Haïti et le capitalisme de « rançon » : Les États-Unis d’Amérique et la France même combat de précarisation de la vie haïtienne !

, par Edelyn Dorismond


Plusieurs articles ont paru la semaine dernière dans les colonnes du New York Times. Tous ces articles ont pour teneur centrale la rançon que la jeune nation haïtienn, à peine sortie des champs plantationnaires, a dû fournir à la France, pour la reconnaissance de son indépendance, une somme colossale pour indemniser les colons prétendûment ruinés par l’acte de libération des esclaves du joug du système de servitude mis en place depuis plus de trois siècles. Un système d’asservissement fondé sur l’infériorisation, la maltraitance, la dépersonnalisation et la dépossession d’une « race » par une autre. Le comble de cette dynamique d’exploitation a pris sa forme définitive dans cette exigence, à force de menaces d’invasion, d’agressions militaires, au nouvel État souverain à payer les anciens colons, citoyens français. Le New York Times vient de remettre à l’ordre du jour cette affaire de dette et de « double dette » (il est utile de souligner l’aspect d’enclosure de la double dette, qui consiste à produire un cercle financier entravant et durable. On efface la dette par d’autres dettes) et d’autres affaires peu connues des Haïtiens qui écrivent leur histoire du seul point de vue de la « classe politique ». Une histoire où sont occultées les connivences des hommes politiques et des hommes d’affaires avec, d’une part la France, d’autre part les États-Unis d’Amérique, ou de ce qu’il convient d’appeler le Core Groupe, sorte de Conseil politio-financier informellement constitué de la communauté internationale en Haïti. Enfin, avec nombre de puissances occidentales, l’Espagne, l’Allemagne, etc., qui ont fait chacune choux gras des finances haïtiennes et contribué, en conséquence, à l’institution de la pauvreté financière et économique et à la misère d’Haïti. C’est donc le dispositif capitaliste occidental que ces articles, sans avoir élargi leur point de vue à l’apect global, invitent à méditer la force de destabilisation des processus de libération et le réflexe spontané d’imposer sa vision unilatéraliste et mortifère du monde.

En réalité, il faut reconnaître que les articles du New York Times n’ont pas apporté une grande nouveauté dans le fond de la question. Plusieurs auteurs (en particulier, Clara Gustie Gaillard, Blanplainc, etc.) ont déjà traité de cette question. L’ancien président Jean-Bertrand Aristide – même lorsqu’il serait juste de souligner en conformité à notre propos la situation ambivalente d’Aristide qui a négocié son retour en 1994 au détriment des entreprises publiques et contribué en membre de la « classe politique » à l’appauvrissement du pays – a payé de son mandat présidentiel l’audace d’avoir soulevé, quelque peu maladroitement, la question de la restitution. Il a aussi sensibilisé l’opinion publique haïtienne sur l’indemnisation, qui devient une dette que la France doit être contrainte de restituer à Haïti. Récemment, un rapport, accompagné de contributions d’universitaires a été publié faisant état de la dette depuis le 19e siècle. On admet qu’il s’agit du travail le plus important sur la question. Très peu d’échos ont fait résonner ces initiatives, pour la majorité, haïtienenes. À la surprise générale, ces articles du New York Times, qui n’ont d’original que le fait qu’ils fournissent plus de détails sur les diverses formes d’extorsion perpétrées par la France contre Haïti, trouvent une réception disproportionnée, faite d’émotions enfouies et du refus de se poser les bonnes questions, celles du contexte de publication de ces articles, celle des implications répétées de la « classe politique » haïtienne dans la grande débâcle, et enfin, celle du dispositif occidental global de rançon d’Haïti. À ce propos, il aurait fallu un travail plus systématique pour restituer le contexte géopolitique hostile dans lequel Haïti s’est instituée en République souveraine. Ce contexte n’est autre que celui du racisme, de l’exploitation esclavagiste et du capitalisme vampiriste ou zombifiant, oublié des auteurs de ces articles qui se délectent du rôle prépondérant de la France du 19e siècle dans l’usure financière d’Haïti. Le contexte géopolitique et stratétique, une fois décrit en ces termes exacts, nous amène à la question qui importe et consiste à savoir pourquoi le New York Times met-il la focale expressément sur la France et non sur le dispositif occidental d’asphyxier les plus démunis d’Haïti en se mettant en complicité avec des « élites » non patriotes, celles qui ne défendent que leurs intérêts de « clan [1] » et sont enclines à sacrifier la Patrie aux étrangers ? Une autre question s’impose, elle concerne précisément les non-dits du dire des auteurs de ces articles. Sachant que le discours a sa part d’ombre qui est aussi, à certains égards, sa part sombre, il est important de s’interroger sur le silence qui rend possible la voix. Qu’est-ce qui est tu dans tous ces articles ? La situation actuelle d’insécurité, du trafic d’armes qui ne serait pas possible sans l’aval, tout au moins dissimulé, des Américains, de la violence chronique, des viols, de la dégradation de la vie humaine dans la société haïtienne ; la récurrence des régimes dictatoriaux soutenus par les Américains se faisant de plus en plus indifférents ou insouciants à la misère des plus vulnérabilisés de la société haïtienne. Malgré les informations importantes que ces articles mettent à la disposition des lecteurs, nous supposons que leur caractère lacunaire, eu égard au dispositif global d’appauvrissement monté par les puissances capitalistes occidentales, mérite d’être complété. L’ajout ainsi réalisé permettra d’impliquer de manière plus soutenue les États-Unis d’Amérique et toutes les puissances qui ont fait main basse sur les finances d’Haïti en profitant de la complicité de la « classe politique ». Particulièrement, cet ajout permettra de lier passé et présent et s’interroger sur le sens historique de l’inacceptable misère actuelle de la majorité des Haïtiens. Comment expliquer cette incapacité américaine à aider Haïti à endiguer ce fleuve de violence qui érode le sens de l’humain, émiette le lien social haïtien alors que les Américains tiennent une vue cyclopéenne sur Haïti et les Haïtiens ? Nombre d’hommes d’affaires et politiciens collaborent avec eux (il y en a un qui s’est félicité de ses 25 ans d’heureuses et satisfaisantes collaborations avec eux), ne devrions-nous pas supposer que le même dispositif qui liait autrefois la « classe politique » haïtienne et la France, lie depuis l’occupation américaine cette même « classe politique » et les États-Unis d’Amérique ? Sachant que le sens fondamental de ce dispositif est de faire triompher par d’autres voies l’asservissement et casser toute velléité d’émancipation des peuples, ne devons-nous pas voir dans la reprise du dispositif de la rançon, de l’exploitation et de l’appauvrissement la « substitution de la prédominance américaine à la prédominance française » (Lesly Manigat) ? Nous revenons à la case de départ : connivence des puissances étrangères et « classe politique » divisée et haineuse de la Patrie.

I . Le dispositif d’asphyxie et la nature de la « classe politique » haïtienne

Vertus Saint-Louis a écrit un article traitant de la formation sociopolitique et historique de la « classe politique » haïtienne [2]. Un article qui semble, à première vue, sans relation au dispositif mis en place par les puissances occidentales pour faire d’Haïti la terre maudite, et en retour dissuader tous les peuples exploités de ne pas suivre le « mauvais » exemple haïtien. La dynamique d’appauvrissement d’Haïti est dans cette rencontre du souci du capitalisme occidental de triompher de toutes résistances et du manque d’idéal patriotique de la « classe politique » haïtienne divisée, non sur le projet d’instituer une société souveraine, juste et libre, mais sur l’idée de savoir qui est plus apte à servir le capitalisme [3] dans sa mise en place sous tutelle d’Haïti, dans la fragilisation du processus d’autonomisation et l’institution d’une « politique » d’insécurisation et de déshumanisation, qui prend la forme inquiétante de la bestialisation. La bestialisation est l’irruption de la bêtise qui fissure l’ordre symbolique en laissant un mélange du biologique et du naturel, de la bête et de l’homme.

A) De la puissance et de l’exploitation : vampiriser et asphyxier

Le propre de la puissance est de s’étendre et d’écraser tout ce qui, au passage, se dresse et tient à lui résister. Il y va de la puissance d’une mer agitée, d’une éruption volcanique, d’une tempête que de la puissance militaire et économique d’une société. L’histoire en a recensé nombre de ces puissances et leur mode d’expansion. Les guerres aussi sont des chocs de puissances.

Lorsque les esclaves, soutenus peu ou prou par les généraux noirs et mulâtres, ont conquis leur liberté, ils n’ont pas eu tous le temps de faire ce constat. La puissance a des ressentiments, elle est rancunière et ne cesse de mâcher sa haine contre toutes les formes de résistance. Ainsi doit-on comprendre la ruse française à tirer profit d’Haïti même après son expulsion.

La puissance n’est telle que marquée d’une cohésion interne. Haïti n’a pas su devenir puissante faute de cette cohésion interne qui aurait fait barrage à la puissance française jouissant d’une grande cohésion nationale et internationale mue par le racisme anti-noir. Deux facteurs donc dessinent le système de rançon mis en oeuvre par la France, renforcer la division de la classe politique en émoustillant la haine racialiste et s’attirer chacun des groupes qui ne se préoccupent pas de trouver de légitimité dans la souveraineté populaire à laquelle ils n’accordent aucune foi, mais s’acharnent à trouver la bénédiction du côté des Français, des Allemands et des Américains. La puissance des occidentaux a un nom : la haine de soi et de l’autre (noir) comme condition de l’amour de l’A(a)utre (le Père, Dieu, le Blanc).

Une structure symbolique fondamentale définit la double relation des Haïtiens à l’autre : une relation à la mère, comme on parle de mère-patrie (ce serait mieux de parler de mère-matrie), une relation au père. Dit plus clairement, l’Afrique c’est la mère. Le blanc est le père et dans le visage du père blanc il y a le Père- Dieu- blanc. Un double désir marque cette relation : haine de la mère (haine pour la mère qui est paradoxalement amour de la toute présence de la mère), amour du père (haine qu’éprouve le père qui le rend paradoxalement désirable). La scène de cette ambivalence tissée en haine de soi et de l’autre et amour du blanc montre le mode de subjectivation haïtienne où l’on fait cause commune avec le blanc contre l’autre haïtien, en dernière conséquence, contre soi-même.

De manière schématique, tel est le décor anthropologique qu’il faudra développer ailleurs et la condition anthropologique de l’efficacité de la politique française de la rançon et de sa sa substitution américaine.

Les articles du New York Times ont compris deux thématiques principales. En dépit des rappels historiques liés à la période de la colonisation esclavagiste, marquée par le dispositif d’enrichissement par l’exploitation servile, l’humiliation liée à la « race », les auteurs sont unanimes à admettre que l’indépendance haïtienne ait été succédée des pressions diplomatiques et militaires qui visaient à miroiter le retour des Français si les anciens colons ne furent pas indemnisés. De l’acceptation de cette rançon, le jeune État haïtien, à peine sorti des limbes de l’esclavage, la société haïtienne naissante fracturée, détruite dans ses structures agricoles par les guerres de libération ont été contraints de payer par versement d’importantes sommes aux colons soutenus par l’État français. De cette première découle une deuxième, celle que l’État haïtien a dû contracter pour payer la première. Double dette qui devient une écharpe de plomb sur les épaules de chacun des paysans haïtiens. Il est bien question de paysans, puisque la petite minorité de la « haute société » a bien profité, soit de la dette, soit des maigres ressources restantes.

Les auteurs font par moment quelques allusions aux « élites » haïtiennes comme complices ou responsables en partie de la débâcle économique, politique et financière du pays. Il semble pourtant qu’ils minimisent cette implication en portant l’accent sur la rançon, la « main basse » du CIC, cette banque française qui a ficellé un mécanisme d’« extraction » qui a contribué à enfoncer Haïti dans le marasme financier et économique et creusé les bases de son sous-développement et de sa misère actuelle.

Pourtant, notre conviction est qu’il aurait fallu prendre avec le même intérêt la place qu’occupent les « élites » haïtiennes mues par la haine du grand nombre des miséreux, par le désir de se rapprocher du colon et de ses attributs, lequel désir les porte à tout concéder aux colons moyennant reconnaissance ou lieutenance. La lieutenance est le procédé par lequel les membres des « élites » tiennent lieu et place du colon en se comportant, par effet de miroir, comme le colon : ils deviennent maîtres et censeurs d’eux-mêmes. Cette ambivalence explique le choix ou la soumission aux clauses dont les conséquences ont été prévisibles. Enfin, il n’aurait pas seulement fallu prendre le cas de la France et des États-Unis, encore moins qu’il s’agit uniquement du système bancaire. On aurait pu proposer un cadre plus large afin de mieux mettre en relief le dispositif global du capitalisme occidental. Par exemple, il aurait fallu montrer les formes d’extorsion des denrées haïtiennes par l’Angleterre, par les États-Unis qui se livrèrent à un double jeu de commerce et de refus de reconnaissance de l’acte de libération. La forte présence d’étrangers blancs européens dans le commerce en gros marque déjà la faiblesse économique du nouvel État. Il aurait fallu souligner les extorsions des armées allemande, espagnole, etc., qui ont brandi leurs canons contre le palais national haïtien afin de réclamer réparation pour des escroqueries orchestrées par des citoyens étrangers ou des haïtiens devenus citoyens d’un autre État par naturalisation. Il aurait fallu aussi mentionner l’exploitation des bois précieux (c’est aussi là qu’il faut placer l’histoire de la déforestation en Haïti), la saisie par les Américains de la réserve d’or de la banque haïtienne, la participation américaine à la mise en place des dictatures jusqu’au récent scandale du petrocaribe et de l’assassinat du président de la République. Élagir le cadre d’intelligibilité de l’appauvrisssment par une politique occidentale du ressentiment et de la rançon aurait permis de comprendre que l’indépendance haïtienne, qui a mis à mal le système capitaliste esclavagiste mondial, doit être endiguée dans son élan à maintenir un ordre de souveraineté qui serait l’échec de la supériorité blanche sur les damnés de la terre.

B) Les élites divisées au nom du père

L’État haïtien est né de l’héritage colonial qui s’est fondé sur l’image du père blanc, chrétien et civilisé, transmué au cours des ans en figure du désir d’être. Toutes les luttes menées par les généraux noirs et mulâtres se veulent une course passionnée au nom des valeurs de la propriété, du savoir et de la liberté. Ces attributs donnent une certaine consistance au « référent » fondamental de la société coloniale et de la nation haïtienne comprise dans les catégories psychologiques et phénoménologiques de la détestation et de l’appréciation, et de la catégorie sociologique de la « distinction ». On déteste tout ce qui rappelle l’Afrique, la noirceur, la langue créole, le vodou. On apprécie tout ce qui rappelle l’Europe, la blanchitude, la langue française et le christianisme, catholique ou protestant. Ce noeud anthropologique des luttes politiques nourrit des pratiques de mise à mort où se jouent la destruction de l’autre comme différent et le souci d’affirmation de soi comme subjectivité fondamentale et fondatrice. Ainsi certains membres des « élites » choisissent contre d’autres membres afin de soutirer l’accointance de l’étranger. La « classe politique », devenue monolithique face à la « masse populaire », identifiée à l’Afrique, à la terre sauvage ou à la barbarie, fait cause commune avec les étrangers blancs occidentaux contre les paysans et ceux que les politiciens appellent la « masse populaire », sorte de réalité compacte, obscure, énergique, prête à utiliser au besoin de la destruction sociopolitique du vivre-ensemble mettant constant dans l’impasse l’expérience d’une vériable commun-auté politique. La « classe politique », faite de lettrés, se croit parée des valeurs de la civilisation du maître blanc. Elle se donne la mission de civiliser-moderniser. Elle ne fait que barbariser, car le propre du projet de civilisation est celui d’exploiter, de jouir et de bestialiser.

L’acceptation de clauses qui ne ménagent en rien le bien-être collectif, du moins, celui du plus grand nombre par cette « classe politique » n’est pas liée au hasard. Elle est, au contraire, la manifestation d’un habitus colonial qui a formé la vision de l’être et de ses attributs, le beau, le vrai et le juste. Le Concordat, les Campagnes antisuperstieuses répondent aux mêmes pratiques de concéder à la France, à l’Occident, à la civilisation (capitalisto-chrétienne) tous les avantages au détriment de la majorité souffrante barbarisée.

Quelle a été l’intention principale du Concordat ? Civiliser, doter l’État d’une élite formée à la civilisation et faire reculer les traces de la « barbarie africaine ». La Campagne anti-superstitieuse ? Éradiquer les traces de la « superstition » et de la « barbarie africaine ». Condordat et et Campagne antisuperstitieuse n’ont été combattus que par des voix isolées des « élites » nationales.

Vertus Saint-Louis, dans son article sur les « relations internationales et la formation de la classe politique » haïtienne s’intéresse à décrire les étapes historiques de la formation de la « classe politique » embourbée dès le début dans une conflictualité dont le sens concerne le procès de légitimité. C’est un prolègomène à toute sociologie politique de cette « classe politique », c’est aussi une introduction historique qui ouvre sur une perspective d’anthropologie politique de la « classe politique » haïtienne qui n’a pas changé dans sa structure. La place que cette classe s’est taillée dans l’économie globale mondiale inspire son choix d’économie politique et son peu d’intérêt pour les politiques sociales ou les stratégies d’amélioration de la situation alarmante des plus vulnérabilisés. Ce choix consiste à se faire plus disponible aux puissances étrangères quitte à compromettre le bien-être collectif. En réalité, le collectif peine à advenir depuis le processus de la difficile formation de la communauté politique haïtienne qui a pris l’allure d’une déchirure implacable d’abord entre les membres de cette « classe politique », divisée en mulâtres et noirs, selon Vertus Saint-Louis. Il serait plus clair de ne pas trop s’arrêter sur cette modalité de la division. Puisque, s’il est vrai qu’au commencement les luttes se sont imposées entre mulâtres et noirs ; et qu’elles ont trouvé leur moment culminant dans la guerre du sud mettant coude à coude Dessalines et Rigaud, il serait plus pertinent, par une nouvelle conceptualisation du mulâtre comme procès, la mulâtrisation, de considérer que le noeud de la division de la « classe politique » est moins une affaire de couleur épidermique qu’un procès qui doit exécuter les ordres de main mise de la communauté internationale sur Haïti. Pour mieux comprendre cela, redéfinissons le mulâtre.

La sociologie haïtienne est prise dans la posture biologisante qui pensait que la « race » fut une simple affaire de biologie et non de construction discursive. Elle a donc pensé le mulâtre (métis dans le langage des Européens), comme le résultat du croisement génétique de l’Africain(e) et de l’Européen (ne). Le mulâtre est donc une catégorie de la biologie génétique. En ce sens, Moreau de Saint-Méry en a recensé plus d’une centaine de nuances. Et le mulâtre qui est compris aujourd’hui comme terme générique n’a été qu’une nuance parmi ce nombre impressionnant de nuances de couleur de peau. On ne sait pas comment on en est venu à le retenir pour désigner le genre humain qui découle de ce croisement, mais une chose est certaine, il caractérise la catégorie sociale et biologique qui comporte, dit de manière sommaire – puisque la réalité génétique est plus complexe –, la part génétique africaine et européenne.

La description du mulâtre-métis renferme un parti pris qui témoigne de l’aspect idéologique et racialiste du discours qui l’a instituée. En général, on parle de mulâtre lorsqu’il y a rencontre entre Africain (e) et Européen (e). La pensée de la créolisation faisant promotion de toutes les formes de rencontre s’interdit de penser les formes nouvelles auxquelles donnent lieu les rencontres entre les Africains. Le discours de construction de la catégorie de mulâtre a oublié que la « race » est une construction sociale, culturelle ou religieuse de réalités biologiques. Par conséquent, elle ne concerne pas que le corps biologique mais aussi le corps social constitué d’un ensemble de marqueurs liés à la notion de « race », cette fois comprise comme invention du discours anthropologique de différenciation, d’altérisation, d’une économie de l’exploitation des altérités racialisées dans les bornes de l’Europe et du capitalisme du profit, et d’une politique de la mystification et de la domination. Schématisons toutes ces idées en apparence éparses.

Dans le contexte de la colonisation esclavagiste, la hiérarchie des êtres allait du chrétien blanc européen au noir africain. Ce fut la nuit et le jour : noir comme les ténèbres (métonymie du mal, du diable, de la nature, etc.) ; blanc comme le jour (à noter le jour se lie à la blancheur, à la clarté, à la raison et à la lumière, mais aussi à Dieu. Dieu et jour ont la même étymologie et renvoient à la lumière et au soleil). Ce fut l’être et le non-être. Aimé Césaire a résumé ce constat de la pensée théologico-anthropologique, cadre symbolique de la syntaxe sociale coloniale et haïtienne, de la « race » : le blanc est de l’être, le noir du non-être.

Il ne faut pas seulement de l’ontologie pour penser l’être. La pensée de l’être, autrement dit, n’est pas seulement ontologique. Elle concerne l’être comme le plus d’être, celui qui a le plus d’être parmi les êtres. L’être est le plus-être, supérieur et s’opposant au moins-être. L’être se lie à la pureté et à l’unité qui l’extraient du non-être. Donc l’ontologie traditionnelle contient en filigrane une axiologie, une pensée de la valeur suprême et une morale des normes justes découlées de cette suprême valeur. Cette imbrication de l’ontologie, de l’axiologie et de la prescription morale, juridique et politique a rendu possible l’anthropologie de l’organisation hiérarchisée de la diversité de l’espèce humaine, de la politique de l’organisation des places et des distinctions et de la morale de l’ordre de légitimation qui justifie la place qu’il revient d’attribuer ou de revendiquer dans l’espace social ordonné. Un ordre fondé sur la « race » comme marqueur d’être. Tout ce qui est lié à la « race » blanche prend l’aspect de l’être et devient marqueur de distinction. Il y a évidemment le biologique, le naturel qui prétend fonder en nature la supériorité blanche. Il y a aussi le culturel, le symbolique qui ne prétend pas moins fonder cette supériorité. Deux vecteurs pour justifier son plus d’être : le biologique (la couleur épidermique ou le taux de sang blanc que l’on reçoit en héritage), le culturel (le niveau de maîtrise ou de performance dans la symbolique européenne et blanche). Ainsi compris, que la classe politique se compose de noirs et de mulâtres, cela n’explique pas encore leur mésentente. La difficulté de l’entente des noirs et des mulâtres est dans ce procès de légitimation, qui consiste à bénéficier la bonne grâce des puissances étrangères. Les noirs ont une maîtrise partielle des codes de civilité alors que les mulâtres croient les avoir dans le sang. Le problème est de savoir qui est le plus apte à diriger à la place du colon et comme le colon. En réalité, c’est peu pertinent de croire, dans ce contexte, que ce qui ressemble s’assemble. Le plus souvent, ce sont ceux-là qui se ressemblent qui ne s’assemblent pas. En s’assemblant, ils regardent au même endroit, source de leur tension, de leur envie d’atteindre le but en court-circuitant tous les autres.

Mulâtres et noirs de la “classe politique” regardent tous en direction de la France ou de l’Occident. La différence souvent établie entre noirs et mulâtres sur la base de la couleur épidermique s’estompe : le mulâtre ne doit pas être une simple affaire de biologie ou de génétique. Il est aussi l’expression de son inscription dans les valeurs blanches, grâce auxquelles on croit bénéficier d’un supplément d’être. Ces valeurs sont culturelles ou génétiques. Les mulâtres par la culture ou par la génétique s’entre-tuent par méfiance et par envie de travailler pour le maître commun (le nom actuel de cette lutte est la ganstérisation, la formation de groupes armés pour se battre par personnes interposées. Encore une fois, le « peuple » paie le frais de leur haine réciproque). En travaillant pour le maître, ils pensent occuper sa place. Ils lui ressemblent. Dans des situations données, ils deviennent maîtres des lieux. Le véritable enjeu anthropolique, politique et philosophique prend l’allure d’une « classe politique » incapable à se fonder d’elle-même, qui ne se pense qu’étant subalterne, soumise. Son mode de subjectivation est qu’elle ne veut pas être responsable, qu’elle se refuse à être sujet politique, instance de la concrétisation d’une expérience véritable de la souveraineté (populaire) qu’elle abandonne à la communauté internationale (les élections sont validées par l’OEA, l’ONU ou les États-Unis d’Amérique). Elle se vit incapable de répondre, d’exister en raison.

Les relations internationales intraitablement définies par le racisme, l’exploitation des altérités altérées, ont trouvé, depuis la période coloniale, dans le terreau de la haine de soi la condition de la manipulation sujective de la « classe politique » haïtienne, unie dans la passion blanche, mais se livrant au jeu de massacres qui est son propre dès qu’il est question de diriger. Sa haine de l’Afrique la porte à tourner son regard du côté du père et à mépriser la mère et ses avatars paysans. Cela explique la raison pour laquelle cette classe choisit constamment contre le « peuple », contre l’ensemble des descendants de l’esclavage, qui rappellent l’Afrique considérée comme terre sauvage, barbare que les décisions de « modernisation » devraient civiliser. D’une classe politique qui devrait consolider les acquis de la libération, on se trouve en présence d’une classe politique méprisante, prédatrice et sans engagement aux causes de libération. Elle fait cause commune avec les nations étrangères pour rançonner l’État haïtien, pour humilier le désir d’être dans la dignité qui habite la « masse ».

Les articles du New York Times s’entêtant de porter la focale uniquement sur la France montrent qu’une pointe de l’iceberg. Ainsi passent-ils à pieds joints à la fois sur l’implication constante des Étasts-Unis d’Amérique dans les Affaires haïtiennes et négligent les excursions de l’Allemagne, de l’Espagne.

II- De quoi est fait le quotidien haïtien ? Où sont passés les gardiens de l’humanitarisme et du droitdelhommisme ?

Pourquoi de tels articles en ce contexte national et international d’insécurité, de crise de sens et du retrait de la politique lié au capitalisme compulsionnel ?
Il faut faire plusieurs considérations. La première vise à anticiper des lectures qui verraient dans l’argumentaire global du présent texte un refus des thèses soutenues dans les articles du New York Times. Il n’en est rien. Le motif principal de la présente réflexion est de complexifier la perspective de domination française que nous présentons comme partiale ou partielle, encore qu’il s’agit d’un contexte international où il est possible de jouer de la carte d’Haïti pour s’occuper d’autres intérêts inavouables. Il est aussi question d’indiquer qu’Haïti depuis l’acte de libération est devenue la pègre du capitalisme occidental, qui s’évertue de l’asphyxier. L’imaginaire occidental de la domination et du racisme eu égard à Haïti n’a pas changé. La complicité viscérale et têtue de la « classe politique » – elle comprend des hommes de sciences et de lettres, des hommes d’affaires et des hommes politiques –, reste la même ; sa logique de destruction des vies et de précarisation reste aussi inchangée. Tous, ils se livrent à des jeux de massacre et au massacre du « peuple », du grand nombre dont paradoxalement dépendent leur confort et leur aisance. L’histoire politique haïtienne permet de recenser un nombre considérable de massacres perpétrés sur les paysans, le « peuple ». Et ces massacres n’ont jamais été sanctionnés.

La seconde considératiom porte sur le non-dit des articles. Les articles montrent comment des esclavagistes et des banquiers français, soutenus par leur État, ont fait main basse sur les maigres ressources haïtiennes qui auraient favorisé la mise en place d’un ensemble d’infrastructures qui auraient elles-mêmes aussuré une vie meilleure aux appauvris actuels. Pourtant, s’intéressant à la situation immédiate (les auteurs se sont demandé qu’est-ce qui peut expliquer la situation d’extrême pauvreté d’Haïti ?), pour la mise en oeuvre d’un raisonnement par implication, on aurait pu se demander comment le pays dit le plus pauvre pour avoir été pillé par les puissances occidentales est encore pillé par les États-Unis d’Amérique et maintenu, par les trafics d’armes en provenance des Etats-Unis, sous la coupe réglée d’un banditisme qui se légalise à force de pratiques macabres ? Par cette question d’actualité, ils auraient pu montrer que les États-Unis, gendarme de l’Occident et gardien du racisme et du capitalisme occidentaux, ont pris la main. Ainsi ont-ils soutenu tous les régimes dictatoriaux, participé par action ou omission à tous les pillages de ressources humaimes et naturelles et les finances haïtiennes. Ne sommes-nous pas en présence d’un scénario similaire à ce qui se passait au 19e siècle, qui montre la connivence de la “classe politique” et des puissances étrangères (en particulier le Core Groupe, mené par les États-Unis) ? S’il fallait trouver un fil conducteur pour lire le processus d’appauvrissement d’Haïti, il aurait été inspirant de se faire systématique en suivant ce que Lesly François Manigat a très bien décrit « la substitution de la prépondérance américaine à la prépondérance française ». Et le systématisme nous aurait montré qu’aujourd’hui encore, comme hier lors de la construction de la Banque Nationale d’Haïti, la “classe politique” haïtienne s’enrichit et enrichit les pays étrangers au dépend des plus démunis haïtiens. Aujourd’hui, elle s’enrichit des frais de transfert, des frais de change, du pretrocaribe et de l’argent des contribuables et de l’insécurité sociale, sanitaire, alimentaire, culturelle. Que veut dire une banque qui extorque l’argent de ses membres en augmentant sans cesse les frais de service ? Que veut dire la spéculation sur le dollar qui se pratique dans la présence complice de l’État, qui se montre illusoirement impuissant ? Qui en paie les frais ? Comme jadis, ce sont les démunis, les laissés-pour-compte qui s’exposent et se sacrifient sous les rafales crépitantes d’armes automatiques, se voient dépouillés par des kidnappeurs qui réclament des rançons faramineuses sous le regard insouciant de la « classe politique », quand elle ne serait elle-même mêlée à ces pratiques ignomineuses, si l’on en croit les aveux tous azimuts de certains chefs-bandits.

Dans l’intervalle, la « classe politique » se met au frais (dans les hôtels qui ne fonctionnent que des rentes publiques) pour des discussions bizantines, sans issue puisque ses membres s’éliminent mutuellement en attendant l’arbitrage des Français d’hier, des Américains d’aujourd’hui.

Le silence sur l’actualité politique, sécuritaire, économique ou financière d’Haïti, fraîchement frappée par le scandale du petrocaribe, présentement embourbée dans le marasme politico-humanitaire, semble cacher le fond de l’affaire. Le silence sur l’éventuelle relation entre assassinat du président Jovenel Moïse, tissé dans un réseau international de banditisme, acte de l’effondrement total de l’État auquel ont pris part institutions et citoyens américains, force à nous interroger sur le sens du silence que ces articles font sur la belle part américaine dans l’appauvrissement d’Haïti. Comment comprendre le contraste entre les moult informations recueillies pour étayer la thèse de la rançon française et les maigres données fournies par le même journal sur l’assassinat de Jovenel Moïse ? Et pourtant, sans nier l’importance des connaissances historiques de la « double dette », de l’influence séculaire américaine, l’urgence du temps présent exige que nous nous interrogions sur le sens sociologique, géopolitique, politique et économique de l’insécurité, de l’enferment de la capitale haïtienne par des groupes armés face auxquels l’État haïtien semble abdiquer de son rôle de détenteur de la « violence légitime ».

Depuis quelque temps, les médias et réseaux sociaux deviennent les caisses de résonnance d’une stratégie qui vise à oublier les choses d’intérêt public par des choses de peu d’intérêt, disons mieux d’intérêt futil : cette stratégie exhale un air de diversion, de manipulation. Elle cache l’essentiel avec de l’accessoire. Qu’importe aux Haïtiens de savoir qu’ils ont été appauvris par la France si on ne leur dit pas qu’ils sont au point d’être zombifiés par les puissances étrangères. Définitivement, ces puissances sont sur la voie de réaliser le rève final du capitalisme prédateur : vampiriser et bestialiser. Plonger la masse des gens ordinaires dans la bêtise. On assiste aujourd’hui à une destructuration inquiétante de la société, désymbolisée, hantée par le déchaînement des passions antipolitiques, qui enlèvent à la vie sa pellicule symbolique pour la mettre à un dans sa petitesse bestiale et répugnante. Que font les pays « amis » d’Haïti ? Ils se disent tous impuissants : impuissants à bloquer les trafics d’armes, impuissants à identifier les vrais acteurs, par contre, puissants à confisquer tous dossiers compromettants. Rappelons les dossiers du Fraph (Front révolutionnaire armé pour le Progrès d’Haïti, sorte de bras armés des putshistes de 1991) tenus secrets par les Américains. En réalité, en dernière réflexion, la conclusion à laquelle conduisent ces articles concernent la difficile formation du patriotisme haïtien, lequel patriotisme doit sonner le glas de la « classe politique » sans racines et folâtre et se faire vigilant aux chants de sirène de la communauté internationale raciste, esclavagiste et dominatrice.

La troisième considération entend montrer que ces articles n’inspirent qu’une seule décision : faire de la « classe politique » et du « Core Groupe » un seul panier de la misère haïtienne, de la « désolation » existentielle qui ruine l’espérance sociale, politique et économique de la majorité souffrante. Cette considération renvoie à d’autres plus stratégiques, qui font appel à des modes d’opérationnalisation de la sortie de la dépendance par l’invention d’une « classe politique » autre.

1) Il faut instituer le « peuple » par sa formation politique en développant sa capacité à déterminer ses véritables partenaires internationaux. Le « peuple » ainsi désigné ne sera compris comme l’ensemble des « citoyens », l’ensemble des détenteurs d’héritages occidentaux. Le « peuple » devra être compris comme l’ensemble des humains, donc intelligents, affectifs (éthiques, désireux d’être mieux, de vivre mieux et avec les autres) et rêveurs. La rêverie doit être acceptée comme catégorie de l’action politque et faire du peuple un peuple rêveur, c’est-à-dire, enclin à substituer le réel à l’imaginaire et réinventer le symbolique. Pour un peuple rêveur, pour un peuple poète, la seule balise à la « classe politique » mystificatrice, et au dispositif d’enclosure du Core Groupe.

2) Il faut réécrire l’histoire sociopolitique en soulignant que seules les révendications portées et défendues par les démunis risquent de changer le système en déclassant les membres de la « classe politique » (« intellectuels », hommes d’affaires et politiciens) et casser sa mauvaise caramaderie avec la communauté internationale. En créant le trouble dans le dispositif « classe politique » et Core Groupe, la possibilité d’inventer de nouvelles relations et choisir ses partenaires devient envisageable. Rendre la souffrance des démunis politiquement créateurs pour une nouvelle invention des coopérations internationales.

3) Il faut donc penser à des coopérations par la marge entre pays de même situations historiques d’exploitation capitaliste et de racisme occidental. Comment expliquer cette mise à distance des pays du continent africain ? Il faut sortir de la conception erronée de pays amis dès qu’il s’agit des puissances occidentales dont l’imaginaire de la coopération est l’appauvrissement, la perpétuation de la dépendance et la rançon. Constituer la communauté souffrante mondiale comme lieu de la résistance créatrice et l’invention des possibles politiques face au mécanisme bestialisant, zombifiant du capitalisme.

4) Enfin, il faut un autre récit, un autre imaginaire pour dépeupler le monde social haïtien des fantômes de la honte, de la misère, de l’humiliation, de la violence gratuite, qui ne sert que les causes des puissances capitalistiques. Un nouveau récit qui doit raconter la puissance d’agir du peuple, tel que nous venons de l’entendre. Un nouveau récit qui permettra de restituer le mode d’intelligence, de sensibilité et d’imagination que les démunis ont mis en oeuvre pour résister face à la dynamique zombifiante de la « classe politque », appuyée par le Core Groupe, à comprendre comme la métonymie de la communauté internationale.

La mise au point que nous avons voulue faire des articles du New York Times a pris une ampleur à laquelle nous n’avons pas pensé lorsque nous nous sommes résolu d’écrire ce texte. Notre intention a été de signaler qu’il faut prendre ces articles avec la prudence que requiert la politique de communication américaine en Haïti. Depuis bientôt trois ans un dispositif de comminication est mis en place, qui entend donner constamment quelque chose à mettre sous la dent afin de ne pas se réveiller aux questions qui fâchent. Il consiste à produire un rythme incontrôlé chez les citoyens haïtiens ballotés d’un fait d’actualité à d’autres sans avoir le temps de produire une vue critique sur ces faits et même s’intéresser à leur traitement politique et public. On en a connu, depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse, plusieurs cas. Ce ne serait pas de la paranoïa si nous incluons l’assassinat dans ce dispositif de diversion ou de distraction. S’ensuivent les arrestations intempestives et au compte-goutte. Le sensasionnalisme créé par l’apparition mesurée de Badio disparu comm un saint ange du ciel nous donne un cas d’exemple de la façon que certains espaces de communication se jouent des Haïtiens. À intervalle, des faits d’actualité émaillent la vie quotidienne pour ne laisser aucune trace. Qui se demande aujourd’hui où est passé Félix Badio ? L’attention est trop remplie d’actualités, la guerre des gangs, le kidnapping, l’arrestation de Joly Germine (alias Yonyon), pour se concentrer sur un de ces faits et l’approfondir. La pensée vogue à la surface des choses et l’esprit s’émousse : la société somnanbule sous le soleil qui ne donne plus à voir. De temps en temps, un bout d’os plus ou moins gras de moëlle est jeté et relayé par les médias fantôches haïtiens qui consomment les informations remâchées (enfòmasyon pèpè, dezyèm men) comme le citoyen modeste du « peuple » se vêtit des vêtements usagés venus des États-Unis.

Nous avons voulu signaler tout cet aspect de la complicité de la « classe politique » et de la communauté internationale au détriment des plus appauvris. Au fil de la rédaction, nous avons saisi l’importance du rôle joué par la « classe politique » haïtienne, par la communauté internationale, leur haine des « gens modestes », dans l’institutionnalisation de l’insécurité comme mode de gouvernementalité (sur ce point, le livre de Géraldo Saint-Armand, Les politiques de l’insécurité, peut plus amplement éclairer nos propos).

Chemin faisant, nous avons dû écrire cet article pour signaler que si les articles du New York Times éclairent sur les « causes de nos malheurs », ils font silence sur le dispositif occidental de vampirisation d’Haïti en se servant des tenants lieu appelés « élites » ou « classe politique ». La question s’est révélée plus complexe qu’elle a été saisie à première vue. Elle ne réside pas dans la matérialité des pratiques ou des choix, mais elle prend sens dans l’ordre discursif et symbolique de la passion blanche, de l’amour du père des mulâtres en posant le père comme lieu de connaissance et de pouvoir. La passion blanche produit en contre-point la haine de la mère dressée en figure de la grande prostituée qu’on ne veut garder avec soi que pour en jouir : consommer et consummer. Le cannibalisme de la « classe politique », le vampirisme de la communuaté internationale métamorphosent la « masse populaire » en chair d’un interminable festin macabre. À quand la fin de la grande débauche des fossoyeurs du « peuple » qui doit se faire rêveur, et par là, faire sauter les verrous de la zombification ? Ouvrir les portes au soleil pour sortir de la grande nuit. Remplissons les chemins du sel pour égayer les zombis que nous sommes en train de devenir. Scrutons nos douleurs d’où viendra le cri du nouveau-né.

Edelyn Dorismond
Professeur de philosophie

Notes

[1Nous citons à dessein ce passage de Vertus Saint-Louis, « Ils sont incapables de se concerter sur un projet national commun. Méprisant la population, ils sont tentés spontanément de rechercher auprès des grandes puissances un appui dans leur querelle pour la conquête du pouvoir. (…) Chacun agit en fonction de ce qu’il croit être de son avantage de chef et de celui de son clan. » (Vertus Saint-Louis, « Relations internationales et classe politique en Haït (1784-1814), in Outre-mer, tome 90, n° 340-341, 2e trimestre 2003, p. 162.)

[2« Dès cette époque [celle des années 1794] apparaît ainsi une caractéristique importante de la future classe politique haïtienne. C’est la difficulté, sinon l’impossibilité, de dégager une politique nationale face aux puissances étrangères. Leur conduite obéit aux intérêts particuliers et stricts de classes ou de clans, si ce n’est personnels ou individuels des chefs. » (Article cité, p. 158.)

[3Aujourd’hui, on parle de “néolibéralisme” pour traduire cette posture du capitalisme à ouvrir des marchés et sucer les sèves de développement dans les sociétes postcolonialistes et postesclavagistes.