La révolte, la lettre - La revuelta, la letra

, par Drago Yurac


Drago Yurac
Étudiant en Psychologie et Licence en Esthétique UC (Pontificia Universidad Católica de Chile) [1]

29 février

L’Écriture, c’est le montage de l’estallido [2] – écrivit quelqu’un il y a une année. Afin de savoir ce que le territoire subit, il suffirait d’aller lire sur le champ de bataille : missives d’une seule phrase qui s’amassent l’une sur l’autre dans la ville. Depuis le 18 octobre, les murs n’ont pas cessé de crier : on ne nous effacera pas. Une écriture émerge lorsqu’il est obvie qu’il n’est plus possible d’obvier. Ce n’est plus possible de dire que trente pesos n’importent pas : No son 30 pesos, son 30 años [3]. Dans les lignes qui convergent les rues, un paradigme s’est saturé : échec néolibéral. L’Ouverture que devra permettre une autre écriture, une autre fin du monde.

Pendant les quatre mois de l’estallido, la révolte n’a pas cessé d’insister dans son tremblement : la rue ne se tait pas. Partant de cette décision, qui n’est pas encore judiciaire, on a déjà expédié des lois policières, le président a déclaré la guerre, la machine de guerre de l’État s’est activée. La préfecture s’est occupée à combler des points névralgiques des manifestations, à gaspiller des millions de pesos pour peindre en gris des façades, autrefois recouvertes de consignes de lutte, qui débouchent sur l’estallido. Les forces répressives continuent à produire des blessures oculaires et des morts. On écrit en renforçant la rature de la répression. Les veines ouvertes de la ville ne devront pas se suturer en peu de temps. Comment écrire, comment on écrira demain ? On ne peut pas rendre visite à un événement. Lorsque les fondements bougent, il n’y a plus de temps pour des visites ni pour un coup d’œil, l’événement n’a plus ni ne doit rien au discours. Lorsqu’on écrit avec le sang du dedans, une lettre nouvelle est née.

« Les nuages tombent comme des cailloux sur les rues / Aië ! Lorsque la rancune distille comme liquide cristallin précieux, dans le plus pur égouttage se forme la figure de notre épopée. » (Gonzalo Muñoz, L’étoile noire). Une révolte peut rendre fluide les limites du monde réel en même temps qu’illusoire et où, par le biais de l’anarchie ludique et la transe festive, émerge l’esthétisation de la vie quotidienne peuplée de symboles comme le negro matapacos [4] : un chien de pelage noir, fait de plantes, de feu, d’acier. Le renouvellement allégorique du monde dans les rues de chaque place, à côté de l’inondation par le tag, le gribouillage, le dessin, un art graphique des rues qui devient viral. La lettre est machine baroque. Ce n’est plus un baroque soumis, mais plutôt un baroque dangereux en constant péril d’extinction face à une répression sans loi. C’est peut-être l’expression tumultueuse des blessures qui sont nées il y a plus de trente ans, hors de toute loi qui puisse ranger les noms, constitution du sol qui se montre fragile, illégitime, avec des petits morceaux de cailloux parsemés.

La fissure qui s’ouvre sur l’histoire ne cesse pas d’être incroyable, au sein du croyable. Cette fissure se fait ressentir lorsqu’elle peut faire monter un collage de passés vers la surface. Un métro qui laisse son heure de pointe à la faveur de l’heure sur le point de dérailler –la ville se démembre parce qu’elle délaisse sa circulation : 1973=2019. Santiago fut peut-être la première mutilée, lorsque Pedro de Valdivia écrase avec ses cohortes le site Inca. Alors ces envahisseurs, huincas [5], ont ressenti dans les environs, par le biais d’un complexe projectif, d’ autres envahisseurs. Les statues envahisseuses tombent une après l’autre. Invasion des aliens : nouvelle lettre à venir, depuis le dehors de la planète pour enlever les signifiants du maître. Une lettre dignement anthropophagique [6], lettre araignée qui tisse son fil au moment où elle le garde dans son corps. Une nouvelle lettre parasite est en train de s’écrire, et ce n’est pas seulement une nouvelle Constitution. La première dame s’imagine une invasion extraterrestre et elle se fait dénoncer par un souffle d’alcool [7] : désespoir. La pièce Les envahisseurs (1963) d’Egon Wolf résonne dans l’inconscient mythique des classes supérieures, elles voient alors, avec une certitude paranoïaque comment China, Toletole et El Cojo [8] osent inonder leurs quartiers. Ils osent démolir les murs de la ségrégation en amenant avec eux leurs corps rotos [9], coupés en mille morceaux, des corps qui tentent de revendiquer une fête de rêve lucide : lettre qui se répand pour le continent, elle ne peut plus dormir.

30 mars

Un virus se répand à travers le continent, il ne peut plus dormir – écrivit quelqu’un il y a un mois. En remarquant comment l’événement mutait, au milieu de tout, il a substitué virus à lettre. Peut-être il ne voulait pas conjurer la nouvelle lettre qui se répandait sur l’estallido sous la forme d’un virus qui se diffuse en abîmant les systèmes et les corps. C’est un virus réel, mortifère, il est aussi un virus médiatique qui assiège les consciences, et qui réveille la peste sur l’inconscient. Comment ne pas évoquer que les envahisseurs du continent ont marqué notre historie virale. « Il nous faut des millions de virus / pour arriver à un point visible » (Gonzalo Millán, Virus). Pourquoi tout événement est-il de l’ordre de la peste, de la révolte, de la guerre, de la blessure, de la mort ? Faut-il se résigner ? Faut-il dénoncer ? Comment écrire ?

Cours bref du XXIème siècle. Quatre mois sur les rues, quatre mois chez soi, qui peut. Un coup de massue au public et au privé. Avec ce virus l’abandon de la circulation dans la ville prend le visage d’une émergence sanitaire, pendant que les veines restent ouvertes, la machinerie continue à essayer d’effacer les tags dans les rues vides. On manipule la contamination : Lavez-vous les mains, lave-t-on les murs. Silencieusement les groupes de pouvoir paranoïaques regardent avec de joie cet enfermement : fantaisie de bunker, perversion apocalyptique du papier toilette. Ils s’échappent vers les plages, ils s’enfuient aux paradis artificiels. Combien de fois nous écouterons le mot supermarché. Saccagé, protégé, désinfecté, contaminé, épuisé, régulé, dénoncé, corrompu, accaparé. À ce moment, Une caissière continue à enregistrer le code à barres des produits, des articles de première nécessité : « les mêmes marchandises qui étaient parfaitement, harmonieusement et bellement présentées lors de l’irruption des vandales. C’est incroyable ». Le masque préserve ta respiration, les gants protègent celle-ci d’une menace invisible : « C’est absolument incroyable. Ils touchent le produit comme s’ils frottaient Dieu. Ils le caressent avec une dévotion fanatique (et religieusement précipitée) pendant qu’ils se vantent face au présage d’un ressentiment sacré, urgent et tragique. C’est véridique. Je suis en mesure d’assurer que derrière ces attitudes se cache la molécule d’une mystique contaminée » (Diamela Eltit, Mano de obra). La molécule de l’ARN du virus, enveloppe et noyau. En même temps, la caissière poursuit son travail, au risque de tomber malade. Comme si elle se situait au-delà des premières nécessités, dans une zone indiscernable, à moitié vivante, à moitié inorganique, comme le virus, molécule de travail et de capital.

En ce moment la ville est un souffle d’insomnie. Et pourtant, nous ne désespérons pas, la fissure reste ouverte dans le rêve lucide : la vie est un processus de démolition. Une nouvelle lettre est en train de s’écrire, patiente, dans le noyau de ses molécules.

Santiago du Chili, 2020.

La revuelta, la letra
Drago Yurac
Estudiante de Psicología y Licenciatura en Estética UC

29 de febrero

La escritura es el montaje del estallido –escribió alguien hace un año. Para saber lo que está sufriendo el territorio bastaría ir a leer ahí en el campo de batalla, como cartas de una sola frase que se acumulan encima unas a otras en la ciudad. Desde el 18 de octubre, las paredes no han dejado de gritar : No nos borrarán. Una escritura emerge cuando es obvio que ya no se puede obviar. Ya no se puede decir que no importan treinta pesos : No son 30 pesos, son 30 años. En las líneas que convergen las calles saturó un paradigma en Chile : Fracaso neoliberal. La abertura que ha de permitir otra escritura posible, otro fin del mundo.

De los cinco meses del estallido, la revuelta no ha dejado de insistir en su temblor, la calle no calla. De este fallo, aún sin juicios, ya despacharon leyes policiales, el presidente declaró la guerra, se activó la máquina de guerra del Estado. La intendencia se ha dedicado a copar los puntos neurálgicos de las protestas, a gastar millones en pintar con gris las fachadas que desembocan en el estallido, siguen produciéndose heridas oculares y muertos por las fuerzas represivas. Se escribe remarcando la tachadura de la represión. Las venas abiertas de la ciudad no han de suturarse en poco tiempo. ¿Cómo escribir, cómo se escribirá mañana ? No se puede visitar un acontecimiento. Al removerse los cimientos, no hay tiempo para visitas ni ojeos al paso, el acontecer ya no tiene ni le debe paciencia al discurso. Al escribir desde la sangre de dentro nace una nueva letra.

“Las nubes caen como piedras sobre las calles / ¡Ay ! Cuando el rencor destila como precioso líquido cristalino, en lo más puro de su goteo forma la figura de nuestra epopeya.” (Gonzalo Muñoz, La estrella negra). Una revuelta puede volver fluidos los límites del mundo real e ilusorio, donde a través de la anarquía lúdica y el trance festivo, emerge la estetización de la vida rutinaria plagada de símbolos como el negro matapacos. Un perro de pelaje negro, hecho de plantas, de fuego, de acero. La renovación alegórica del mundo en las estatuas de cada plaza, junto a la inundación del rayado, del garabato, del dibujo, un arte gráfico callejero que se hace virus. La letra es máquina barroca. Ya no es un barroco sumiso, sino más bien un barroco peligroso y en constante peligro de extinción ante la represión sin ley. Tal vez es la expresión tumultuosa de las heridas que se ubicaron hace más de treinta años fuera de toda ley que pueda ordenar los nombres, constitución del suelo que se revela frágil, ilegítima, con pedacitos de piedra esparcidos.

La fisura que se abre en la historia no deja de ser increíble, en el seno de lo creíble. Esta fisura se deja sentir cuando puede traer un collage de pasados a la superficie. Un metro que deja su hora punta en favor de la hora apunto del descarrilamiento –la ciudad se desmiembra porque abandona su circulación : 1973 = 2019. Quizás Santiago fue el primer mutilado, desde el momento en que Pedro de Valdivia aplasta con sus cuadras el emplazamiento inca. Entonces, aquellos invasores, huincas, por complejo proyectivo vieron en los alrededores a otros invasores. Caen una por una las estatuas invasoras. Invasión alienígena : nueva letra porvenir, desde afuera del planeta para abducir los significantes del amo. Una letra dignamente antropofágica [10], letra araña que teje su hilo al tiempo que se lo guarda en el cuerpo. Una nueva letra parásita se está escribiendo, y no es sólo una nueva Constitución. La primera dama se imagina una invasión extraterrestre delatada por un audio con hálito de alcohol : desesperación. Resuena la obra de teatro Los invasores (1963) del dramaturgo Egon Wolff, en el inconsciente mítico de las clases altas, que ven con paranoica certidumbre cómo China, Toletole y El Cojo se atreven a inundar sus barrios. Se atreven a derribar los muros de la segregación llevando sus cuerpos rotos, cortados en mil pedazos, cuerpos que buscan revindicar una fiesta del sueño lúcido : letra que se esparce por el continente, no puede ya dormir más.

*

30 de marzo

Un virus se esparce por el continente, no puede ya dormir más –escribió alguien hace un mes. Al notar cómo el acontecimiento mutaba, en la mitad de todo, reemplazó virus por letra. Quizás no quería conjurar la letra nueva que se esparcía en el estallido bajo la forma de un virus que se expande estropeando los sistemas y los cuerpos. Un virus real, mortífero, también un virus mediático que asedia las conciencias, despertando la peste en el inconsciente. Cómo no recordar que los invasores del continente marcaron nuestra historia viral. “Son necesarios / varios millones de virus / para conseguir un punto visible” (Gonzalo Millán, Virus). ¿Por qué todo acontecimiento es del tipo de la peste, la revuelta, la guerra, la herida, la muerte ? ¿Es preciso resignarse ? ¿Es preciso denunciar ? ¿Cómo escribir ?

Curso breve del siglo XXI. Cuatro meses en las calles, cuatro meses en las casas, quienes puedan. Un mazazo a lo público y lo privado. El abandono de la circulación en la ciudad, con este virus, toma el rostro de una emergencia sanitaria, mientras las venas siguen abiertas, la maquinaria sigue intentando borrar los rayados en las calles vacías. Se manosea la contaminación : lávese las manos, lávese los muros. Silenciosamente los grupos paranoicos de poder ven con regocijo este encierro : fantasía del búnker, perversión apocalíptica del papel higiénico. Escapan a las playas, huyen a los paraísos artificiales. Cuántas veces escucharemos la palabra supermercado. Saqueado, protegido, sanitizado, contaminado, regulado, escaseado, denunciado, corrompido, acaparado. Una cajera, en estos momentos, sigue ingresando el código de barra de los productos, los artículos de primera necesidad : “Las mismas mercaderías que estaban perfecta, armoniosa y bellamente presentadas en el momento de la precipitación vandálica. Es increíble.” La mascarilla contiene su respiración, los guantes la protegen de una amenaza invisible : “Definitivamente increíble. Tocan el producto igual que si rozaran a Dios. Lo acarician con una devoción fanática (y religiosamente precipitada) mientras se ufanan ante el presagio de un resentimiento sagrado, urgente y trágico. Es verídico. Estoy en condiciones de asegurar que detrás de estas actitudes se esconde la molécula de una mística contaminada.” (Diamela Eltit, Mano de obra). La molécula de ARN del virus, envoltura y núcleo, la molécula de una mística, de un fetichismo del producto que ha sido saciado por la marca, envoltura y núcleo. Mientras tanto, la cajera continúa su labor, al peligro de la enfermedad. Como si se ubicara más allá de las primeras necesidades, en una zona indiscernible, media viva, media inorgánica, como el virus, molécula de trabajo y capital.

En estos momentos la ciudad es un hálito de insomnio. Aun así, no desesperamos, la grieta sigue abierta en el sueño lúcido : la vida es un proceso de demolición. Una nueva letra se está escribiendo, paciente, en el núcleo de estas moléculas.

Santiago de Chile, 2020

Notes

[1Traduction et notes de Román Domínguez Jiménez, proffeseur à l’Insituto de Estética, UC (Pontificia Universidad Católica de Chile).

[2« Éclatement » en français. Estallido social (éclatament social), c’est le nom qui désigne la révolte chilienne depuis le 18 octobre 2019 autant dans les milieux populaires que dans les médias. Ce soir, après des cacerolazos et des incursions massives dans le métro en protestation contre la hausse du prix des billets, quelques groupes ont mis le feu à plusieurs stations de métro en signe de rébellion. Le lendemain des manifestations mais aussi des pillages et des émeutes ont suscité la déclaration « d’État d’urgence » et de couvre-feu par le gouvernement Piñera à Santiago et dans autres villes et régions du pays.

[3« Ce ne sont 30 pesos, ce sont 30 années ». En effet, la hausse de prix a été marginale (30 pesos chiliens sont à peu près 3 centimes d’euros), la clameur populaire s’explique plutôt par presque 30 années du retour de la démocratie (1990), mais sans changement du régime économique ultralibérale instauré par la dictature de Pinochet (septembre 1973-mars 1990). Bien au contraire, les différents gouvernements qui ont succédé à la dictature (socialistes inclus) ont approfondi le modèle économique instauré par les Chicago Boys, un groupe d’économistes issues pour la plupart de l’Université Catholique et qui ont fait leurs doctorats à l’Université de Chicago sous l’égide de Milton Friedman. Ana Tijoux a utilisé cette phrase dans sa chanson Cacerolazo en soutien à la révolte.

[4« Noir Tueur de flics ». C’est le nom d’un chien vêtu avec un foulard rouge qui est devenu célèbre lors de sa participation aux manifestations pendant la décennie de 2010 en s’attaquant aux carabiniers. Bien que le chien soit mort en 2017, son image est devenue un symbole populaire. Des manifestants ont érigé une statue en papier en hommage au chien dans un parc à Santiago pendant l’estallido. Alors des groupes d’inconnus ont détruit la statue seulement pour que le lendemain une nouvelle statue du Negro s’érige cette fois avec des fleurs, et ainsi de suite.

[5Huinca. C’est un terme qui en mapudungún (la langue des mapuches), désigne les populations envahisseuses européennes et par extension des chiliens, métis ou créoles. Des étymologies suggèrent que huinca veut dire « nouvel Inca ». Car en effet, les Incas ont envahi ce qui est aujourd’hui une part de Chili, dont le site de ce qui est aujourd’hui Santiago, des siècles avant les Espagnols.

[6Letra hambrienta : “Recorridos. Recorridos. Recorridos. Recorridos. Recorridos. Recorridos. Recorridos.” (Oswald de Andrade, Manifiesto Antropófago). Il s’agit du célèbre manifeste rédigé par le brésilien Andrade en 1928.

[7En effet, au lendemain de l’estallido, l’épouse du Président Piñera a pondu cette phrase : « C’est comme une invasion d’ aliens ! ».

[8Ce sont des surnoms fictifs mais probables de manifestants. « El cojo » est littéralement « le boiteux » en français.

[9« Cassé » en français. Roto, c’est une désignation qui fut à l’origine péjorative à l’égard de gens issus de milieux urbains populaires, mais qui avec le temps est devenue affirmative et même un signe de fierté.

[10Letra hambrienta : “Recorridos. Recorridos. Recorridos. Recorridos. Recorridos. Recorridos. Recorridos.” (Oswald de Andrade, Manifiesto Antropófago).