L’âge des empires

, par Julian Bejko


Il y a longtemps que je voulais écrire à propos d’une phrase poétique mais sûrement prophétique de Mussolini, proférée vers les années 1940. Eh bien, dans un discours prononcé au centre-ville d’une Rome devenue impériale sur les cendres de l’ancienne dont témoignent encore les statues impériales de César, Scylla, Caligula, Néron, Vespasien, tueurs de la République, Benito déclarait avec assurance qu’un jour l’Europe serait fasciste et fascisée. Ce qui fait davantage peur de nos jours, c’est la culture fasciste qui s’est incarnée si facilement et silencieusement sous les régimes libéraux gouvernés par des gens médiocres mais dangereux, une mentalité qui trouve son écho dans l’innocence du droit souverain, identitaire et nationaliste, le droit de vivre chez eux comme ils veulent, mais surtout pas chez nous !
J’ai vécu le libéralisme féroce personnellement, et ce n’est pas tout mauvais car le mauvais vient bien après, quand personne ne l’attend. Il procure des biens et des richesses à travers la privatisation rapide en dehors de toute loi, un processus qui exerce la plus grande des séductions auprès des individus tout récemment sortis de la caverne pauvre d’un régime sévère peuplé de sanctions et auto-sanctions. C’est le premier moment du piège que personne ne veut voir comme tel. Il fraie le chemin aux nouveaux monstres oligarques, ceux qui vendent et achètent la république, font circuler l’argent dans un système d’illégalismes légalisés par les gouvernements. Mais il est encore tôt pour parler de fascisme, car ce régime arrive au pouvoir comme un remède contre le parcours conduisant au fascisme, c’est-à-dire contre ses réformes entreprises jusqu’à présent, pour les accélérer et monopoliser la grande richesse, réduire le pouvoir de certains en plaçant l’État entre les mains d’un homme puissant. On sait bien ce qu’est le fascisme, des millions des morts sont là pour l’attester. Mais l’adjectif qui s’y rattache est tout à fait flou, il se mélange avec l’idée de s’exprimer librement, d’acheter ceci ou cela, imposer une vérité et négliger ou étouffer le contraire, établir les valeurs et les existences en les indexant sur la richesse et les taxes à travers l’esclavage et l’abolition progressive des droits sociaux. Une normativité fascisée dessine la carrière et est le prélude du fascisme en tant que régime établi et légal – c’est le peuple qui vote et qui s’exprime démocratiquement, et on connaît les tambours de la pluie d’une guerre terrible.
C’est l’histoire tardive de l’Albanie post-1991 mais aussi celle d’autres pays dit de l’Est. Dans le langage officiel de la démocratie importée mais périmée avant même qu’elle ait payé les frais de douane, l’Albanie est considérée comme un ancien pays de l’Est. Mais grâce au progrès démocratique, s’est produite la métamorphose linguistique de l’Est communiste remplacé par les pays des Balkans de Ouest – Balkans occidentaux, que l’Europe doit intégrer au plus vite. L’Albanie est sortie du cercle rouge pour devenir une banlieue horrible dont les gens vivent entre deux mondes et deux menaces, le camarade Poutine et la promesse glorieuse de l’UE.
Voir une Europe qui m’intègre dans son parc fasciste, cela je le refuse absolument ! Je suis européen plus que les Nordiques et les Baltiques, je suis plus vieux dans la Méditerranée hellénique et romaine, plus proche d’elle, culturellement et linguistiquement que les Anglais et les Américains qui se promènent avec les porte-avions comme les représentants illustres des valeurs a/occidentelles. Mes ancêtres sont l’héritage plébéien de tous les exclus de l’âge primitif, classique et moderne, et je suis fier d’eux ! J’ai grandi avec les légendes homériques qui se préservent et se conservent dans cette langue bien plus et mieux que toutes les autres langues et cultures. Mais je me fous de présenter mes avantages au guichet de la police frontière, tant pis pour les chiens de garde de la bureaucratie européenne. Je ne veux surtout pas d’une Europe qui m’encule au nom de la sodomie intégratrice. C’est l’Europe qui doit s’élargir en arrivant chez moi si elle s’intéresse vraiment aux origines, païennes, chrétiennes ou musulmanes peu importe. Au lieu des origines qui devraient être strictement domaine des chercheurs, philologues et philosophes, l’Europe au-delà des frontières doit trouver son projet futur qui durerait un millénaire, et cela, disent les historiens, ça ne passe pas par l’armée, le système fiscal commun, les passeports, l’émigration choisie, les Quisling ou les bases militaires pour sécuriser le territoire. L’Europe actuelle mène vers celle imaginée et espérée par Mussolini et Hitler, rendu probable par les médiocres dangereux qu’on trouve un peu partout et qui poussent comme des champignons qui au fond du cœur – s’ils en ont un – sont tout excités par les cadavres résultant de leurs crimes et y trouvent facilement un prétexte pour rivaliser avec le dictateur Poutine au pouvoir.

Les soldats de Mussolini et Hitler sont arrivés chez moi, pays souverain en train de fêter sauvagement sur leur terre, ils ont fait un carnage, divisé le pays, cultivé la haine avec le voisin, puis sont rentrés chez eux en silence sans payer aucune dette. J’ai un grand-père qui dans la tombe des partisans crie toujours vengeance contre la milice fasciste !
Contre la Grande Guerre, le monde dit civilisée avait proposé d’abord des sanctions et en revanche, l’Allemagne aux mains d’un gang de truands a accaparé les Sudètes, et puis on connaît bien le résultat de la deuxième mi-temps. A la fin les gagnants ont partagé le gâteau, se sont organisés et aujourd’hui les porte-paroles-avions de la paix sont en train de pousser encore plus loin le mur de Berlin, à 1200km vers l’Est. Ils font sortir de la boîte magique les outils des sanctions qui ont pour objectif de faire monter l’agressivité et de la propager, plus que l’échec économique. Ils ont fait de même avec l’ancienne Yougoslavie des années 1991-1996 mais la machine guerrière du nationalisme qui n’a pas de patrie ou bien qui se fonde sur une stupidité hallucinante (comme le fait d’être née ici plutôt qu’ailleurs) s’est renversée sur les Albanais du Kosovo - parce qu’ils sont nés ici, eux aussi.
Face au nationalisme belliqueux, les victimes se rassemblent, déclarent l’indépendance de l’État, puis placent au pouvoir un gouvernement dit de gauche lequel ironiquement ressemble à un monstre, dont la devise politique est l’auto-détermination et gouverne un pays et un peuple sous sanctions et en mal de reconnaissance internationale. En fait, l’histoire est bien plus compliquée et dramatique. Il y a toujours des État européens membres de l’Otan et de l’UE qui sont intervenus militairement au Kosovo pendant le génocide du Milosevic pour protéger les civils, mais qui ne reconnaissent pas le droit à ce peuple à avoir un État reconnu. Ils ont contribué à libérer les Kosovars mais pas trop, sans exagérer quand même, sans créer un précèdent qui aurait affecté leurs problèmes internes ou les relations amicales entre ces États.
Ce qui arrive aujourd’hui à l’Ukraine c’est un déjà-vu très actuel du Kosovo, en Afghanistan, en Palestine mais aussi à pour d’autres peuples du monde, le résultat néfaste des conflits impériaux joués plusieurs mi-temps et qui vont finir sûrement par les tirs aux buts. Il suffit d’analyser le langage employé par chacune des parties accusant l’autre de fascisme, crimes, trahisons, non-respects des pactes, pour comprendre que cette guerre comme d’autres encore sont des disputes où est en jeu le commerce des armes et la lutte pour les zones d’influence et les ressources vitales. Face à ce spectacle il y a des puissants qui se frottent les mains, ils savent que le germe fasciste qu’ils ont semé est déjà en train de produire un conflit ailleurs, à l’occasion duquel ils vont faire leur apparition aux frontières sous un prétexte quelconque - protéger des civils, sauvegarder les droits, donc empêcher la guerre... c’est l’argument le plus ridicule. Les droits internationaux sont encore plus tragiques et hypocrites, un moindre mal, depuis que le droit est assuré par la capacité destructrice de l’atome.
Je trouve encore plus abominable l’espérance de certains qui voient, tour après tour, chez Poutine, Trump, Kim Jong-un, Orban, Zemmour apparaître le personnage du sauveur grâce auquel on va pouvoir se débarrasser de l’opposant national ou international, de l’émigrant, de la pauvreté ou bien des questions identitaires. Il y en a plus d’un, parmi les vieux politiciens de l’Albanie mis de côté par les puissances occidentales, qui espèrent le succès de Poutine en imaginant que ceci va affaiblir l’Occident pour abolir leur goulag. C’est du sadisme intégré, figure de la décadence et de l’impuissance, l’image d’un eros pourri qui préfère faire le voyeur sur sa femme avec quelqu’un d’autre. Maintenant l’Europe fasciste fait ce qu’elle a toujours fait, elle voit comment l’ennemi écrase la femme ukrainienne car elle est simplement un objet d’échange et il faut attendre un peu pour que le prix baisse, pour reconstruire le mur de Berlin à Kiev. Mais il faudrait faire une enquête sur ce que pensent de l’Occident démocratique les Albanais, les Serbes, les Bosniaques, les Afghanes, les Kurdes, les Palestiniens, les Iraquiens, les Iraniens, les Russes, et demain les Ukrainiens. Il faut laisser leur dernier mot comme on permet au prisonnier qu’on va exécuter de prononcer ses dernières paroles, mais aussi pour assouvir la curiosité scientifique de l’Occident et lui permettre de connaître le point de vue de ses bêtes... Il faut demander aux animaux jusqu’à quel point nos actions leur paraissent morales.