« La haine de la Chine est ce qui, dans le présent, tient lieu de pensée stratégique aux élites occidentales »

, par Alain Brossat


Un entretien avec Alain Brossat

ICI&AILLEURS : On parle beaucoup en ce moment de Taïwan, dans la presse française, des menaces d’une invasion chinoise imminente...

ALAIN BROSSAT : C’est en effet devenu un motif lancinant dans les « narratifs » en vogue, aussi bien sur l’île que dans la propagande de guerre froide dans le Nord global – « the China’s threat » ou « Chinese threat », en version originale. Toutes choses égales par ailleurs, cela me fait penser à ce célèbre discours de Hitler, prononcé au début de la Seconde guerre mondiale, et dans lequel il tient ce langage : Si la conspiration juive mondiale persiste dans ses attaques contre notre pays et le régime nazi, alors les Juifs d’Allemagne et d’ailleurs pourraient bien avoir à en payer le prix fort... Ce qu’il fallait évidemment entendre, c’était exactement l’inverse : derrière l’imaginaire « conspiration juive » se profilait la bien réelle mise en œuvre de l’extermination des Juifs d’Europe par le régime nazi. C’est, je crois, sous le même signe de la projection sur l’autre des pires intentions de l’énonciateur que se placent les incantations perpétuelles à propos de la « menace chinoise » qui pèserait sur Taïwan en particulier et, par extension, sur toute la région, sur le Pacifique, sur la « liberté des mers », sur la démocratie et les droits de l’homme à l’échelle planétaire : si vous tenez vraiment à savoir ce que les démocrates impérialistes d’aujourd’hui ont en tête, écoutez attentivement ce qu’ils racontent à longueur de temps à propos des intentions maléfiques de la nouvelles puissance dévorante de la Chine.

Dans le cas de Taïwan, la chose est tout à fait distincte : l’île, bastion avancé, en mer de Chine, de l’Occident et surtout de la puissance états-unienne maîtresse du Pacifique depuis la défaite du Japon, a pour vocation, dans l’hypothèse d’un affrontement armé avec la Chine (et dont le scénario meuble de plus en plus ouvertement l’imaginaire des activistes les plus frénétiques du « monde libre ») de devenir la plateforme à partir de laquelle s’opérerait la reconquête du continent chinois perdu en 1949. Les généraux du Kuomintang, réfugiés sur l’île à partir de 1949, ont produit sans relâche, tant qu’ils ont cru avoir une chance de prendre leur revanche sur le Parti communiste chinois, nombre de cartes d’état-major du détroit de Taïwan sur lesquelles étaient dessinées de grosses flèches rouges indiquant les axes de la reconquête maritime et aérienne du territoire chinois. Ce sont désormais des décalques virtuels de ces cartes qui peuplent l’imagination débridée de ceux qui rêvent d’une « démocratisation » de la Chine et de son régime empruntant les voies d’une opération armée. Ceci montre bien, dit en passant, que (contrairement à ce qu’ils s’efforcent d’accréditer à coups de cors et de trompes), les dirigeants « indépendantistes » actuels de l’île, marchent sur les traces du Generalissime (Chiang Kai Chek), en tant, désormais, que clients de plus en plus serviles des Etats-Unis. Ce n’est pas pour rien, j’imagine que tous les quatre matins paraît dans la presse de l’île une photo burlesque de la frêle Madame Tsai, la Présidente naguère fan de Trump, déguisée tantôt en pilote d’avion de chasse, en soldat de l’infanterie de marine, aux commandes d’un engin blindé, ployant sous le fardeau d’un lance-roquette, etc. Le message est clair : il faut militariser l’île à outrance, accélérer la préparation de la population à la mobilisation générale, de façon à ce qu’elle devienne, quand l’heure aura sonné, ce porte-avion terrestre destiné à servir de relais stratégique aux opérations offensives contre la République populaire de Chine [1]. Ici, le rapprochement avec l’Ukraine prend tout son sens – Taïwan comme base avancée, en Asie orientale, d’une Reconquista dont on voit les brillants résultats en Europe orientale... [2]

I&A : Vous niez donc catégoriquement que la Chine ait la moindre intention d’intervenir militairement contre Taïwan...

AB : Les choses ne sont pas aussi simples. Je vois deux conditions qui, nécessairement, je dirais presque mécaniquement, conduiraient la Chine à adoptées des mesures de rétorsion massives, sous forme d’intervention armée ou non : d’une part une proclamation d’indépendance de l’île, fait accompli sciemment produit à l’occasion d’une situation jugée favorable ; ou bien, comme préconisé de longue date par le patibulaire Pompeo, ancien chef de la politique étrangère de Trump, une reconnaissance formelle de l’île comme puissance souveraine, suivie de l’établissement de liens diplomatiques, par les Etats-Unis (et, sans doute, dans la foulée) par la plupart des puissances occidentales ou tributaires des Etats-Unis.
Que ce soit l’une ou l’autre option qui l’emporte, il est clair et distinct qu’il s’agirait là d’une rupture délibérée des équilibres fragiles maintenus dans la région, vaille que vaille, depuis la fin de la guerre civile chinoise ; et, par conséquent, ceux qui prendraient l’initiative de ces faits accomplis porteraient pleinement la responsabilité de leurs conséquences, lesquelles pourraient s’avérer irréparables – une sorte de remake étatique de l’assassinat du Grand duc autrichien à Sarajevo...
Pour des raisons tant historiques que de politique intérieure, la direction chinoise ne pourrait se permettre, face à un tel défi, de faire le dos rond et de perdre la face. Les puissances occidentales savent parfaitement qu’il s’agirait là, dans les deux cas, d’un casus belli et si elles s’y risquaient malgré tout, comme les y encouragent d’ores et déjà leurs « faucons », elles le feraient de propos délibéré et en toute connaissance de cause, soit parce qu’elles considéreraient que la Chine se déroberait devant l’affrontement annoncé (le genre de calcul que fit Hitler, avec succès, lorsqu’il envahit la Tchécoslovaquie), soit que l’occasion serait alors donnée de lui infliger une leçon destinée à rebattre les cartes, à l’échelle de la région tant que globale, à la faveur d’une campagne militaire rondement menée (sur le modèle des campagnes victorieuses menées par le Japon contre la Chine des Qing (1895) et la Russie impériale (1905).
Il est impossible de prédire de quelle espèce serait la riposte de la Chine à un tel coup de poker dont l’idée démange le cerveau reptilien des croisés de la total-démocratie d’aujourd’hui – d’emblée militaire ou bien, pour commencer au moins, fondée sur des mesures de rétorsion diplomatiques, économiques – ou bien encore une combinaison ou un enchaînement de tout cela...
La seule chose que l’on puisse affirmer sans prendre de risque, c’est que ces contre-mesures seraient massives et que leur enchaînement à la provocation perpétrée par les exaltés de la reconquête plongerait la région entière dans un cataclysme aux conséquences inimaginables.
L’option basse, dans la tête des activistes de la recolonisation « démocratique », c’est la leçon infligée à la Chine, destinée à la « remettre à sa place » pour de longues années, à la faveur d’un conflit limité, de courte durée. L’option haute, de plus en plus ouvertement prônée par les prêcheurs de croisade, c’est le renversement du régime, sa chute provoquée par une défaite militaire combinée à des désordres intérieurs – la chute du régime, la disparition de la souveraineté issue de la Révolution chinoise et de la victoire des communistes sur le KMT – sur le modèle de la chute de l’URSS, de la disparition de la République démocratique allemande. Ce qui, au vu de l’histoire de la Chine, signifie à peu près inéluctablement son éclatement et son démembrement.
Quand on va tout au bout d’un projet « normalisateur » et restaurationniste comme celui qui bouillonne dans les cerveaux des va-t-en guerre du moment, ceux de la croisade anti-totalitaire, on tombe toujours sur la même passion : celle d’effacer ce qui demeure des effets, des traces, du tracé dessiné par une révolution : la révolution russe de 1917 dans le premier cas, la révolution chinoise dans le second.

I&A : Qu’est-ce qui est en jeu aujourd’hui dans les tensions entre les Etats-Unis et la Chine ?

AB : C’est un problème beaucoup plus ample que la rivalité croissante entre deux grandes puissances politiques et économiques. Il faut prendre la pleine mesure de ce dont le déchaînement d’animosité et de ressentiment à l’égard de la Chine, dans le discours de l’Occident est le symptôme. Je sais bien que la formule « discours de l’Occident » apparaîtra ici trop vague et généralisante, mais ce qui porte à y recourir cependant, c’est bien l’homogénéité sans faille ou presque de ce qui s’énonce sur le fond, si l’on peut dire, à propos de la Chine aujourd’hui, dans l’Occident global, la compacité sans nuance de ce qu’y produisent les fabriques de discours institutionnelles, que ce soit au niveau des gouvernements, dans la presse et les médias, les canaux académiques et supposés savants, etc. On n’exagère pas en disant que la haine de la Chine, c’est, dans le présent, ce qui en est venu à tenir lieu de pensée stratégique aux élites occidentales. Cette débauche, ce pullulement d’incriminations, de dénonciations, d’incantations destinées à assigner à la Chine la place du mauvais objet de la géopolitique mondiale, celle du cancer autoritaire et totalitaire, du moloch conquérant, etc. Cette haine de la Chine sous toutes ses espèces est devenue, dans le discours occidental, une matrice si puissante et un motif si lancinant que l’on en viendrait presque à soupçonner qu’elle est le dernier expédient par lequel la démocratie globale parvient encore à conserver un semblant de consistance et d’unité – face à l’ennemi, le fantoche Poutine n’apparaissant au fond que comme le truchement du seul véritable obstacle sur la voie de l’établissement du gouvernement mondial total-démocratique – la Chine.
La sinophobie qui se donne aujourd’hui libre cours dans toutes les officines où se concocte le narrative hégémoniste prospère sur un imaginaire débridé, délié de toute réalité, et dont l’équivalent pourrait être, dans le domaine des délires collectifs qui nous sont familiers, la haine anti-Boche telle qu’elle a prospéré en France au début de la Première guerre mondiale. Mais comme on le voit immédiatement, on a changé d’échelle...
C’est une production discursive qui repose, en premier lieu, sur la plus simpliste et fallacieuse des dichotomies : l’opposition entre démocratie et autocratie, sociétés libérales et systèmes autoritaires et totalitaires. Sous le régime de ce binarisme forcené, toute réalité s’efface : le fait que la Chine soit parvenue à endiguer la pandémie covidienne tandis que celle-ci faisait un million de morts aux Etats-Unis et, d’une façon générale, produisait d’immenses dégâts dans les espaces de la démocratie globale (au moins 200 000 morts en France, par exemple) devient, aux conditions de ce discours paranoïaque, la preuve du totalitarisme intrinsèque du régime chinois. L’exception biopolitique qui s’y présente, lorsque le régime en place prend vraiment en charge la protection de la vie des populations devient, aux conditions de la sinophobie ambiante en Occident l’évidence qui atteste le caractère criminel du régime – on l’a vu encore tout récemment lorsque les autorités ont décidé de reconfiner Shanghaï – mais que n’aurait-on pas entendu si elles avaient laissé filer et que l’on y avait enregistré alors des dizaines de milliers de morts ? A Taïwan, les autorités ont décidé, dans le contexte d’Omicron, d’abandonner la stratégie « zéro covid » et, très rapidement, on a dépassé le chiffre des cent morts par jour. Pour des raisons notamment démographiques, c’est évidemment un « luxe » que les autorités chinoises ne peuvent pas se permettre – alors elles conservent la même ligne consistant, ici, à faire passer la santé des populations avant celle de l’économie. C’est peut-être cela, d’ailleurs, que ne leur pardonnent pas, en premier lieu, les doctrinaires occidentaux de l’économie libérale – un taux de croissance à retrouver, cela ne vaut-il pas quelques dizaines de milliers de vies humaines ?

I&A : Comment problématiser le rapport qui s’établirait, selon vous, entre la montée en puissance de la Chine et cette fuite dans l’imaginaire du discours occidental à son propos ?

AB : La Chine, comme figure d’altérité tant molaire que radicale, a toujours été, pour l’Occident, une source de proliférations et projections imaginaires, une machine à rêver, fantasmer, cauchemarder, délirer, etc. Avant que les Jésuites établis en Chine ne deviennent, dès le XVIIème siècle, une source d’informations riches et documentées, la Chine est une sorte de page blanche sur laquelle l’Occident projette toutes sortes de fantasmagories, appuyées sur les récits eux-mêmes plus ou moins imaginaires ou biaisés des voyageurs. Les choses changent quand s’intensifient les interactions entre Occident et « Orient extrême » s’établissent au XIXème siècle avec la colonisation européenne qui, en Chine, prend une forme particulièrement prédatrice, même si différente de celle qui a prévalu dans d’autres espaces – mais les puissances imaginaires ne s’effacent pas pour autant – de Fu Manchu à la maolâtrie gauchiste des années 1970, plus près de nous. Puissances imaginaires tant positives que négatives, on le remarquera, oscillant entre les pôles de la fascination et de la répulsion.
Ce qui caractérise donc le régime présent (et férocement présentiste) de l’imaginaire occidental de la Chine, c’est son basculement massif sous les conditions d’une horreur nourrie par le fantasme ou l’idée fixe de la conquête du monde par une Chine-Behemoth, devenue en quelques décennies, une superpuissance dont rien ne pourrait arrêter la progression ni rassasier l’appétit de conquêtes. L’ambition de la Chine, c’est de chasser les Américains du Pacifique, statue sur le ton de la plus parfaite évidence une supposée spécialiste, lorsque Pékin conclut avec un micro-Etat situé au large de l’Australie un modeste accord d’assistance policière [3]. Jetez un coup d’œil à une carte du Pacifique, voyez les positions qu’y occupent respectivement les Etats-Unis, leurs alliés et clients – et la Chine, et vous verrez qu’on est encore bien loin du compte...
Du coup, cette matrice discursive devient une machine en folie en pilotage automatique. Le drastique quadrillage social, politique et idéologique entrepris par le régime au Xinjiang, région majoritairement peuplée d’allogènes supposément travaillés par des tentations autonomistes ou séparatistes, se trouve promptement et massivement désigné par ce qu’il faut bien appeler la propagande occidentale parée de tous les noms et de toutes les légitimités comme « génocide ». Le régime est accusé d’y interdire l’accès à quiconque serait susceptible d’y recueillir sur place des informations propres à documenter l’accusation terrible – génocide n’est pas, en principe, un terme qui se galvaude... Mais lorsque la Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme des Nations Unies y effectue un voyage, c’est aussitôt un tollé qui s’élève : c’est que ce déplacement ne saurait que constituer une grossière manipulation téléguidée par les despotes pékinois... ! Mais c’est surtout que Madame Bachelet n’est pas nécessairement disposée à s’aligner, le doigt sur la couture du pantalon, sur la rhétorique du génocide de papier alimentée jour après jour par le ministre de la propagande total-démocratique mondialisée, Adrian Zenz... Dans tous les cas et quoi qu’on fasse, tout est placé sous le régime des prophéties autoréalisatrices : vous voyez bien que les Chinois commettent un génocide au Xinjiang – puisque Madame Bachelet, qui, notoirement, mange dans la main du tyran Xi, n’en parle pas ! Vous voyez bien que le virus du Covid 19 a été concocté dans un laboratoire militaire de Wuhan – puisque les autorités chinoises ont été jusqu’ici si habiles à rendre les traces du forfait si indétectables, etc.

I&A : Mais le fond de l’affaire, cela resterait donc la montée en puissance de la Chine ?

AB : A l’évidence. Mais il faut s’entendre sur ce que l’on entend par là. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la conquête du monde à laquelle la Chine serait lancée mais la perspective de la fin de l’hégémonie occidentale, c’est-à-dire l’apparition d’un monde vraiment multipolaire – ce qui est bien différent. Le propre des perceptions de la Chine qui prévalent aujourd’hui en Occident est, je le disais, leur présentisme forcené, leur total écrasement sur le présent perçu aux conditions de la plus vulgaire des doxas impérialistes-universalistes de la démocratie occidentale. L’affaire de Hong Kong a été parfaitement exemplaire de ce point de vue : l’exaltation du supposé combat héroïque de la jeunesse hongkongaise pour la défense des acquis démocratiques dans l’ex-colonie anglaise, contre les féroces appétits normalisateurs et autocratiques de la bureaucratie pékinoise avait évidemment pour condition l’effacement de toute perspective historique sur ce qui était en jeu : le rétablissement de la souveraineté chinoise sur cette enclave dont le statut résultait d’un acte de banditisme colonial et impérial caractérisé. Ce n’est quand même pas tout à fait pour rien que les enragés de la démocratie hongkongaise se sont mis à brandir des drapeaux britanniques et états-uniens, démocratie et néo-colonie occidentale devenant à leurs yeux indissociables en tant que le plus obscur des objets du désir...
Or, ce présentisme hystérique est le régime général sous lequel est placée la perception de l’ensemble des turpitudes supposées, attribuées en Occident au régime chinois. Il suffit pourtant de prendre un tant soit peu de recul historique, sans même aller à envisager l’histoire de la civilisation chinoise sous l’angle de la très longue durée, pour saisir ce qu’a d’exceptionnel, en positif, la séquence actuelle – une Chine unifiée, dans son espace propre, souveraine, ayant imposé le respect à ses voisins proches et moins proches, ayant mis en œuvre un modèle de développement aux résultats impressionnants, une Chine en paix, sans seigneurs de guerre ni famine, sans guerre civile rampante ou déclarée, assurée dans ses frontières, etc. Bien sûr, quand je dis ici « en positif », j’y vais à grands traits et l’on trouverait matière à objecter sur plus d’un point, si l’on voulait entrer dans le détail – à commencer par le modèle de développent économique qui a conduit la Chine à la prospérité qu’elle connaît actuellement et dont je sais parfaitement qu’il n’est ni vertueux ni sustainable...
Mais ce que je veux dire, c’est que si l’on réfléchit à l’échelle globale de l’histoire longue de la Chine, le moment actuel se présente bel et bien comme une exception heureuse – et cela, les Chinois eux-mêmes sont les premiers à le percevoir – c’est la raison pour laquelle, en dépit de tout, le régime y est infiniment plus populaire, comme on dit, que ne le sont les gouvernants dans n’importe quelle démocratie occidentale. Or, je crois que c’est bien là, précisément que le bât blesse, du côté des perceptions occidentales : au fond, ce que l’Occident blanc s’est habitué à aimer, ce qui le rassure et le conforte dans ses présomptions hégémonistes et suprémacistes, c’est une Chine dans le malheur, une Chine faible et divisée, une Chine-à-plaindre et éventuellement à-assister – comme on le voit dans ces innombrables films inspiré par le bon cœur d’Hollywood, au temps de la guerre sino-japonaise, exhibant les bonnes œuvres de toutes sortes de Quakers nord-américains s’affairant à soulager la misère des paysans chinois...
Et voici que cette Chine miséreuse et souffrante s’est, comme disait l’autre, non seulement « éveillée », mais métamorphosée en puissance ascendante, ceci au moment même où se multiplient les signes du déclin de l’Occident... Mais ce n’est pas ici seulement de puissance économique et politique qu’il est question – ce qui fait retour dans le tableau du monde, avec cet essor, c’est aussi une grande civilisation, la civilisation chinoise dont certains se rappellent que, jusqu’à la Renaissance au moins, elle précéda à plus d’un titre la civilisation européenne... Et c’est sur ce seuil, bien sûr, que le vertige saisit la « conscience » occidentale moyenne, désorientée, certes, mais toujours aussi imbue d’elle-même et nullement disposée à lâcher prise... Que pourrait bien être un monde radicalement désoccidentalocentré dans lequel la Chine, le monde chinois, occuperaient une place de premier plan sans aucun cas se substituer à l’Occident comme composition de forces hégémoniques, un monde en quelque sorte déshégémonisé, agencé autour de pôles multiples et hétérogènes – c’est là assurément une figure d’avenir en forme de pont-aux-ânes que l’imagination occidentale ne saurait franchir.
Le cerveau reptilien de l’Occident est ainsi fait qu’il ne saurait dissocier la notion de la montée de la Chine, celle de l’accroissement de sa puissance, de son expansion en ce sens (Routes de la soie, implantations militaires en mer de Chine méridionale...) de l’image répulsive et de la figure intolérable d’une pure et simple volonté de substituer son hégémonie et sa suprématie à celle de l’Occident global, dans les mêmes formes exactement et sur un mode purement mimétique.
Mais c’est ici peut-être qu’il conviendrait de rappeler à ceux qui passent leur temps à agiter cette baudruche devant les yeux d’une opinion occidentale en état de sidération que jamais, au cours de sa longue histoire, la Chine ne s’est projetée aux quatre coins de la planète, et sur le mode prédateur et destructeur que l’on sait, comme l’on fait, sans relâche depuis le début des temps modernes, les puissances occidentales. La Chine, ce qui est tout différent et renvoie bien sûr à la succession des invasions et conquêtes barbares (Mongols, Mandchous, etc.) est obsédée par la fragilité de ses frontières, la porosité de son territoire et le spectre de la fragmentation de son unité, toujours conçue, il est vrai, sur un mode traditionnellement impérial. C’est la raison pour laquelle elle tient à ses marches et ses glacis, variablement peuplés d’allogènes, car ce sont là des zones tampons (buffer zones) qu’elle considère comme vitales pour sa sécurité et son intégrité. Au demeurant, dans sa longue durée, elle manifeste une propension à assimiler le « barbare » proche, considéré comme civilisable, c’est-à-dire propre à assimiler les fondamentaux de la culture chinoise. C’est exactement ce que la Chine de Xi continue à faire au Xinjiang et cela s’appelle de l’assimilationnisme lourd et brutal, mais certainement pas du génocide.
Ce qui aujourd’hui complique les choses, c’est que dans les conditions du présent, la grande puissance qu’elle est devenue doit s’établir dans son grand espace propre. Comme l’a parfaitement montré Carl Schmitt, partant de l’exemple de la montée de la puissance états-unienne, il ne saurait exister de grande puissance dans le monde contemporain sans Grossraum, grand espace. Or, dans les conditions économiques, logistiques, politiques et militaires présentes, une telle projection hors de ses frontières ne saurait s’effectuer, à la manière nazie (l’expansion vers les terres slaves de l’Est européen), sur la terre ferme en priorité. C’est l’étendue maritime qui en est aujourd’hui devenue le milieu naturel et c’est la raison pour laquelle la mer de Chine méridionale et, plus généralement, le Pacifique sont et seront de façon croissante le point de contention le plus douloureux (et le plus dangereux) entre la Chine et les Etats-Unis. Mais cette nécessité pour la Chine de s’extraire de son confinement sur le Festland continental ne signifie en aucun cas qu’elle entende faire du Pacifique sa Mare Nostrum en en chassant les Etats-Unis – un cauchemar taillé sur mesure par les tenants de la fin de l’Histoire – comme si les rapports de force issus, dans cette région du monde, de la défaite du Japon étaient incrustés dans le marbre de l’éternité. La Chine, par moins que les Etats-Unis, a vocation à devenir une grande puissance maritime, à avoir toute sa place dans le Pacifique, ses bases, ses relais, ses amis et ses glacis et c’est ce à quoi elle se consacre aujourd’hui très activement, sans que cela signifie d’aucune manière qu’elle se prépare à chasser les Etats-Unis de Okinawa et Hawaï. Le discours apocalyptique qui a aujourd’hui cours en Occident, à ce propos, n’a qu’une unique destination : accréditer la fable d’une intangibilité de la Pax Americana dans cette région du monde, comme si celle-ci avait été établie par un décret divin – et comme si elle n’avait pas pris une ride, depuis le temps ! Mais les choses changent, de nouvelles dynamiques sont à l’œuvre, l’Histoire – celle des relations entre peuples, Etats, civilisations est ouverte.
Or, le problème est que pour l’Occident, la fin de son hégémonie et de sa centralité, c’est la fin du monde. D’où la prolifération des images apocalyptiques à propos de la montée de la Chine, et avec celles-ci, des prédictions autoréalisatrices – à force de faire monter la mayonnaise de la « menace chinoise », ce dont il est question, c’est bien d’une mise en condition des opinions occidentales en vue de les préparer à la perspective d’un affrontement « inévitable » avec la Chine. Or, si cet affrontement a lieu, c’est que les puissances occidentales, emmenées par les Etats-Unis, l’auront voulu et en auront préparé les conditions. Plutôt la guerre avec sa pleine part d’impondérabilité, plutôt qu’un monde dont nous ne réglions plus les conditions. C’est ce « mur » mental et idéologique qui aujourd’hui obstrue l’horizon historique.

I&A : Vous avez prononcé plus haut les mots de « croisés », « croisade » à propos de la sinophobie actuelle. Qu’entendez-vous par là ?

AB : Evidemment, ce sont des mots chargés puisque, à ma connaissance, ce sont Ben Laden et ses amis qui les ont remis en circulation dans le contexte de leurs campagnes armées contre les Etats-Unis et leurs alliés. Pour autant, ces termes ne perdent rien, aujourd’hui, de leur pertinence. Ce qui importe ici, c’est le lien indissoluble qui s’établit dans le discours occidental et les actions qui s’y agencent entre ce qui se présente comme la sacralité du motif et la violence des moyens mis en œuvre – le tout sur fond d’une fuite dans l’imaginaire caractérisée. La perception de la réalité est bouffée par le fantasme et ça enchaîne sur un délire. La sacralité du motif, au temps des croisades successives, c’est la libération des Lieux saints du christianisme, de la terre où Jésus a connu sa Passion, lieux occupés et profanés par les hérétiques. Aujourd’hui, la sacralité du motif, c’est la promotion envers et contre tout, dans un monde d’où a disparu tout contrechamp légitime, de la démocratie universelle. Taïwan, comme l’Ukraine sont en train de devenir les Lieux saints pour les croyants de la religion démocratique. Dans les deux cas, plus le motif est sacré et intangible, plus la réserve de violence qu’il autorise est illimitée. C’est la raison pour laquelle la montée des tensions en mer de Chine et autour de Taïwan a fait sauter, dans le discours de l’Occident, sauter le verrou que constituait l’interdit de la guerre nucléaire. On en parle désormais, dans les « fictions » qui se prolifèrent autour d’un affrontement possible dans cet espace, sur un ton qui se veut réaliste, presque tranquille, comme d’une option parmi d’autres. Le pire, ce sont ces élites néo-nationalistes et revanchardes japonaises (aujourd’hui aux affaires) et qui désormais envisagent sereinement soit que les Etats-Unis disposent des équipements nucléaires sur leur sol, soit, carrément, que leur pays se dote de l’arme nucléaire... Quand je dis « revanchardes », je veux dire face à la Chine, naturellement, pas aux Etats-Unis dont ces élites ont été, depuis 1945, et demeurent, les plus exemplaires des animaux de compagnie.
Oui, donc, en ce sens, les promoteurs de la total-démocratie aujourd’hui sont bien de l’espèce des croisés. Ils sont emportés par un rêve qui les surplombe et qui nous conduit, avec eux, vers l’abîme. Ce n’est pas seulement qu’ils ne savent pas ce qu’ils font (ce qui ne nous dispose en rien à leur pardonner), c’est qu’ils embarquent la planète entière dans leur fantasmagorie totalisante. Vus par les Arabes, les croisés sont avant tout des pillards et des massacreurs – voir Amin Maalouf sur le sujet – des pèlerins du néant. Les croisades puent la mort, toutes les croisades, celles où le Nom de la Démocratie s’est substitué à la Croix du Christ comme les autres. Une croisade, ne l’oublions pas, c’est un mouvement de foule qui commence par un prêche, une exhortation en forme de mobilisation – on est en plein dedans, aujourd’hui, même si les « prêcheurs » ne sont pas tous papes ou rois... on vit à l’âge démocratique, après tout...

Notes

[1Si l’apolitisme et la futilité consumériste de la jeunesse sont si consciencieusement entretenues à Taïwan, si le monde étudiant y est si constamment infantilisé, c’est distinctement dans le but de préparer ces jeunes gens à devenir la pâte molle dont on fera, le jour venu, de la chair à canon. La perspective de la mobilisation totale passe par ce type de mise en condition déréalisante.

[2La fascination qu’exerce l’Etat d’Israël sur les élites politiques, médiatiques, voire académiques de Taïwan en dit long sur les fantasmes dont leurs rêves de grandeur sont peuplés : leur modèle est ici un « petit Etat » équipé du droit de conquête, fondé sur un suprémacisme racial décomplexé et, bien sûr, assuré du soutien sans faille des Etats-Unis... « Israel’s formidable military strength is an admirable model for Taiwan to survive in this turbulent environment », écrivait ainsi récemment en toute candeur un certain Eric Chiou, professeur associé à l’Université nationale Yang Ming Chiao Tung (Taipei Times, 9/06/2022) – le genre de collègue dont on dira volontiers qu’on préférerait se casser la jambe plutôt qu’avoir à le croiser dans un couloir...

[3« Le but de la Chine est de bouter les Etats-Unis hors du Pacifique », entretien avec Cleo Paskal, « chercheuse canadienne associée à la Fondation pour la défense des démocraties », Le Monde du 3/06/2022. On remarquera à cette occasion que dans leur frénésie d’alignement sur la propagande anti-chinoise, les journaux supposés sérieux convoquent désormais de manière systématique de supposées autorités académiques qui ne sont que des lobbyistes professionnels. Comme son nom l’indique, la « Fondation pour la défense des démocraties » n’est pas un centre de recherche de type universitaire mais une officine propagandiste et les « chercheurs » qui s’y activent sont des mercenaires intellectuels dont on se dispense de nous indiquer les ouvrages de référence qu’ils ont produits – et pour cause. L’exemple le plus caricatural de cette rupture par la presse des règles déontologiques les plus élémentaires, c’est la façon dont tout le discours sur le « génocide » ouïgour constamment amplifié par les journaux s’appuie sur une source unique – Adrian Zenz, un chrétien fondamentaliste s’activant au service d’une fondation vouée à la lutte contre le communisme. Ce glissement des médias, consistant à légitimer comme autorité scientifique des employés des fabriques de narratifs anti-chinois (ou russes...), est une forfaiture et une rupture de confiance avec le public. Ce sont désormais les médias qui agencent le discours des supposés spécialistes – ce qui disparaît, dans ce processus, c’est l’indépendance de la recherche, comme instance et autorité, et avec elle, le respect du public pour la connaissance.