Le barehiking sort de l’ombre

, par Melanie Moron


Sans attendre la fin de la pandémie, et tandis que l’Elysée s’active à réfléchir à la solution optimale en vue d’atteindre dans les meilleurs délais le chiffre rond des cent mille morts du Covid 19, l’Association Ici et Ailleurs pour une philosophie nomade envisage de reprendre ses activités de barehiking dès le retour des beaux jours.
Reprenons, pour ceux et celles qui auraient un peu lâché prise : le barehiking est une activité sportive en pleine ascension, notamment dans les pays du Nord global, pratiquée individuellement ou en groupe, en milieu urbain ou péri-urbain comme à la campagne ou en forêt, et qui consiste pour l’essentiel à randonner en tenue d’Adam ou d’Eve, exclusivement équipé-e d’une paire de chaussures de marche et bien sûr, en temps de pandémie, de l’indispensable masque certifié.
Ce qui constitue l’intérêt majeur (et nouveau) de cette activité, c’est qu’au plaisir de la randonnée, de la déambulation, seul-e ou en groupe, dans les rues de la ville, sur des chemins ou des sentiers, elle ajoute celui de l’imprévu et du risque : en effet, comme nul-le ne l’ignore, se promener nu en public, dans quelque milieu que ce soit, constitue un délit caractérisé – outrage à la pudeur. Le jeu du barehiking va donc consister en tout premier lieu à se tenir aux aguets en permanence, de façon à se dissimuler, disparaître et se rendre invisible dès que s’annonce une rencontre. Tout barehiker qui se fait repérer dans le plus simple appareil, que ce soit par un passant sur un trottoir, un paysan au bord d’un champ, un randonneur apparu inopinément au détour d’un GR se trouve automatiquement mis hors-jeu et est invité à aller se rhabiller – par les membres du collectif s’il barehike en groupe, par sa propre conscience s’il pratique ce sport en solitaire.
La difficulté de l’exercice consistant précisément à entreprendre une véritable randonnée (pas une flash- ou fleshmob) ) susceptible de durer plusieurs heures sans être détecté encourage tout naturellement ceux-celles qui s’y adonnent à le pratiquer à des heures auxquelles les rues et les chemins sont habituellement peu fréquentés – au milieu de la nuit, voire aux premières heures du jour. Mais nul-le n’est jamais à l’abri d’un noctambule attardé, d’une promeneuse de chien insomniaque, d’un braconnier à l’affût d’un lièvre. C’est ce qui en fait d’ailleurs tout l’attrait : l’adrénaline qui jamais ne retombe, de la première à la dernière minute de l’équipée.
Il arrive parfois que l’affaire tourne vraiment mal – le cas le plus fréquent étant celui de la mauvaise rencontre avec une ronde de flics par une nuit sans lune. Et les brigades de nuit étant, la chose est notoire, les plus mauvaises, les plus rogues, l’aventure se termine au poste à se transir les miches des heures durant dans une cellule glaciale autant que cracra et à essuyer les insultes et plaisanteries ordurières des bourrins bourrés, en verve – ceci dans l’attente de l’amende salée qui, inéluctablement, s’abattra sur les contrevenants. Mauvaise pioche, donc, à éviter en toutes circonstances… Mais il arrive parfois que l’accident soit plus improbable – carrément imprévisible : le vétérinaire appelé en urgence pour aider une vache à vêler, qui prend dans ses pleins phares le groupe de barehikers errant sur un chemin vicinal et qui, n’écoutant que la voix du devoir, appelle incontinent les gendarmes – belle partie de cache-cache en perspective… l’entorse dans un éboulis en forte pente loin de tout et qui oblige à appeler les secours en toute hâte et nullement revêtu…
Mais au fond, tous les barehikers endurcis et confirmés vous le diront, ce sont précisément ces aléas qui font le sel de cette discipline en tous points novatrice et, dans son genre même, extrême. On ne s’y ennuie jamais, toujours sur le qui-vive, toujours à la merci du hasard. On ne s’étonnera donc pas d’y voir à l’œuvre tous ceux et toutes celles que le risque et l’imprévu stimulent : tant les jeunes apprentis winners des start-ups à la française que des fans de Gabriel Matzneff, des funambules, des cracheurs de feu, des collapsologues fanatiques et des inconditionnels de l’hydroxychloroquine ; mais tout autant, les soutiens de toutes les causes perdues, et qui se disent que, foutu pour foutu, autant se marrer encore un bon coup : des fidèles de François Hollande, donc, ou bien encore les tout derniers fans de Françoise Hardy…
Toute une tribu bigarrée, donc, que rassemblent et soudent ses codes et ses rites tout comme l’inconditionnelle dévotion à une pratique que la morale publique continue à réprouver, bien à tort, mais que la passion pour le jeu et le sens de la fête rendent chaque jour plus populaire… Il se murmure même dans les coulisses des journaux que l’actuel Président de la République, lorsqu’il n’était encore qu’un jeune loup de la politique rongeant son frein jour et nuit, aimait à prendre part à de mémorables expéditions nocturnes organisées par un groupe de pionniers du barehiking et qui le conduisaient sur les friches incertaines de la Porte-Saint-Denis... Il se murmure même dans ces mêmes couloirs qu’il demeure quelques traces photographiques de ces étonnantes frairies – quelques clichés pris à la hâte et à la pointe du jour par un boulanger carthaginois incrédule... Des images qui, d’ores et déjà se négocient à prix d’or dans la perspective d’une certaine élection à venir...
Est-il besoin de souligner qu’au temps de l’interminable pandémie, des confinements d’intensité variable, des restrictions de circulation et des assommants couvre-feux, la pratique du barehiking est inévitablement appelée à susciter un engouement décuplé ? Plus les obstacles se multiplient, plus le danger s’accroît, plus les enjeux montent – et plus la moindre sortie, dans ces conditions, est appelée à entrer dans les annales, à devenir mythique dans le souvenir de ceux-celles qui s’y risquent. C’est, davantage qu’un folklore, tout un légendaire de ce sport de l’ombre qui prend corps peu à peu et trouve tout naturellement ses relais et ses prolongements sur les réseaux sociaux.
La traversée de Paris s’y rejoue en mode oualpé, in naturalibus, tous les week-ends, selon les itinéraires les plus variés, véritables opérations commandos ponctuées des exploits et des péripéties les plus variés... Les vétérans, authentiques grognards du barehaking, se lancent des défis, comparent leurs états de service, font monter les enchères ; les paris circulent sur la Toile, la difficulté étant évidemment, de poster les infos et les consignes sans attirer l’attention des pouvoirs publics... Aux dernières nouvelles, une intégrale nord-sud, de Tourcoing à Menton, est annoncée pour le mois de mai prochain : durée un mois, à la sauvage, sans ravitaillement extérieur ni hébergement prévu aux étapes.
Nombreux sont, parmi ceux qui composent l’aile dure du mouvement barehiker, une constellation très diverse, les lecteurs assidus de James C. Scott, tous convaincus de la supériorité des modes de vie nomades sur les sédentaires. Envisagée sous ce prisme, la pratique du barehaking acquiert une autre dimension : elle s’avère être la propédeutique à un bouleversement radical du mode de vie, se concevant comme l’apprentissage du déplacement perpétuel parmi les ruines matérielles et morales de la société immobile et boursouflée dont la chute se laisse d’ores et déjà deviner à tant de signes. Le barehiking anticipe sur l’âge qui s’annonce (et qui pourrait survenir bien plus rapidement que nous ne l’imaginons couramment) où les survivants de la fin du monde placé sus le signe funeste de l’anthropocène apprendront à se mouvoir sans fin parmi ses décombres pour y trouver leur pâture et y glaner les moyens de leur survie infiniment précaire. Plus ils se seront habitués au dénuement (à entendre littéralement) intégral, plus augmenteront leurs chances de survie. C’est en ce sens même que la pratique du barehiking présente une qualité véritablement anticipatrice, est supportée par une puissante utopie : exerçons-nous, dès aujourd’hui, à déambuler dans nos lieux de vie (ou de survie) en disciples des Indiens de l’Amazone ! Nus, mais non dépourvus de ressources, fragiles mais aux aguets et habiles à nous fondre dans le paysage.
Dans ce monde à jamais contaminé et devenu irrespirable, troquons le port du slip contre celui du masque ! Apprenons à nous déplacer nus – mais sans jamais nous séparer de notre masque. Regardons autour de nous : les peuples qui sont parvenus à éliminer la pandémie sont ceux pour qui le port du masque est aussi naturel que l’est pour nous celui du slip ou, pour les femmes, du soutien-gorge.
L’heure est venue de bousculer nos récits fondateurs : l’obligation catégorique, ça n’est plus de cacher nos parties dites honteuses, c’est de protéger notre appareil respiratoire. Adieu, donc, la feuille de figuier, et que vienne le temps du masque homologué AFNOR SPEC 576-001. C’est à ce prix qu’est le salut !