado de fils coupable d’un vol de scooter, le commissaire, bon enfant, la rassure – on ne va pas faire toute une histoire de cette vétille et d’ajouter, royal : « On va vous raccompagner ! » (L’autre vie de Richard Kemp, Germinal Alvarez, 2014).
Dans la vraie vie, quand un gamin de 14 ans se fait prendre en flagrant délit en train de faucher un scooter, comme tout récemment à Bobigny, il en prend plein sa gueule au point d’être gravement blessé à un œil. Et quand des parents alarmés par la mise en garde à vue prolongée de leurs enfants, des collégiens soupçonnés à tort d’un vol à l’arrachée, on les envoie promener et on leur ment – comme récemment à Villejuif. Ces familles ont déposé plainte pour « détention arbitraire », « injure à caractère raciste et homophobe », « discrimination », « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique »... D’une façon générale et massive, les industries culturelles, le spectacle jouent dans le camp de la police. Ce qui n’était pas le cas dans les années 1970-80 où des films pas gauchistes pour un sou mettaient en scène, à l’occasion, de belles crapules de flics et des scandales policiers de beau calibre (Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971, L’homme aux yeux d’argent, Pierre Granier-Deferre, 1985...).
Que s’est-il donc passé entre-temps ? Il s’est passé qu’au fil des décennies, le discours Law and Order a été décliné sur tous les tons par les gouvernements successifs, que le pli sécuritaire s’est renforcé dans le discours des médias et des élites et que c’est sur cette pente qu’a pu prospérer l’impunité policière. Le film où, sans rire, le commissaire dit à la malheureuse mère du délinquant « on va vous raccompagner », c’est le halo de la culture de masse qui enveloppe et protège les exactions policières. Heureusement, il y a les smartphones, pour une fois, qui enregistrent la vraie vie, les vrais flics – ceux qui cognent, qui insultent, qui salopent le boulot, se sachant, dans l’immense majorité des cas, couverts et assurés de l’impunité.

Ce qui administre de manière irrécusable la preuve que la police, comme corps, n’est ni amendable ni réformable, c’est la façon dont, chaque fois qu’elle se trouve, comme telle, collectivement, en position d’avoir à rendre des comptes pour des abus, des illégalismes voire des crimes, elle fait corps, comme un seul homme, précisément, pour s’enfermer dans le plus catégorique et absurde des dénis et s’établir, menaçante et geignarde à la fois, dans la posture de la victime outragée. Ceci par la voix de ses organisations corporatistes (on rechigne vraiment à appeler ça des syndicats...) mais aussi bien, du tout-venant – le fait même que ceux-celles qui pensent autrement, et il doit bien, quand même, en exister quelques-uns, ne parlent pas en pareilles circonstances, renseigne parfaitement sur le climat interne à cette institution. Cette double posture du déni et de la victimisation porte la marque distincte de ce que l’on pourrait appeler le fascisme élémentaire – un fascisme des affects plutôt que des doctrines ou de l’idéologie. Le fait que, chaque fois que les exactions de la police font l’objet d’un débat public au point de mettre les gouvernants en porte-à-faux, ce soient ces réflexes d’autodéfense qui se remobilisent indique parfaitement à quel point cet appareil est imperméable et réfractaire à toute tentative d’en faire évoluer la mentalité collective, les pratiques, la « culture », comme ils disent, en recourant à la discussion, la pédagogie, la concertation. La police française, comme corps, n’est pas rééducable. C’est la raison pour laquelle il faut la dissoudre, la démanteler.

Disant cela, nous sommes parfaitement conscients d’avancer un énoncé qui, dans les conditions présentes, ne s’inscrit d’aucune manière dans l’horizon du possible. En ce sens, cet énoncé n’a rien d’une formule ou d’une proposition à proprement parler politique. C’est une idée, un diagnostic qui s’imposent à l’examen de la situation présente. Mais dans la mesure où aucune des conditions de sa réalisation n’existe dans notre présent, ce n’est que l’indication d’une direction, une ligne d’orientation. Ce n’est pas une utopie, il ne s’agit pas d’agiter l’utopie d’un monde, d’une société sans police qui n’est, à défaut d’une argumentation détaillée en sa faveur, qu’une inconsistante rêverie. Il s’agit bien d’une idée pratique (mais à peu près impossible à enraciner dans notre présent politique) dont le fond est que de cette police-là, de la police réellement existante, nous ne voulons plus, les gens n’en veulent plus – qu’elle est l’intolérable même et ceci à un point tel que rien ne pourrait la réformer. Elle est ce qu’il faut abolir, inconditionnellement et irrévocablement, à l’égal du système des états et des privilèges en 1789, du statut colonial de l’Algérie en 1962 et de la peine de mort en 1981. A ceci près qu’aujourd’hui, le dégoût partagé de cette police-là mis à part, aucune des conditions politiques de cette abolition n’existe.
Et c’est bien là que l’affaire commence à devenir vraiment, proprement politique. Comment envisager le franchissement de ce précipice ? La réponse de principe, ce serait d’imaginer et d’expérimenter des revendications et des mots d’ordre dont le principe serait de n’être en aucun cas solubles dans l’illusoire rhétorique de la réforme de la police telle qu’elle est, sans casser le moule, tout en étant susceptibles de trouver un enracinement dans le présent – de ne pas apparaître comme relevant d’un « programme maximum » ou d’une utopie totalement hétérogènes aux conditions du présent. Le propre de ce genre de revendication ou de mot d’ordre (que le vieux Trotsky, dans sa grande sagesse, appelait « de transition ») est d’être des embrayeurs entre le champ du possible et l’horizon dans lequel sont anticipés l’abolition, le renversement des conditions présentes. Dans le cas de la police, cela pourrait commencer par des choses très simples qui, apparemment, relèveraient d’un programme minimum, mais qui, à l’usage, agiraient comme des virus mettant à mal l’appareil entier de l’immunité policière.
Cette institution en effet est coulée dans le moule de l’arbitraire, du secret, de l’abus d’autorité, etc. qu’il pourrait suffire de peu de chose pour non pas la remettre sur le chemin de l’Etat de droit (peine perdue), mais pour en contrarier les logiques mortifères et la capacité de nuisance en expansion constante ; de petites choses – par exemple que chaque flic soit astreint à porter bien en vue sur son uniforme son nom et son numéro matricule ; la suppression de la police de la police qui n’est qu’un bouclier destiné à protéger les exactions policières ; de vrais enregistrements des interrogatoires conduits par la police et qui ne disparaissent pas routinièrement ; le désarmement des polices municipales ; qu’à l’inverse exactement de ce que préconise le mussolinesque Ciotti, les citoyens méritants auteurs de films documentant les illégalismes et violences commis par la police soient récompensés pour leur vigilance par des distinctions symboliques, etc.

Le problème étant qu’il n’est pas un seul des partis candidats à l’exercice du pouvoir dans le cadre des institutions existantes qui soit aujourd’hui prêt à s’engager à mettre en œuvre une seule de ces mesures dans l’hypothèse de son arrivée aux affaires... Ou qui, l’ayant fait, ne serait pas prompt à se rétracter au premier froncement de sourcils des bonzes de la corporation policière.
Ce qui revient à dire qu’en finir avec cette police-là, cela a pour condition une lame de fond, émanant d’une partie significative de la société, aboutissant à joindre l’acte à la parole – en l’espèce l’acte de destitution découlant directement du slogan proclamant notre commune détestation de la police.


« Tout le monde déteste la police ! »

Notes

[1Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Le Seuil, 2011, p172-173 – nous soulignons.