La démocratie globale sera schmittienne ou ne sera pas – de Yalta à l’incident annoncé en mer de Chine

, par Alain Brossat


Après les victoires décisives de Stalingrad sur le front russe, Al Alamein dans la guerre du désert, en Afrique du Nord, Midway et Guadalcanal sur le front asiatique, dans la guerre du Pacifique, les Alliés sont fondés à tabler sur une défaite de l’Axe et à envisager un avenir aux couleurs de la victoire. De la seconde moitié de 1943 à l’effondrement annoncé de l’Allemagne nazie puis du Japon, se multiplient les rencontres et les conférences rassemblant les dirigeants alliés : conférence du Caire rassemblant Roosevelt, Churchill et Tchang Kai chek (novembre 1943), conférence de Téhéran rassemblant Staline, Roosevelt et Churchill (novembre-décembre 1943), conférence de Moscou (précédée par trois autres rencontres dans la capitale soviétique) où se retrouvent des délégations soviétique, britannique, états-uniennes et polonaises (représentant les deux gouvernements polonais concurrents, en exil) en octobre 1944, conférence de Yalta, rassemblant Staline, Roosevelt et Churchill (février 1945) et enfin, après la capitulation allemande, conférence de Potsdam rassemblant Churchill puis Attlee, Truman et Staline (juillet-août 1945).
A l’occasion de ces rencontres, les dirigeants alliés débattent de l’avenir de l’Allemagne, plus vaguement des conditions qui seront imposées au Japon vaincu (les Soviétiques ne déclarent la guerre au Japon qu’au lendemain de la capitulation allemande), mais pour l’essentiel, l’objet principal de leurs préoccupations communes est constant : à quoi ressemblera l’après-guerre en termes d’influences respectives des deux composantes majeures de la coalition alliée : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne d’un côté, l’Union soviétique de l’autre – chacune des deux parties en présence incarnant un système politique principiellement incompossible avec l’autre – et néanmoins condamné durant toutes les années de guerre à une active collaboration avec lui ?
Dans la pratique, que ce soit subrepticement ou explicitement, le motif qui hante ces rencontres, indissociable de l’anticipation de la victoire sur l’Axe, est celui des zones d’influence ; motif à géométrie variable, différemment évalué selon le tempérament et les convictions des protagonistes (Churchill, viscéralement anticommuniste et antisoviétique anticipe sur la Guerre froide, tout comme de Gaulle, protagoniste de second plan de ces débats, Roosevelt est, lui, davantage confiant en l’avenir d’une entente cordiale avec l’URSS de Staline), motif parfois cyniquement décliné en termes de pourcentages, un crayon à la main, parfois plus vaguement lorsque les intérêts des uns et des autres se heurtent trop frontalement.
Dans tous les cas, concernant aussi bien l’Europe que l’Asie orientale (le reste du monde est à peu près entièrement ignoré, jusqu’à la conférence de San Francisco à l’occasion de laquelle les vainqueurs jettent les bases de l’ONU), une ligne directrice apparaît ici, sur laquelle s’accordent manifestement toutes les parties : les efforts de guerre consentis par les uns et les autres dans le cadre de la coalition victorieuse doivent, dans l’après-guerre, trouver leur prolongement sur le terrain. Les rapports de force qui se sont établis, entre alliés, et en tant que ces alliés incarnent des systèmes politiques principiellement antagoniques, ils doivent trouver leur débouché sous la forme de répartitions inscrites dans les territoires et la vie des peuples. Dans la mesure même où les Alliés ont combattu l’Allemagne nazie en tant que celle-ci se prévalait du droit de conquête, révoqué comme barbare, il leur faut inventer une codification du motif princeps des partages et répartitions qui leur permette de ne pas apparaître purement et simplement, à leur tour, comme des vainqueurs conquérants – d’où le succès du mot clé des « zones d’influence » – Staline n’annexe pas la Pologne, la Grèce ne sera pas explicitement un protectorat anglo-américain, mais l’idée rectrice est bien là : l’Europe est vouée à devenir le corps sur lequel vont s’inscrire les rapports de force entre les deux puissances alliées et antagoniques.

La suite est connue, même si, sur le terrain, elle prend une tournure assez différente des figures générales esquissées par les leaders de la coalition lors de leurs différentes rencontres, la notion du partage sans conquêtes ni annexions à proprement parler (à l’exception de quelques rectifications de frontières et, sur le front asiatique, de l’annexion par l’URSS d’une partie de Sakhaline et des Kouriles, sans oublier la restitution de facto de Formose (Taïwan) à la Chine, est bien l’idée fondamentale qui préside à la production de la configuration géopolitique de l’après-guerre, en Europe et, de manière plus instable, en Asie orientale (l’éclatement de la guerre de Corée, dès 1950, premier acte de la Guerre froide, le montre suffisamment) : les zones d’influence se dessinent rapidement en Europe, avec la formation du glacis soviétique en Europe de l’Est, l’écrasement du mouvement populaire issu de la résistance animée par les communistes en Grèce ; l’Allemagne fait l’objet d’un partage en deux zones appelées à devenir deux entités étatiques séparées, l’une placée sous influence occidentale et l’autre soviétique, le Japon devient un protectorat états-unien, etc.

La question sur laquelle j’aimerais m’arrêter ici est la suivante : comment passe-t-on, du point de vue des puissances occidentales et en premier lieu des Etats-Unis, d’un topos, d’un registre discursif dans lequel la notion du partage avec un allié (un ami – Staline « Uncle Joe », dans la propagande états-unienne tout au long de la guerre) qui est aussi un ennemi (d’hier et de demain et de principe – l’incarnation du mal communiste, d’une idéologie totalitaire) s’impose comme une évidence ; c’est la prémisse des prémisses que même des anticommunistes acharnés comme Churchill ou de Gaulle ne sauraient remettre en cause, même s’ils doutent que ce partage puisse trouver une forme stable et se fonder sur un équilibre... Comment, donc, passe-t-on de ce système d’évidences à un autre – celui qui prévaut maintenant depuis plusieurs décennies déjà ? Selon ce dernier, pour les puissances occidentales, en premier lieu les Etats-Unis encore et toujours, toute notion du partage avec un système politique déclaré incompatible avec « la démocratie » et incarné, désormais, par une puissance ascendante, la Chine, serait une hérésie et une forfaiture. Le seul horizon historique concevable, pour le présent immédiat comme pour le futur lointain, n’est-il pas la démocratisation du monde, la globalisation placée sous le signe de la démocratie libérale ?
La question dans la question serait de savoir si ou jusqu’à quel point ce contraste est soluble dans les conditions historiques – est-il purement et simplement réductible au contraste entre des situations historiques que tout oppose ? La guerre, et tout particulièrement un conflit comme la Seconde guerre mondiale, est un impitoyable révélateur de rapports de force : certes les débarquements alliés en Normandie et en Sicile puis en Provence sont couronnés de succès, mais l’Armée soviétique progresse rapidement en Allemagne orientale quand les Américains sont encore empêtrés dans la bataille des Ardennes. Certes, Staline et Churchill ont apposé leurs signatures sur une feuille de papier sur laquelle était griffonnée la mention : « Yougoslavie 50/50 », mais sur le terrain, ce sont les partisans de Tito et non pas les Tchetniks qui tiennent la dragée haute à la Wehrmacht... Les rapports de force militaires, sur le terrain, dictent le destin des puissances qui sont engagées dans le combat, y compris dans le camp des vainqueurs : ils dessinent de la manière la plus contraignante qui soit le paysage géopolitique de l’après-guerre.
C’est là un des effets de la guerre totale moderne, par contraste avec les guerres dynastiques d’Ancien régime : ce ne sont pas des souverains qui s’y opposent, à propos de territoires disputés, ce sont des « mondes » qui se font face – lorsque le conflit s’achève, ce ne sont pas seulement quelques tracés de frontières qui ont été modifiés, c’est le destin des peuples qui est bouleversé. Les rapports de force établis au cours de la guerre, par la force des armes, dessinent l’horizon indépassable de l’après-guerre – la domination que l’URSS va exercer sur l’Europe de l’Est dont elle a chassé la Wehrmacht (la rencontre entre troupes soviétiques et troupes états-uniennes se produit sur l’Elbe, sur le sol allemand) ne se discute pas, la diplomatie ne peut ici qu’entériner les résultats obtenus sur le terrain.

Mais ce qui se remarque en même temps, ce qui se remarque aussitôt, c’est que ces éléments de réalité, dans le moment même où ils dessinent l’horizon indépassable de l’action des hommes d’Etat et des politiques, se convertissent en principes, en règles de conduite et en matrices de pensée – en schèmes de rationalité politique, en fondement des stratégies politiques. C’est ici que l’amphibologie du terme « partage », en français, dévoile toutes ses ressources : la notion du partage (de l’Europe et potentiellement de la planète) en « zones d’influence » devient une idée en partage, c’est-à-dire le diagramme (la surface d’inscription) dans lequel les alliés d’hier et adversaires de demain (de la configuration de la Seconde guerre mondiale à celle de la Guerre froide) se trouvent les uns et les autres inscrits, en dépit de tout ce qui les oppose. Ce qui retient l’attention dans cette figure, c’est la façon dont le partage au sens de divide (ce qui divise, oppose, sépare) fait l’objet d’un sharing (ce que l’on a en commun, en partage). C’est en un sens autour de cette amphibologie que s’agence toute entière la particularité unique de la Guerre froide – celle d’être une guerre aux épisodes multiples dont certains très violents et armés (la guerre de Corée qui l’inaugure et la guerre du Vietnam qui en annonce l’effacement, en passant par le blocus de Berlin et nombre d’épisodes mémorables) et qui, au demeurant, ne se mondialise pas, ne s’intensifie pas et ne se généralise pas en affrontement nucléaire dans le monde d’après Hiroshima-Nagasaki.
C’est donc bien que ce qui agit comme un principe modérateur des conflits opposant les deux superpuissances qui s’affrontent par le truchement de leurs alliés et subordonnés respectifs, c’est l’idée régulatrice du partage – ou bien, dit autrement, l’idée selon laquelle les zones d’influence demeurent, dans la configuration même de la Guerre froide, une idée de la raison politique, un principe régulateur – ce qui explique que les puissances occidentales placées sous hégémonie états-unienne s’abstiennent d’intervenir lors des crises politiques majeures survenues en Pologne et en Hongrie, en 1956, que la crise des fusées à Cuba (1962) se résout sans affrontement armé, que les Soviétiques (et même les Chinois) n’interviennent pas directement dans le conflit vietnamien, etc.
Tout au long de la Guerre froide, y compris dans ses moments de plus grande tension, la notion du partage (au sens de ce qui sépare, divide) entre ce qui se désigne apologétiquement comme le « monde libre » et ce qui s’y oppose demeure une idée de la raison politique. Il faut bien, d’une manière ou d’une autre, coexister avec le grand Autre politique, idéologique, civilisationnel et que désigne le signifiant maître « communisme » (« totalitarisme soviétique » dans sa dénomination péjorative). Au temps de la Guerre froide finissante et de la montée du motif de la Coexistence pacifique, impulsé notamment par Khrouchtchev, cette notion trouve même un regain de force, de visibilité et d’emprise sur l’esprit des gouvernants comme des gouvernés. Durant la Guerre froide, même les plus engagés des hommes politiques et des intellectuels dans la croisade contre le communisme ne sont pas animés par la fantasmagorie d’une démocratisation intégrale de la planète ; leur rêve, c’est le contain and roll back des rouges, du communisme, sous toutes ses formes, dans tous ses états, ce qui est bien différent – la preuve étant qu’ils sont prêts à susciter et appuyer des tyrannies sanglantes, des dictatures militaires, vantées comme autant de remparts contre le péril rouge – de Suharto à Pinochet et tant d’autres. Dans cette ère, même les croisés les plus frénétiques de la démocratie occidentale demeurent sensibles au motif de l’altérité politique : pour refouler le communisme mondial, les démocraties occidentales ne sauraient faire l’économie du truchement des dictatures et des tyrannies « utiles ».

L’établissement de relations diplomatiques entre les Etats-Unis et la Chine, en 1979, montre bien qu’au lendemain même de l’interminable et désastreuse guerre du Vietnam destinée à faire barrage à l’expansion du communisme dans le Sud-Est asiatique (c’est ce qu’en disent les narrateurs du « monde libre »), l’esprit de camp conserve cette tournure héritée de la Seconde guerre mondiale – la lutte perpétuelle contre l’autre camp, le camp adverse, implique paradoxalement sa reconnaissance et, qui plus est, la reconnaissance de sa pleine altérité politique : c’est bien avec la Chine communiste, la Chine issue de la Révolution chinoise, la Chine de Mao que l’ultra-réactionnaire Nixon choisit de contracter, en inaugurant cette ère nouvelle dans laquelle la Chine devient un membre à part entière de la communauté internationale. La Grande-Bretagne et la France avaient, de longue date, montré la voie (respectivement : 1950 et 1964). Cette séquence bien connue placée sous le signe de la Realpolitik, du point de vue occidental, montre combien, dans cette configuration historique, demeure étrangère aux stratèges et idéologues des démocraties occidentales la notion même d’une démocratisation infinie du monde : il y a de la différence et de la division, éléments constituants du champ politique mondial, le communisme comme Grand Autre irréductible de la démocratie occidentale (ou à l’occidentale, comme au Japon), ou, dans les termes théologico-politiques que cultive le grand récit providentialiste de la démocratie américaine, figure tenace du mal politique, et, aussi bien, toutes ces autres figures du mal, relatif et nécessaire celui-ci, que sont les tyrannies et régimes militaires armées et soutenues par les puissances occidentales, à commencer par les Etats-Unis.
En d’autres termes, on est, dans ce monde de la Guerre froide et de ses suites immédiates, dans une configuration où demeurent actifs, encore et toujours, des mécanismes et processus de reconnaissance – infiniment contrastés, tendus, exposés – mais jamais démentis ou désactivés à l’épreuve des crises et des défis politiques. Le mode de relations entre camps et notamment entre les deux superpuissances aux prises au temps de l’équilibre (supposés) des forces nucléaires (dit équilibre de la terreur) n’est pas du tout schmittien – c’est un modèle selon lequel les interactions entre les deux forces et pôles adverses supposent aussi des formes de complémentarité, une forme de complémentarité conflictuelle qui n’est pas sans rappeler le type de relation qui s’est établi entre la bourgeoisie capitaliste (l’Etat et le patronat) et le mouvement ouvrier, en Europe occidentale, de la fin du XIXème siècle aux années 1970-80 [1].
C’est bien la raison pour laquelle, on peut, dans cette configuration plastique, voir coexister ou se succéder rapidement des figures de violence extrême (la guerre du Vietnam) avec des figures de détente (la coexistence pacifique, les photos-souvenirs sur lesquelles Khrouchtchev et Kennedy affichent leur bonne entente). On a là une matrice (politique, discursive...) qui n’est pas du tout schmittienne dans la mesure où elle récuse la figure de l’ennemi voué à la pure et simple destruction, élimination, extermination – ceci pour des raisons multiples, cet interminable après-guerre étant, entre autres et simultanément, le monde d’après Auschwitz et d’après Hiroshima – un monde, donc, dans lequel la figure de la pure et simple extermination de l’ennemi continue de susciter un vif effet de sidération. Dans ce monde contrasté où l’agôn est placée sous le signe de la plus constante des ambiguïtés, l’ennemi est combattu sans relâche, mais on parle avec lui aussi, on traite avec lui, on passe des compromis et, quand les tensions connaissent un paroxysme dangereux, on active des mécanismes de sécurité dont l’efficacité ne s’est jamais démentie (crise des fusées à Cuba – une sorte de paradigme) [2].

A défaut d’être schmittien, le modèle (la figure) qui prévaut ici serait, plutôt machiavélien : la division, en se convertissant en rivalité, compétition et émulation, est le facteur dynamique qui assure la montée en puissance des deux forces rivales, ceci à l’image de la lutte incessante qui oppose patriciens et plébéiens à Rome, mais aussi la jeune cité romaine aux cités voisines et rivales [3]. On relèvera d’ailleurs à ce propos que la compétition qui, de la fin de la Seconde guerre mondiale à l’effondrement de l’URSS et au démantèlement du bloc soviétique, a opposé le camp « occidental » au bloc de l’Est repose sur un faux-semblant : durant toute la guerre froide et au-delà, la course aux armements se présente comme la forme manifeste de cette dangereuse compétition. Mais en fin de compte, il apparaît que ce sont les facteurs culturels et économiques qui tranchent, que le milieu dans lequel se produit la chute de l’ « empire » soviétique est non pas une guerre découlant d’une course aux armements perdue mais bien la déréliction d’un modèle de développement économique, du mode de vie et des formes culturelles qui en sont solidaires.
On a dit et répété lors de cette sorte de volatilisation du monde soviétique qui s’est produite au début des années 1990 qu’elle était, avant tout la manifestation de la supériorité des formes de vie, d’organisation de la production et de la consommation occidentales, de l’ethos et des formes politiques qui enveloppent ou accompagnent tout cela, la société des individus, la civilisation démocratique libérale, les libertés publiques et toutes ces belles choses. Ce ne sont pas les armes qui ont tranché le « débat » entre les deux mondes, les deux civilisations politiques en compétition, c’est la vie, si l’on peut dire, Athènes s’est, dans la durée et à l’épreuve du réel, avérée plus sustainable que Sparte, ceci en dépit de tous les travers et des traits de barbarie, des pulsions décivilisatrices qui traversent la première. Bien sûr, de substantielles interactions se sont manifestées entre le domaine militaire et l’économique, l’URSS s’est épuisée à tenir la dragée haute aux Etats-Unis dans la course aux armements et ces derniers, sous Reagan particulièrement, ont sciemment précipité sa chute en entretenant cette coûteuse compétition.

Ce qui donc ici nous éloigne du modèle machiavélien, c’est le fait que la dynamique de la lutte (l’agôn) entre les deux forces en présence n’a pas débouché sur un processus par laquelle se serait formée et étendue une puissance commune aux deux protagonistes, disons, les patriciens occidentaux et les plébéiens orientaux. Au contraire s’est produit l’effondrement d’une partie (les plébéiens orientaux) au profit de l’autre... Mais aussi bien, on pourrait assez aisément « récupérer » et réinterpréter le récit (le modèle) romain ici : après tout, au fil de la formation de la puissance romaine, la différence de nature qui, à l’origine, oppose les deux espèces humaines (pour Vico, à l’origine, les plébéiens romains sont définis et traités par les patriciens comme des semi-animaux, des hommes-bêtes, bestioni), est devenue plus indistincte, dès lors notamment que les plébéiens n’ont plus été réduits en servitude pour dettes et ont pu accéder à la propriété terrienne, mais aussi que l’institution des tribuns de la plèbe s’est perdue dans les méandres de la formation des oligarchies composites qui monopolisent le pouvoir économique et politique au temps avancés de la République puis de l’Empire.
Dans le même sens, les plébéiens « orientaux » (post-soviétiques), ne sont pas du tout, après la chute du bloc soviétique, traités en vaincus, ayant à choisir entre la mort ou la servitude en échange de la vie sauve, mais plutôt en « invités » dans le monde des vainqueurs – de marque pour l’infime minorité de ceux d’entre eux qui retombent rapidement sur leurs pieds, de seconde zone pour l’immense majorité des autres... L’Union européenne ouvre sans délai ses portes à la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, la Pologne, l’ex-Tchécoslovaquie et les pays baltes et hérite avec tout ça des mafias, des élites post-communistes corrompues et incompétentes, des facho-démos à la Orban, et de tout le déchet de la chute du monde soviétique. En d’autres termes, et pour suivre encore le fil machiavélien, la Rome occidentale trouve dans son long affrontement avec la superpuissance concurrente érigée en Empire adverse l’occasion de se fortifier, de renforcer sa propre constitution impériale et, après la chute de la Carthage soviétique, d’établir une hégémonie sans équivalent ni précédent dans l’histoire moderne – une domination du monde qui n’est pas sans rappeler, à plus d’un titre, celle qu’exerça la République romaine puis l’Empire sur le Bassin méditerranéen et au-delà.

C’est précisément la volatilisation du principe adverse et, avec celle-ci, de la configuration agonistique agencée autour de la conflictualité complémentaire des deux blocs en compétition, que s’inaugure la disparition du paradigme machiavélien issu de la Seconde guerre mondiale. Avec le recul dont nous disposons désormais, il crève les yeux que le trait constitutif (constituant, à défaut d’être explicitement instituant) de l’ordre mondial nouveau qui se dessine avec la chute de l’empire soviétique n’est pas du tout l’avènement de l’âge de la démocratie globale mais bien une forme de Restauration et de contre-révolution permanente dont le propre, en termes théoriques, est de se fonder sur la substitution d’un paradigme de type schmittien au paradigme machiavélien-vichien [4]. Un paradigme schmittien qui apparaît comme si adéquat aux traits dominants de la période actuelle qu’il en est venu à exercer un puissant ascendant sur les chercheurs en science politique (ou ce qui s’y apparente dans le contexte local) en Chine continentale [5]...

Ce qui assure le passage du paradigme machiavélien à un motif schmittien de plus impérieux, c’est la délégitimation massive des figures associées à la division et au partage, les camps, les zones d’influence, la concurrence, pacifique ou non, entre régimes ou systèmes incompossibles, les interactions légitimes, la diplomatie, etc. Ce qui assure le placement de l’époque présente, définie comme actualité, dans sa texture politique, historique, morale, culturelle... , sous le signe de la « leçon » schmittienne, c’est l’avènement de l’Un-seul comme figure exclusive de la civilisation politique – l’Un-seul de la démocratie, tel qu’il s’annonce à coups de trompes au fil des deux dernières décennies du siècle dernier, avec ces hérauts exemplaires qu’en furent Reagan et Thatcher. L’Un-seul de la démocratie est une figure exemplairement schmittienne, car elle entraîne ipso facto la criminalisation de l’ennemi ; car elle se fonde sur le refus de lui reconnaître quelque statut ou légitimité que ce soit en tant que figure variable et contrastée de l’adversité. Car elle en conteste la puissance et l’inscription dans un espace donné, un territoire, dans leur principe même. L’avènement de l’Un-seul (et le fait que ce soit, ici, celui de la démocratie ne fait qu’ajouter une touche d’ironie macabre, bien involontaire, à la chose) a pour inévitable corollaire l’essentialisation de l’ennemi qui devient une hypostase de l’infamie et une nouvelle incarnation du Mal absolu [6].
On passe de la figure complexe mais dynamique de l’incompossible – et avec lequel il convient cependant de composer à cette autre, statique, simplifiée et compacte, de l’ennemi rogue, ennemi de l’humanité et dont seule la disparition (l’annihilation de sa puissance) peut assurer le salut de la communauté humaine – figure intrinsèquement totalitaire, à l’évidence, pour employer un vocabulaire dévoyé. La disparition de l’ennemi y est définie comme la condition impérieuse du salut de la vraie communauté humaine, celle dont se porte garante la police démocratique mondiale.

La radicalisation en cours de ce qu’il faut bien appeler le schmittisme démocratique, entendu comme ce signe diagnostique et pronostique sous lequel est placée le présent (l’époque), se détecte à des indices multiples : en politique intérieure, dans les démocraties du Nord global, la criminalisation de toute force adverse se situant sur le bord extérieur de la politique administrée et des appareils de pouvoir sous contrôle (la politique de l’Etat, pour faire simple) suit un cours accéléré : l’intensité de la violence policière et médiatique à laquelle a été sans relâche exposé le mouvement des Gilets jaunes en témoigne de façon probante, tout comme le traitement infligé à tous les mouvements dans lesquels sont impliqués des racisés et des post-coloniaux. Autant les espaces de négociation conflictuelle avec les adversaires légitimités (partis et syndicats notamment) étaient nombreux dans le champ de la lutte des classe tel qu’il s’est structuré dans ces espaces à partir de la fin du XIXème siècle, autant dans la configuration actuelle tout adversaire rétif à son institutionnalisation aux conditions de la démocratie policière et de marché est voué à être traité en outlaw, en pirate, en délinquant, et, pour peu qu’il trouve sa place dans les chaînes d’équivalence adéquates (immigration, Islam, terrorisme, etc.), en ennemi de l’humanité.

Dans le champ de la politique internationale, rien n’expose de manière plus flagrante, le devenir schmittien de la démocratie occidentale globalisée que l’évolution du discours sur la Chine : les énoncés, les raisonnements (par antiphrase) qui, hier encore, s’appliquaient à ces supposés Etats-voyous que sont la Corée du Nord ou l’Iran tendent désormais à devenir la norme dès lors qu’il est question de la Chine [7]. Le sophisme, à la fois grossier et irréfutable, qui tend ici à prendre force de loi est celui-ci : la montée en puissance de la Chine aujourd’hui est indissociable de la forme du régime politique qui en est le moteur. Or ce système est, dans son principe comme dans les faits, non seulement incompatible avec la démocratie, mais il constitue pour elle une menace mortelle. Ergo, pour assurer le salut de la démocratie planétaire, seule forme de civilisation de la politique et des mœurs qui soit acceptable, il faut mettre hors d’état de nuire cette force du mal – il faut démocratiser la Chine et, pour ce faire, renverser la tyrannie communiste en place. Le seul moyen d’y parvenir, c’est une confrontation militaire. Pour démocratiser la Chine, il faut faire la guerre à la Chine... [8]
Nulle exagération ni caricature dans ce résumé de la position désormais bien établie de la démocratie schmittienne face à la Chine – c’est ce qui se lit tous les jours dans la presse de Taïwan qui, pour des raisons évidentes, se tient aux avant-postes de cette nouvelle production discursive. En voici un exemple entre cent : « La transformation de l’Allemagne et du Japon d’agresseurs (offenders – malfaiteur, délinquant, l’ennemi comme criminel, le grand motif de la plainte schmittienne contre l’impérialisme anglo-saxon...) en protagonistes remarquables du monde libre après la Seconde guerre mondiale est légendaire, quoiqu’ils aient été occupés par les Alliés après leur défaite. En l’absence d’une occupation militaire ou d’une reddition (surrender) inconditionnelle, le monde libre pourrait-il jamais contraindre la Chine à se conformer aux codes de la civilisation (comply with civilized codes) ? » [9]

On voit bien ici ce qui caractérise en tout premier lieu ce type d’énoncé : la disparition de tout espace d’interlocution possible avec l’ennemi figé dans sa position d’offender, ennemi hyperbolique dans la mesure même où il n’est pas seulement force adverse s’opposant à notre camp mais, bien plus généralement à la paix et à la civilisation. La chaîne d’équivalence imaginaire fondée sur le rapprochement entre la Chine du « dictateur » Xi Jinping, l’Allemagne nazie et le Japon militariste et expansionniste complète le tableau. Il ne s’agit plus du tout, en se tenant face à l’adversaire, de donner le meilleur de soi-même et de montrer la supériorité de la civilisation politique et des formes de vie que l’on incarne et promeut, il s’agit, dans un contexte d’urgence absolue, d’éradiquer un péril mortel, une force maléfique acharnée à notre perte et à celle de toute humanité civilisée.
L’horizon de cette figure, c’est, bien sûr, sous une forme ou une autre, la guerre totale, l’affrontement à mort aux conditions de la technologie militaire contemporaine – ce que les dirigeants nord-coréens, pour des raisons historiques, ont toujours perçu avec une grande acuité et ce qui fait d’eux aussi des schmittiens à leur manière – ce qu’ont poursuivi avec constance les dirigeants des Etats-Unis, c’est la disparition pure et simple de l’insupportable hétérotopie qu’ils incarnent, n’envisageant aucune forme de coexistence à long terme – la raison pour laquelle ils s’exercent sans relâche à perfectionner l’arme de la dissuasion par la terreur dont ils se sont dotés – la force de frappe nucléaire [10].

A vrai dire, la relève du paradigme machavélien par le paradigme schmittien est devenue effective dans le temps même de l’effondrement du système soviétique : au lieu que l’Europe orientale devienne, en conséquence de la relâche aussi soudaine qu’inespérée des tensions découlant du démantèlement du dispositif militaire soviétique en Europe de l’Est, une zone neutre et exemplairement désarmée, elle a été immédiatement le théâtre d’une reconquête agressive, d’une marche triomphale de l’OTAN qui n’a, dès lors, rien eu de plus pressé, (tirant parti du chaos dans lequel se trouvait plongé la Russie en lambeaux aux heures sombres et ethyliques de Eltsine) pour installer ses fusées sur ses marches même, dans les pays baltes et en Pologne. A l’instar de leurs camarades nord-coréens, les dirigeants chinois ont tiré toutes les leçons de l’ineptie politique de Gorbatchev, « rendant » l’Allemagne de l’Est et le reste à un Occident armé et revanchard sans contrepartie et précipitant de la sorte une Restauration globale accompagnée d’un impétueux réarmement idéologique de l’Occident – ceci dans le temps même où tous les « modèles » exportables façonnés par l’Occident (productivisme, consumérisme, démocratie libérale, individualisme...) faisaient eau de toutes parts.
Il est plus que temps de dire de quoi ce qui a été célébré sans relâche depuis le début des années 1990 comme la divine surprise démocratique résultant de la disparition de l’empire soviétique a été, en vérité, le nom : un formidable retour de bâton de l’hégémonisme occidental placé sous commandement états-unien. Il aura sans doute fallu attendre que la fixation de l’enjeu chinois se produise pour que puisse s’énoncer distinctement ce définitif « le roi est nu ». Ce n’est en effet que lorsque se sont clairement dessinés les contours de la configuration agencée autour du nouvel ennemi électif, la Chine communiste, « sûre d’elle-même et dominatrice », qu’est devenu parfaitement distinct le trait schmittien de la démocratie entendue comme ce dispositif hégémonique global qui ne saurait trouver sa pleine efficace, précisément, à défaut de promouvoir l’imago de cet ennemi absolu, hyperbolique, « universalisé » : ennemi du genre humain en tant que grand Autre de la civilisation démocratique.

A l’échelle d’un pays comme Taïwan, les effets et bénéfices, pour les élites régnantes, du gouvernement à l’ennemi absolu, c’est-à-dire de la focalisation de l’attention du public sur la « menace chinoise », l’ « agression chinoise », l’imminence supposée de l’ « invasion chinoise » sont tout à fait patents : la fabrication de l’hystérie anti-chinoise est un formidable dispositif de neutralisation de la lutte des classes dans un des pays au monde où le temps de travail est le plus long et où les revenus de l’immense majorité des salariés sont maintenus au plus bas [11], où les travailleurs migrants font l’objet de discriminations choquantes [12], où les conditions de travail, dans certains secteurs (pêche, bâtiment, travail domestique...) sont souvent proches de l’esclavage, où la religion de la croissance et la toute-puissance de la grande industrie perpétuent le saccage de l’environnement, etc.
Dans une telle configuration, « la démocratie » prend forme et consistance non pas en mettant en œuvre des quelconques positivités (le débat politique entre le parti au pouvoir et l’opposition se réduisant, le plus souvent à l’échange d’invectives et de coups de Jarnac) mais en soufflant sur les braises de la rhétorique anti-chinoise. Privée de cette manne perpétuelle, la « vibrante » démocratie taïwanaise se dégonflerait dans l’instant comme une baudruche, réduite au spectacle désolant d’un combat de chiffonniers se disputant les lambeaux d’un miracle économique enté sur le plus cynique et prédateur des modèles de développement.

Mais il ne s’agit pas que de cela, il s’agit aussi des violences que promet ce tournant schmittien de la démocratie contemporaine : il n’est pas difficile d’imaginer ce que pourraient être, dans ce pays où l’opinion est chauffée à blanc par la propagande anti-chinoise et la mise en condition belliciste, les effets du moindre « incident » mettant aux prises les protagonistes du conflit régional, sur terre, dans l’air ou sur mer ; la stigmatisation continue de la cinquième colonne supposée de Pékin dans l’île (incluant le principal parti d’opposition) et autres « infiltrés », « agents chinois », « collaborateurs » de l’ennemi sur l’île trouverait (quand bien même Taïwan ne serait pas directement impliquée dans l’échauffourée), son prolongement immédiat dans une répression violente frappant sans discrimination tout ce qui est susceptible de faire figure d’agent de l’ennemi, accompagnée, inévitablement, d’exactions perpétrées par des milices plus ou moins improvisées dans un climat de guerre civile préparé de longue date.
La boucle se bouclerait alors là où ceux qui ont établi leur légitimité sur la dénonciation des crimes commis sous l’ère de Chiang, au temps de la loi martiale (1949-1987) et plus particulièrement lors de la terreur blanche qui succéda aux événements de février 1947, et qui sont désormais solidement installés aux commandes de l’Etat s’avérer, en matière de criminalisation de l’ennemi intérieur désigné, les dignes héritiers du Généralissime... tout ceci, naturellement, au nom de la défense et de la promotion de la démocratie tant locale que globale – mais, dans tous les cas, bottée et casquée...

Notes

[1« Pas du tout schmittien » veut dire ici deux choses : d’une part une configuration dans laquelle la réflexion et l’action politique ne sauraient trouver leur fondement exclusif dans la distinction entre l’ami et l’ennemi et, de l’autre, un topos dans lequel la figure de l’ennemi n’est pas réductible à celle d’un pur et simple criminel. « Pas du du schmittien » veut donc dire ici un peu plus compliqué (et plastique) que ce que l’on retient habituellement de la philosophie politique de Carl Schmitt.

[2Voir sur ce point l’article d’Andrew Cockburn « Defensive, not Aggressive » et dont l’auteur, revenant sur la crise des fusées, estime qu’il n’y eut, lors de cet épisode, jamais aucun véritable danger de guerre, Kennedy et Khrouchtchev étant également déterminés à l’éviter et maîtres du jeu en politique intérieure. London Review of Books, septembre 2021.

[3C’est dans le Discours sur la Première Décade de Tite-Live que Machiavel affirme que les divisions et « tumultes » qui, au long de l’histoire romaine, mirent aux prises patriciens et plébéiens, bien loin d’être facteurs d’affaiblissement, s’associent à la passion pour la liberté et sont le fondement de la puissance romaine – idée reprise plus tard à son compte par Montesquieu. La division et la lutte, l’antagonisme se présentent ici comme un facteur dynamique plutôt que comme une puissance de destruction.

[4Vico considère, développant un raisonnement proche de celui de Machiavel, que « Les rivalités qui, dans les cités, opposent les ordres entre eux en vue de l’obtention de l’égalité des droits, sont, pour les républiques le plus puissant moyen de développement » (La science nouvelle, traduit de l’italien par Ariel Doubine, Nagel, 1953, p. 89).

[5Voir sur ce point : Ryan Mitchell : « Schmitt in Beijing », Critical Legal Thinking, 18/10/2021.

[6Quelques exemples de titres empruntés à des articles de l’organe de guerre froide Taipei Times : « Understanding the nature of the wolf » (la Chine, bien sûr) ; « China is enemy of the free world » ; « Carl Schmitt and Taiwan’s future », « Facing the nation’s enemy within » (abolition de la distinction entre l’ennemi extérieur et intérieur), etc.

[7« Separating Nazis from Germany is difficult ; likewise, it is problematic to detach the CCP (Parti communiste chinois) from Chinese » ; « Bringing CCP officials to justice for their Coronavirus crimes is the best way to put them on notice that they also face justice for their possible crimes against the people of Taiwan » « Xi [Jinping] has read Carl Schmitt – it is time for others to do the same » – le genre d’insanité se relève chaque jour dans le quotidien susmentionné...

[8Pour les dirigeants et, probablement, l’homme/la femme de la rue en Chine, la notion même d’une intervention prétendument civilisatrice des puissances occidentales dans les affaires de leur pays a, évidemment, une fâcheuse allure de déjà-vu : elle serait avant tout pour eux une reprise, une répétition des actions prédatrices conduites tout au long du XIXème siècle par ces puissances à la faveur du déclin de l’empire chinois...

[9James J. Y. Hsu : « Democratizing China key to peace », Taipei Times, 6/11/2021. L’auteur, professeur de physique retraité, fait partie de la cohorte innombrable des « têtes chercheuses » de la rhétorique de la criminalisation à outrance de l’ennemi. Ce fleuron de la nouvelle pensée captive.

[10L’exemple nord-coréen montre de façon probante qu’en réalité le paradigme machiavélien recouvre toujours, de façon variable, le paradigme schmittien : les atrocités perpétrées par les Etats-Unis contre la population des territoires contrôlés par le régime communiste, au cours de la guerre de Corée (urbicides, bombarbements de digues et de barrages, destruction de centaines de villages...) ont suffi à convaincre définitivement le pouvoir nord-coréen (de forme dynastique) du caractère inexpiable de la lutte à mort qui l’oppose à ce barbare occidental conquérant, un conflit dont la forme même exclut toute évolution vers une coexistence pacifique durable, fondée sur la confiance mutuelle. Dans ce cas, le paradigme machiavélien n’est jamais venu « relever » le paradigme schmittien et l’échec cinglant de la diplomatie de marchand de sable imaginée par Trump l’a suffisamment montré. Les dirigeants nord-coréens ne sont pas des tyrans mégalomanes et illuminés mais des réalistes qui considèrent à bon escient que les Etats-Unis (avec leurs alliés occidentaux et leurs clients est-asiatiques) n’ont jamais poursuivi et ne poursuivront jamais d’autre but que leur élimination, leur disparition politique et, probablement, physique. Le tournant adopté par la politique internationale états-unienne et occidentale au début de ce siècle, sanctionné par le renversement des régimes irakien et libyen, notamment, et l’extermination de leurs leaders respectifs, poursuivi par la vaine tentative de réserver le même sort à Bachar al-Assad et à son régime, n’a pu que les renforcer dans cette conviction : désormais, les dirigeants du bloc hégémonique et néo-impérial occidental ne discutent plus ni ne recherchent des partages d’influence avec l’ennemi « systémique », ils le traitent en homo sacer, rejeté par la communauté humaine, et dont l’élimination sans procès est, à l’opposé d’un crime, une œuvre de salut public. L’opération de commando à l’occasion de laquelle Ben Laden et son entourage sont éliminés au Pakistan tend à devenir un modèle général pour les stratèges et penseurs de la démocratie schmittienne du présent. Les « opérations spéciales » conduites par les services israéliens, contre l’Iran notamment, montrent également le chemin en la matière : moins la démocratie contemporaine apparaît comme un modèle tant institutionnel que civilisationnel susceptible de s’exporter pacifiquement, plus elle se présente comme une citadelle assiégée par les barbares, et plus elle place sa défense et ses actions stratégiques sous le signe de l’urgence absolue face aux menaces vitales – un déplacement propre à justifier aussi bien la radicalisation des usages de l’ennemi que le « tout est permis » pour l’empêcher de nuire.

[11Salaire minimum : 24 000 dollars taïwanais, soit 745 euros.

[12Leur salaire minimum, fixé par la loi, est inférieur à celui des nationaux... Lorsque le gouvernement met en place un système de coupons destinés à stimuler la consommation des personnes à revenus modestes, au temps de la pandémie – les subalternes issus du Sud-Est asiatique en sont exclus...