Let’s talk about sex, baby !

, par Eerie Doofus-Dreck


Abbé Pierre : plutôt que pousser des cris d’orfraie (de quelle espèce et qualité est donc la morale qui vous les inspire ?), remonter à la scène primitive – le célibat des prêtres. L’Eglise catholique est une institution totale qui enveloppe toutes les dimensions de la vie, qui livre un récit complet du monde et qui se singularise par le nombre imposant de restrictions et d’interdictions qu’elle édicte – qui gouverne ses sujets (les fidèles, les croyants) non pas seulement à la discipline, à l’obéissance mais à l’interdiction. Donc, l’interdiction de se marier pour les prêtres, entre tant d’autres, destinées à tous/toutes – on pourrait même dire que le no sex imposé aux religieux et religieuses est le fleuron, la mère de toutes ces interdictions.
Cependant, contrairement à ce qu’on imagine, l’interdiction ne fait pas ici que limiter, empêcher, réduire le champ de la vie, etc. La règle qui interdit, tout au contraire, ouvre un espace dans lequel elle s’affronte avec ce qui la défie et la transgresse, tout comme les disciplines appellent les contre-conduites. La règle du célibat des prêtres, depuis qu’elle a été instaurée peu après l’An Mil ouvre ce champ dans lequel les pulsions de vie affrontent l’interdit ; ainsi se dessine ce topos infini où prévaut le jeu du désir et de ce qui le contrarie et qui vise, chose évidemment impossible, à l’annuler ; espace du jeu de la règle et de sa transgression, donc de l’ordre et du désordre, de l’obéissance et de la désobéissance, de la conformité et du scandale...
En d’autres termes, en instaurant la règle impossible, impraticable – donc une règle issue d’un fantasme – celle du célibat des prêtres (de l’obligation de chasteté), l’Eglise catholique suscite en vérité l’apparition d’une forme particulière, paradoxale, de la vie sexuelle, une vie sexuelle dont la ressource puissante et inépuisable provient de ce qu’elle est placée sous le signe de l’interdit et de sa transgression. Cette sexualité interdite et néanmoins bel et bien existante est le miroir inversé de la sexualité obligatoire du couple chrétien – le devoir conjugal, l’obligation de faire des enfants tout en réduisant à la portion congrue la part du plaisir – toutes ces choses sinistres où la sexualité demeure associée au devoir ; dans l’ordre familial, cela va dans le sens de l’exercice hebdomadaire et non pas de la privation ou l’abstention ou l’abstinence, en tout cas, cela demeure fermement encadré par la règle. S’impose alors le couplage de la sexualité et d’un « il faut », d’un impératif fixé par l’institution totale, avec la déraisonnable présomption de celle-ci : exercer un contrôle vétilleux, non seulement du mouvement des âmes mais de l’activité des corps, dans leur exercice le plus intime – la sexualité.
C’est la plaie du présent : l’âge des jugements hâtifs et définitifs, bâclés, se substituant à la réflexion, excluant tout effort pour se tenir sans préjugé à la hauteur d’un sujet tant vaste que difficile, faisant l’économie de toute tentative d’approfondir la question. On pense qu’une fois qu’on a abaissé le pouce après avoir pris connaissance de la dernière dépêche évoquant les turpitudes de l’abbé Pierre ou de tout autre infracteur sexuel ayant prononcé ses vœux de chasteté, on a fait le tour de la question et l’on peut passer à l’ordre du jour.
Il serait infiniment préférable de voir plutôt le célibat des prêtres – mais des bonnes sœurs et autres nonnes et nonettes aussi (Diderot et Rivette vont en bateau) comme une réserve infinie, une fourmilière de belles histoires, un espace tourmenté d’intensification et de dramatisation de la sexualité. Si, comme le dit Foucault, la sexualité, c’est quand même avant tout, en Occident, l’enjeu d’un bavardage universel, alors la sexualité malgré tout des prêtres et des religieuses catholiques est assurément, dans ce grand ensemble, l’un des sous-espaces les plus richement peuplés, les plus dramatiques autant qu’affriolants – ce n’est pas pour rien que le monde de Sade et de la littérature libertine du XVIIIème siècle (qui était autrement moins collet monté et plus curieux, plus libre que le nôtre) abonde en personnages de prêtres ou moines débauchés et de religieuses folles de leur corps.
Réduire toute cette prolifération, comme on le fait aujourd’hui, à la seule dimension de l’emprise et des violences sexuelles exercées par des prédateurs mâles (des prêtres) sur des femmes, de tous âges et conditions, cela revient à éteindre le problème au profit de la plus cheap des morales – celle dont la prémisse des prémisses est que le monde est peuplé de victimes et de persécuteurs, de plaignant.e.s et de présumés coupables. Mais ce n’est pas ainsi : du fait de l’interdit (dont il ne suffit pas de dire qu’il est archaïque ou « dépassé » pour en avoir fait le tour, comme enjeu de pensée), la sexualité des religieux catholiques est un domaine sombre et tragi-comique et qui « fuit » perpétuellement vers le monde en général, celui des croyants, dans la mesure même où le propre de la sexualité des prêtres (tout particulièrement) est de déborder en direction des laïcs/laïques.
Voici qui est passionnant : comment une institution totale fait-elle face à un trouble perpétuel né de l’existence d’une règle impraticable à laquelle elle ne saurait renoncer, tant celle-ci apparaît quintessentielle, notamment en ce qu’elle distingue la religion catholique des autres « grandes » religions monothéistes ? Comment l’Eglise affronte-t-elle le trouble et le scandale produits de son propre fait ? La nécessité de se conformer aux exigences de la religion contemporaine de l’indignation a pour effet que l’on ne peut même plus réfléchir sereinement à ces questions et faire valoir son droit à le faire, sans se faire traiter de monstre d’insensibilité ou de provocateur. Une fois que vous aurez répété sur tous les tons que vous êtes accablé.e par les révélations à propos des inconduites sexuelles récurrentes de l’abbé Pierre, vous ne serez pas plus avancé.e dans votre réflexion sur ces enjeux qui, quand même, soit dit en passant, n’embarquent pas rien qu’un peu la civilisation occidentale elle-même – ils débordent largement les limites du catholicisme comme institution, communauté des croyants, monde spirituel et temporel à la fois. Il faut entreprendre des généalogies savantes qui permettent de suivre le fil sinueux de cette guerre perpétuelle de la règle et de ce qui y fait infraction, de revisiter les hauts lieux et les tréfonds de ses éclats, de ses nœuds, des événements, des crises et des œuvres qui jalonnent toute cette prolifique et proliférante histoire... Il faut de la profondeur de champ pour lutter contre les approches présentistes qui sont d’autant plus moralisantes qu’elles sont impensantes. Il faut rassembler des histoires, le plus possible, dans toute leur diversité. Ce n’est pas par hasard qu’il y aurait ici abondance de biens – ici, un Foucault nous manque vraiment, qui empoignerait joyeusement le sujet à bras-le-corps, et nous guérirait de la tentation de moraliser à propos de tout et n’importe quoi.

Eerie Doofus-Dreck