La quarantaine comme prison douce (chambre 703)

, par Alain Brossat


Je sors d’une quarantaine de deux semaines, « sèche » et sans alternative, condition de mon retour à Taïwan. En principe, ceux-celles qui y sont astreints demeurent seul-e-s à l’isolement dans une chambre d’hôtel, mais j’ai pu obtenir de l’effectuer en compagnie de mon fils ayant voyagé dans le même avion que moi – sa mère ayant su fléchir l’autorité sanitaire-policière en faisant valoir ma condition de sénior subclaquant, devant faire l’objet, donc, d’un accompagnement permanent...

Les frais d’hôtel occasionnés par ces quarantaines sont à la charge des personnes qui y sont astreintes. Environ mille euros par personne, nourriture comprise, dans un hôtel de qualité moyenne comme celui où nous étions logés, dans la bonne ville de Hsinchu. Somme considérable pour des candidats au retour disposant de peu de moyens, ce qui explique par exemple que de nombreux étudiants étrangers inscrits dans des universités taïwanaises ne rentrent pas.
La qualité des prestations varie naturellement selon la catégorie à laquelle appartient l’hôtel dans lequel on se trouve placé à l’isolement strict pendant ces deux semaines. Vu ce qu’elles furent pour nous dans l’hôtel où nous fûmes parqués, je tremble à imaginer ce qu’elles sont dans le bas de gamme.

Pour aller droit au but, je dirai que ce qui a d’emblée attiré mon attention dans cette expérience (et m’a convaincu de la transformer en « terrain » – on ne se refait pas...), c’est la confusion qui s’établit constamment, dans le fonctionnement général du dispositif de mise en quarantaine, entre les rationalités sanitaires et le pli répressif ou punitif. Très vite, j’ai cru discerner dans ce chevauchement un enjeu portant bien au-delà de ce qui se rapporte au contexte précis dans lequel s’inscrit ce dispositif, au temps, donc de la pandémie à tiroirs du Covid 19.
J’ai rapidement formé l’hypothèse que ce qui y était en jeu avait une valeur tant diagnostique que pronostique, pour parler comme le vieux Kant relancé par Foucault, et c’est autour de ce motif que s’enroulent les observations que j’ai consignées et que je présente dans cet article.
Dieu m’est témoin (puisqu’il faut bien que quelqu’un le soit en un temps où l’on ne peut plus compter sur personne...) que je ne suis pas un adversaire de la rigueur découlant des rationalités sanitaires, pour ce qui concerne la pandémie toujours en cours. J’ai continûment professé le contraire, et souvent avec véhémence, de ce qu’énonce bruyamment cette fraction de l’opinion qui cultive le scepticisme de principe, de désorientation, d’exaspération , de lassitude à propos des stratégies et des tactiques déployées dans la lutte contre la pandémie. J’ai combattu le nihilisme cognitif et le faux esprit de résistance qui prospèrent à propos de la campagne de vaccination. Je n’ai pas changé d’avis sur ces questions, je persiste et signe.

Mais il s’agit ici d’un autre enjeu. Lorsque l’on a l’occasion d’étudier en quelque sorte de l’intérieur la façon dont se met en place un dispositif singulier (même si sa généalogie est immémoriale – la quarantaine) et ce dans un pays dont les autorités se piquent de pratiquer les rationalités sanitaires avec rigueur, précision et compétence, tout en portant en sautoir la qualité démocratique du régime politique qui les inspire et les exécute [1] – qu’est-ce qui se donne vraiment à voir, dans ce grain très fin et à ce niveau très pratique de la mise en œuvre d’une biopolitique contemporaine, face à une épreuve majeure comme l’est la pandémie ?

Ce qui se découvre progressivement au cours de l’épreuve de cet enfermement (brève et nullement dramatique, il ne s’agit pas ici de hurler au Goulag, au risque, prévisible, de se ridiculiser), c’est un objet assez troublant, tout particulièrement, du point de vue de la normativité démocratique : dès lors que vous êtes enfermé, de par une décision de l’autorité, décision administrative ici, vous n’êtes pas seulement entravé dans votre liberté de mouvement, assigné à un espace clos – mais c’est votre condition même qui, dans sa portée la plus générale, change.
Dans son principe même, la quarantaine est un dispositif inspiré par des rationalités purement sanitaires. Les personnes placées à l’isolement ne sont ni des suspects ni des coupables, ni des indésirables. Elles sont parfaitement en règle, elles se sont pliées, préalablement à leur mise en quarantaine, à une multitude de formalités et d’épreuves (tests PCR, vaccinations...), elles répondent docilement à toutes les injonctions, ne serait-ce que parce qu’elles savent que c’est là la condition sine qua non pour leur admission sur le territoire de l’île.
Notamment, et c’est ici que l’intrigue prend corps, en amont du placement à l’isolement, elles ont accepté que leur téléphone portable soit, dès l’arrivée à l’aéroport, équipé d’une carte SIM dont elles ont toutes les raisons de penser qu’elle permet de les géolocaliser – sans que cette particularité fasse l’objet d’une information spécifique [2]. A cette occasion se dévoile une mutation qui, pour être subreptice, n’en fait pas moins époque : impossible désormais d’être admis sur ce territoire si vous n’êtes pas détenteur d’un téléphone mobile. Celui-ci est devenu la prothèse obligatoire de l’identification, en complément du passeport, de la carte de résident, etc.
Et donc, les personnes mises en quarantaine le sont en fonction d’un principe de précaution et d’un dispositif de contrôle relevant, en principe, intégralement de considérations sanitaires – faire barrage au virus en faisant en sorte que les arrivants ne contaminent pas la population locale [3]. Mais à cette occasion, se produit une mutation de taille : le téléphone portable devient le double et le complément nécessaire du passeport et du visa. Très rapidement, le sujet humain placé sous ce régime de précaution et de contrôle discerne, à des indices plus ou moins saillants, que les rationalités biopolitiques ici à l’œuvre sont elles-mêmes contaminées. Le dispositif fuit par bien des bouts, si bien que la contrainte à laquelle il est censé consentir et apporter son concours, puisqu’elle est inspirée par des motifs incontestables, tend à prendre un tour tant soit peu pesant, voire suspect. C’est naturellement tout ce qui, ici, vient en excédent du sanitaire à proprement parler qui va faire tiquer et contrarier le sujet humain confiné dans ces conditions.

Le simple fait que vous soyez enfermé sous ce régime, produit, à tous égards, une dégradation de votre condition réputée ordinaire ou normale de sujet humain, dans le contexte courant d’une démocratie libérale. Cela commence par les conditions hôtelières : vous payez, mais vous êtes bien loin de bénéficier des prestations habituellement proposées au « client roi » : pendant deux semaines, vos draps ne sont pas changés, vous êtes royalement pourvus de torchons jetables en lieu et place de serviettes de toilette (en réclamant, nous en obtenons, cependant, tout comme le papier de toilette) ; aucun personnel n’étant autorisé à entrer dans la chambre, vous ne disposez d’aucun équipement minimal (pas même un balai...) pour faire votre ménage, et tant pis si la chambre, au fil des jours, se transforme en nid à poussière.

Vous ne pouvez pas ouvrir la fenêtre, à peine l’entrouvrir pour aérer, de solides entrebâilleurs sont là pour vous empêcher de respirer l’air extérieur – quinze jours, donc, d’air conditionné en continu, ce dont souffrent les bronches et les poumons ; vous n’avez pas la possibilité de donner votre linge à laver à l’extérieur [4] – la chambre, donc, se transforme rapidement en séchoir encombré de vêtements pendant sur des cintres. Vous ne pouvez rien faire passer à vos proches et vous n’avez pas non plus droit aux journaux.
Au bout de quelques jours, nous découvrons un trou ménagé sous le meuble où trône l’inévitable télé et communiquant avec la chambre voisine – ce qui nous permet de vérifier qu’elle est inoccupée ; à l’usage, il s’avère également que de l’eau s’infiltre dans le mur de la chambre mitoyen de la salle de bain, ce dont font les frais un vieux Kant et le tout dernier Descola (Les formes du visible), récemment acquis au prix fort, et que j’avais imprudemment empilés le long de ce mur – à défaut de meuble destiné au rangement des livres. La disposition de la chambre, au septième étage de l’immeuble, est ainsi faite qu’en quinze jours, si l’on excepte la petite demi-heure durant laquelle, l’avant-dernier jour, nous avons été convoyés en taxi spécial à l’hôpital le plus proche pour y effectuer un énième test PCR [5], nous n’avons pas vu un seul visage ou profil humain : de la fenêtre, que des toits et le sommet des arbres, le matin la rumeur de la rentrée en classe à l’école proche – mais d’êtres humains, point, la rue elle-même demeure invisible. Le message implicite mais parfaitement distinct que nous transmettent toutes ces défectuosités est bien celui-ci : mal foutue comme elle est, cette piaule sera toujours assez bonne pour vous, dans votre condition même de porteurs potentiels du virus... D’ailleurs, d’une manière toute dérisoire, le téléphone fixe et les interrupteurs sont recouverts d’un morceau de plastique façon film alimentaire. Pas les poignées de porte...

Si nous étions des clients normaux, il y a belle lurette que nous aurions fermement exigé de quitter cette chambre affligée de tous ces travers et inconvénients – mais voilà, dans notre condition dégradée de confinés, pas question d’exiger quoi que ce soit. Trois fois par jour, des employés de l’hôtel équipés de tenues de protection et dont nous sommes réduits à surveiller les allées et venues par l’œilleton viennent déposer nos repas sur une table basse installée à droite de la porte. La personne de service sonne et ce n’est qu’après qu’elle s’est éloignée que nous pouvons ouvrir la porte, prendre notre repas avant de la refermer aussitôt. Une caméra est installée dans le couloir et veille à ce que nous ne nous y attardions pas.
Les repas consistent pour l’essentiel en bentos, c’est-à-dire barquettes comportant un assortiment de riz, de légumes, et viande pour les amateurs. Mon régime végétarien est respecté. Parfois, une soupe, un dessert. Ce n’est pas génial, assez monotone (il faut aimer le riz, mais, après tout, on est en Asie...), mais tolérable [6]. Ce qui l’est moins, écologiquement parlant, c’est la débauche de plastique qui accompagne tout ça : pas moins d’une centaine de barquettes pendant la durée de notre séjour, sans oublier le double de baguettes jetables, de cuillères également en plastique, cure-dents, gobelets divers, etc. Nous passons notre temps à déposer, à l’heure prescrite, nos sacs de déchets hermétiquement fermés devant la porte. Cette gabegie est la plus parfaite et banale expression qui soit de l’universel « après moi le déluge » qui demeure le régime amplement dominant sous lequel est placé, dans cette île, le rapport à l’environnement – on ne sait plus où stocker les déchets, le retraitement est à la traîne – mais qu’importe, pour peu que prospère l’industrie du plastique, celle des semi-conducteurs, la civilisation du béton, la pêche intensive, etc...

Notre condition dans cet hôtel spécialisé dans les quarantaines (au vu des repas disposés sur les petites tables placées devant les chambres, il semblerait que notre étage soit dévolu tout entier à cet usage) est donc celle de sous-clients ; d’où il découle que les normes habituelles en matière de confort et même d’hygiène y sont constamment tirées vers le bas. Ce qui vérifie la règle immuable selon laquelle la figure qui surplombe toute figure de l’enfermement, quelles qu’en soient les formes et le régime, c’est le cloaque.
Je ne veux pas faire de rapprochements oiseux, mais on voit bien, néanmoins comment s’établit un continuum entre des camps où les gens sont entassés sous un régime de terreur plus ou moins exterminateur et dont les gardiens sont convaincus que si les conditions d’hygiène y sont si déplorables et si les détenus y meurent comme des mouches, c’est en premier lieu du fait de leur négligence et de leur condition intrinsèque de déchets de l’humanité, les prisons françaises surpeuplées et souvent vétustes et insalubres, des camps de réfugiés comme ceux de Naxos et autres îles situées en mer Egée, sinistres bidonvilles improvisés où pullulent les rats et prospèrent les maladies infectieuses et, finalement, tout à l’autre bout de la chaîne, ces lieux de rétention hôteliers dans lesquels, tout naturellement, tout est fait pour donner à entendre au cochon de payant confiné qu’il n’est pas là pour être traité avec égards ; à l’épreuve de l’enfermement devront donc s’ajouter ces signes destinés à lui faire comprendre que s’il y est astreint, c’est bien qu’il est, par quelque biais, coupable – pas de draps propres, donc, pas de balai, pas de lessive, pas de vraies fenêtres – pas un vrai cloaque, certes, quelque chose d’intermédiaire entre la chambre d’hôtel habituelle et un squat improvisé. Ce n’est évidemment pas, dans toute sa rigueur glaçante, la figure dessinée par Kafka dans Le Procès – si la Loi s’abat sur toi, c’est bien que tu es coupable d’un crime, quel qu’il soit – mais c’en est l’écho lointain et euphémisé – si l’on te traite un tant soit peu par dessous la jambe, dans un lieu où, habituellement, on est censé faire preuve de toutes sortes d’égards à l’endroit de l’usager, c’est bien que tu as quelque chose à te reprocher et qui tient, tout simplement, à ton association automatique au virus, à l’épidémie, à la mort. Comme un parfum lointain de sacer, d’impur, d’abject...

Les mêmes signes et indices de dégradation se repèrent dans les rapports des confinés avec l’administration. Chaque matin, le téléphone portable bipe deux fois puis sonne une fois et il faut faire la manœuvre signalant que le confiné est bien là, vigilant et fidèle au poste – pas question d’être dans son bain ou de dormir au moment où le convoque la machine. Chaque confiné est confié aux bons soins d’un policier référent auquel chaque jour il doit indiquer sa température et qui, à l’occasion, l’appelle en direct pour lui demander si tout se passe « normalement » [7]. Lorsque cela m’arrive, une fois, mon garnement de référent, jeune ou pas jeune et fringant flic de base parlant anglais, m’apostrophe d’un « my friend » pour le moins incongru, le sens des hiérarchies et distinctions sociales étant ce qu’il est dans le monde chinois – mais habitude sans doute acquise au fil de ses contacts avec les travailleurs migrants regardés de haut et traités en menu fretin...

Mais surtout, ce qui ne va pas du tout ici, c’est la confusion des genres – le sanitaire et le policier : dans une démocratie qui se respecte (un genre qui se perd, s’il a jamais existé...), la police n’a pas vocation à recueillir des informations concernant l’état de santé des populations. Dans le cas des quarantaines, qu’elle veille à ce que celles-ci soient respectées sous l’angle de l’ordre public, c’est, précisément, dans l’ordre des choses : donc les flics surveillent que nous respectons les consignes, ne sortons pas en douce, etc. – soit. Mais en quoi notre température, prise quotidiennement, la concerne-t-elle ? Et pourquoi pas notre tension sanguine, nos éternuements, notre transit intestinal, nos pollutions nocturnes... ? Et que fait-elle donc de ces précieuses données ? Le recouvrement du sanitaire par le policier est ici de très mauvais augure : là où la police devient la gardienne de la santé du troupeau humain prospère la plus lugubre des dystopies. Or, la chose terrible en l’occurrence est que personne n’y trouve à redire – cet abus manifeste passe aux pertes et profits des rationalités sanitaires et c’est assurément, dans l’esprit des promoteurs de ce manifeste abus de pouvoir, pour notre bien, indissociable ici de l’efficacité du dispositif, que la fliquette Winnie ou Wendy s’informait chaque matin sur Line de ce qu’indiquait mon thermomètre. Il ne nous fallut que quelques jours, d’ailleurs, pour nous habituer à bidonner, juste pour le plaisir, Winnie ou Wendy, n’étant pas (encore) en mesure de vérifier in vivo l’effectivité de notre prise de température. Certains jours, celle-ci descendait (fictivement) jusque vers les 34, 5°, histoire de lui donner un peu de grain à moudre... [8]

C’est donc dans un processus global autant que subreptice de déclassement que se trouve pris le confiné. La police lui donne clairement à entendre qu’il est pris dans les mailles d’un réseau de surveillance très serré, qu’il sera traité en suspect. Une affichette bien en vue dans la chambre lui indique qu’il s’expose à une amende pharamineuse – jusqu’à 100 000 000 de dollars taïwanais, plus de 30 000 euros – en cas d’infraction. Les tôliers auxquels ont été accordés les agréments pour que les quarantaines s’effectuent dans leurs hôtels ont effectué les aménagements nécessaires a minima et surtout perçu sur le champ le message que leur adressaient les autorités : les confinés sont des sortes de détenus, pas vraiment des coupables, mais des hébergés ne méritant pas d’égards particuliers – on les nourrira règlementairement, sans plus et l’on n’est pas là pour se soucier du confort ou de l’inconfort de cette plèbe du Covid, on est là surtout pour tenter de compenser grâce à cette clientèle captive le manque à gagner dont on a souffert tout au long des mois où l’interminable pandémie a perturbé nos affaires.

On voit bien ici comment la rigueur des quarantaines sèches a pour arrière-plan des calculs économiques et repose sur des solutions de facilité plutôt que sur le souci de les rendre supportables à ceux qui y sont astreints – le troupeau des quarantainés directement acheminés en taxi spécial de l’aéroport vers leur hôtel de rétention, c’est le lot de consolation accordé par les gouvernants aux tôliers frappés de plein fouet par la crise sanitaire. Du coup, la question d’une humanisation minimale du dispositif consistant à créer les conditions dans lesquelles les détenus pourraient bénéficier d’une promenade d’une heure par jour, séparément et sans côtoyer quiconque, sans donc que cela constitue en rien une infraction au règlement sanitaire, ne se pose pas. Or, si la quarantaine s’effectuait différemment, par exemple dans ces centres de vacances généralement vides hors périodes de congés et qui pullulent à Taïwan, un tel aménagement, infiniment salutaire, serait possible. Rappelons que dans les prisons françaises dont le régime n’est pas particulièrement libéral, c’est un euphémisme, les détenus ont droit à une promenade d’une heure par jour au moins. L’enfermement sec, pendant deux semaines, produit des effets et physiques et psychiques des plus dommageables : atonie, dépression rampante, anxiété, irritabilité, maux de tête, affaiblissement musculaire, troubles du sommeil, donc abus de somnifères, de tranquillisants, etc. Lorsque je recommence à marcher, à l’issue de ces deux semaines de séquestration et d’inactivité, je souffre de contractures, de crampes, j’ai le souffle court. Avec la quarantaine sèche s’affiche la prévalence absolue de l’intérêt et de la perspective de ceux qui sont les instigateurs et les bénéficiaires du dispositif sur ceux qui en sont l’objet, et dont le sentiment est souvent qu’ils en sont les otages. C’est qu’elle prend nécessairement pour eux un tour vexatoire, répressif, punitif. Ce n’est pas pour rien que circule dans l’île toute une rumeur tissée d’anecdotes où il est question de spectaculaires « pétages de plombs », évasions éperdues et autres crises de décompensation psychiques dues à l’enfermement continu...

Il y a aussi tout le problème des addictions : plus la quarantaine est sèche, sans rémission, et plus les retenus/détenus sont tentés de s’enfermer dans leur bulle digitale, jeux vidéo, séries, Facebook, etc. – Jedem das Seine, comme on disait en d’autres temps et d’autres lieux … J’imagine que certains, à défaut de pouvoir fumer – strictement interdit – trouvent une consolation dans l’alcool, si quelques bouteilles passent en contrebande – c’est un des seuls « droits » qui leur soient en effet concédés : les confinés peuvent se faire livrer de la nourriture, leurs proches peuvent laisser à l’accueil, pour eux, des produits divers – il ne semble pas que les paquets soient contrôlés, ce qui nous a permis de faire dans notre tanière un semblant de ménage grâce à une micro-balayette et une nano-pelle fournie par la bonne fée soucieuse d’alléger nos épreuves.

Quand nous étions d’humeur à plaisanter et que l’heure de la sortie se rapprochait, nous disions : ici, malgré tout, c’est le couloir de la vie, par opposition au couloir de la mort : dans le premier, on compte les jours en attendant que ça finisse ; dans l’autre, c’est l’inverse : on aimerait que ça dure encore un peu, et même si possible, longtemps... Donc, nous avons tort de nous plaindre – et aussitôt, nous recommencions à nous plaindre...

Récemment, Le Monde proposait une description apocalyptique des quarantaines imposées par les autorités de Hong Kong aux arrivants sur le territoire. Le sous-texte de cette chronique était on ne peut plus évident : dans le contexte de la normalisation en cours à Hong Kong, imposée par le pouvoir communiste, il est dans la nature des choses que les quarantaines prennent une tournure totalitaire... Le problème est que, à quelques détails près – mais on peut aussi bien, dans le climat actuel d’hystérie antichinoise, soupçonner l’auteur de l’article d’avoir tant soit peu chargé la barque – je retrouvai dans cette évocation tous les « fondamentaux » de ce dont je faisais l’expérience à Taïwan... Le style local peut différer tant soit peu, mais la matrice est la même – et l’opposition subreptice de l’autoritaire ou du totalitaire au démocratique qui sous-tendait l’article une pure construction idéologique. Ce qui est en question dans les quarantaines, même si cela se tient dans un registre mineur, ce sont les logiques de l’enfermement. Sans qu’il soit fondé à entrer pour autant dans la peau de la victime, celui-celle qui fait l’expérience de ce mode de confinement (l’expérience du confinement à domicile est sensiblement différente) peut comprendre très vite ce qui est en question dans ce microcosme. Il n’existe pas de rationalités sanitaires « pures », qui ne soient pas infectées par d’autres calculs, tactiques, par des gestes et des dispositifs plus anciens, avec lesquels vont se former des agencements composites.
La biopolitique, à ce titre, c’est toujours un assemblage de combinaisons complexes dans lequel on va voir, entre autres, le paradigme immunitaire s’articuler sur des prises autoritaires, des tours répressifs puisés dans le registre classique de la production de l’ordre et du contrôle des populations – là où, sur la ligne d’horizon du « faire vivre » s’inscrit encore et toujours en gros caractères le mot « police »...

Au fil de notre quarantaine, nous avons eu à faire surtout à des flics et beaucoup moins à des agents du système de santé. Des flics qui trouvent normal que leur incombe la tâche de se pencher sur notre état mental pendant ces deux semaines et de contrôler notre courbe de température, et qui ne se demandent jamais s’ils ont vraiment été formés pour ça, ni ce que sera le destin des datas ainsi recueillis... Des flics, donc, qui voient, à l’occasion de la pandémie, s’élargir l’assiette de leurs pouvoirs et de leurs prérogatives. Mais des flics qui ne se refont pas et qui, donc, peuvent tirer des traites sur les effets de nivellement produits par la quarantaine et donner du « my friend » (avec tapotement dans le dos en option) à un vieil universitaire européen blanchi sous le harnais... Dès que vous êtes enfermé, vous cessez d’être une vie qualifiée à part entière, même s’il faut, dans les conditions bénignes qui sont ici décrites, avoir l’œil exercé pour percevoir toutes les manifestations, parfois infimes et parfois plus substantielles, de cette subreptice transformation. C’est en ce sens et à ce titre que cette expérience passagère et au fond infime fait signe vers d’autres épreuves infiniment plus afflictives et contondantes.

Peut-être est-ce cela que Benjamin appelait « avertisseur d’incendie ».

PS : une fois la quarantaine proprement dite terminée, celui-celle qui en sort demeure en liberté surveillée – il-elle ne peut pas aller au restaurant ou fréquenter tout autre lieu public à forte densité de population, utiliser les transports en commun, etc. – une semaine supplémentaire durant. Son téléphone continue à biper à intervalles réguliers, histoire de lui rappeler qu’il demeure sous surveillance...

Notes

[1Par contraste et opposition, précisément, avec les conditions françaises dans lesquelles a toujours prévalu, en la matière, le dilettantisme et l’inconséquence de l’autorité.

[2Lors de la précédente quarantaine que j’ai connue à Taïwan, en 2020, moins contraignante en ce sens qu’elle s’effectuait à la maison, le téléphone portable faisait distinctement fonction de bracelet électronique : par deux fois, l’alerte ayant été donnée du fait de fausses manœuvres de mon fait, les flics sont arrivés à la maison dans le quart d’heure suivant, particulièrement à cran et soucieux de vérifier que je n’avais pas quitté l’appartement. Il n’existe aucune raison de penser que, depuis, ce dispositif de surveillance électronique via le téléphone portable a changé – il ne suscite dans cette démocratie supposée exemplaire aucun débat en relation avec les libertés individuelles.

[3L’arrivée à l’aéroport international de Taoyuan plonge le visiteur en pleine dystopie : dans les interminables couloirs équipés de tapis roulants, des nuées d’agents de sécurité, de flics, de membres du personnel sanitaire équipés comme pour la guerre chimique se tiennent en embuscade aux différents points de contrôle, quand ils ne sillonnent pas les allées sur des trottinettes électriques silencieuses et ultra-rapides. L’entrée dans le pays est un interminable et éprouvant parcours du combattant dont on ne franchit les étapes qu’à condition de disposer d’une expertise solide en matière de technologies digitales. Tout ceci se passant dans un silence impressionnant, là où, dans un aéroport français, un tel dispositif d’accueil donnerait immanquablement lieu à des scènes d’émeute...

[4On se demande bien ce qui, du côté des rationalités sanitaires s’oppose à ce que le linge sale, enfermé dans des sacs étanches, aille directement au blanchissage...

[5Bizarrement, le test PCR qui, lors de mon dernier retour en France, m’avait coûté début mai 2021, la bagatelle de 8000 NT, dans les 230 euros, est devenu, dans les conditions du retour avec quarantaine, gratuit – une petite consolation...

[6La nourriture, commandée par l’hôtel à un traiteur voisin nous parvient généralement tiède, cependant, et à des horaires d’hôpital ou de prison : 11h30 pour le déjeuner, avant 18 heures pour le dîner... Elle est trop abondante, ce qui est en trop part à la poubelle. A son arrivée, on lui a remis un sac rempli à ras bord de soupes instantanées et de boîtes de conserve, au cas où les repas servis ne lui suffiraient pas. A défaut de prendre vraiment soin de lui, on le gave - la rétention étant supposée alimenter la boulimie – et tant pis si, à la sortie, le-le confiné-e a pris quelques kilos...

[7Cette disposition s’applique aux confinés étrangers. Pour les nationaux, le référent est un agent de santé.

[8Je ne peux pas m’empêcher de trouver, in petto, un peu comique que les élites en peau de lapin qui gouvernent ce pays qui me trouvent assez bon pour initier leur progéniture aux beautés et mystères de la pensée européenne, de la philosophie continentale, incluant la philosophie morale, et me rémunèrent royalement à cet effet, me traitent en délinquant sanitaire en puissance lorsque j’entre dans le pays. Et lorsqu’il se trouve que dans le même avion que moi voyageait une petite bande de sénateurs-lobbyistes attitrés de Taïwan conduits par l’ancien ministre de la Défense socialiste Alain Richard et que ceux-ci, sous mes yeux, sont au sortir de l’avion directement livrés à une meute de journalistes, intégralement dispensés du parcours du combattant imposé au vulgum pecus, je suis porté à en prendre et en laisser lorsque j’entends les responsables politiques du pays se faire les avocats de la rigueur des dispositifs sanitaires. A l’évidence, en la matière, la raison d’Etat l’emporte sans discussion sur la raison sanitaire.