Michel Foucault est-il soluble dans sa biographie ?

, par Alain Brossat, Alain Naze


1- Que les accusations de Guy Sorman, vieux cheval libéral sur le retour en quête d’un regain de notoriété, apparaissent comme délirantes et dénuées de fondements, cela suffit-il pour traiter par la simple dénégation cette question d’une éventuelle transgression sexuelle de Foucault ? Qu’il soit pour le moins légitime d’avoir un peu de mal à imaginer un Foucault, en Tunisie, violant sur des tombes, à la tombée de la nuit, de jeunes Tunisiens de huit ans (Sorman a reconnu par la suite ne pas être très sûr de cet âge...), cela justifie-t-il pour autant de se livrer à une simple contre-expertise, visant à invalider les faits allégués par l’essayiste ? Jeune Afrique mène une enquête de terrain [1], certes, mais auprès d’amis du philosophe – risque supplémentaire car propre à prêter le flanc au soupçon d’une solidarité de coterie. Au fond, la question qui se pose consiste à savoir si une position uniment défensive est suffisante – de la même manière qu’à propos des événements de Tarnac, si l’on pouvait juger mensongère l’implication de Coupat et ses ami(e)s dans les actes qui leur étaient reprochés juger inconsistant le dossier à charge fabriqué par les spécialistes de la lutte antiterroriste, on ne pouvait pas non plus éviter la question de savoir si, dans le cas où ils auraient envisagé de commettre les actes qui leur étaient reprochés, ils n’auraient été pour autant des ennemis de l’humanité... , ils auraient pour autant été indéfendables [2].

C’est en effet la question qui se pose de toute évidence : quand bien même Foucault aurait entretenu des relations avec des moins de quinze ans, cela justifierait-il pour autant un jugement dépréciatif sur son œuvre ? En tout cas, on aurait là un éclairage singulier et paradoxal sur cette œuvre : là où Foucault posait comme problème la constitution historiquement déterminée de certaines conduites comme transgressives, et donc jugées socialement, moralement, judiciairement inacceptables, on devrait aujourd’hui juger de cette œuvre à partir d’un critère d’honorabilité décerné à l’auteur, critère propre à notre époque, et qu’il s’agirait donc de faire nôtre, sans question. Bref, sauver l’œuvre en passerait par la nécessité de sauver l’idée d’un Foucault indemne de tout comportement possiblement transgressif. Ce serait là le meilleur moyen pour désamorcer son œuvre : ce ne serait qu’à distance qu’il parlerait du discrédit portant sur les parias d’une époque, se réservant, pour lui-même, une position normative accréditée. Or, si Foucault nous intéresse, c’est aussi en tant que philosophe susceptible de transgression. Que lui-même puisse fuir la plèbe (des supposés pédophiles en l’occurrence), cela ne pourrait être interprété autrement que comme un manquement, une manière de prendre ses distances à l’égard des réprouvés.

Au lieu de cette rupture avec la plèbe, il n’est pas interdit de penser que Foucault eût préféré soutenir une position qui, tout en rétablissant la vérité le concernant (et que nous ne connaissons certainement pas en certitude de façon assurée), aurait contenu la réserve d’un « Et quand bien même ». En effet, il paraît difficilement envisageable que Foucault, face à de telles accusations, du moins si l’on se place du point de vue de son œuvre (tout individu a ses faiblesses), eût fait valoir l’idée qu’il avait toujours agi en fonction de la loi, condamnant ainsi tout comportement supposé déviant. De cela il découle qu’une défense, aujourd’hui, de Foucault, à travers une simple contestation des accusations de Sorman est insuffisante. De fait, s’il s’agit seulement de contester les allégations de Sorman (et pas seulement dans leurs exagérations), alors on valide l’accusation. On soutient, de cette manière, que si Sorman avait eu raison, alors l’œuvre de Foucault ne pouvait que s’écrouler. Dans ce cas, on apporte de l’eau au moulin de l’ennemi.

Or il est évident qu’on n’est pas obligé d’être en rapport d’empathie avec un auteur pour juger de la portée de son œuvre. Que Schopenhauer ait été un misanthrope doublé d’un misogyne, cela nuit-il pour autant à la puissance de son système philosophique ? Ou alors, il faudrait accepter l’idée qu’une pensée philosophique est strictement dépendante des désirs de qui la défend – qui défend l’égalité des sexes devrait, par conséquent, se situer dans un rapport contractuel avec son conjoint (selon la logique de l’époque). Cette façon de voir s’avère complètement déconnectée de l’existence effective – Simone de Beauvoir, toute féministe qu’elle était, entretenait une correspondance avec Nelson Algren, indiquant combien ses positions de principe (théoriques) pouvaient entrer en contradiction avec ses pratiques amoureuses / érotiques. Cela implique-t-il pour autant une remise en question des prises de positions de Simone de Beauvoir ? Si l’on peut prendre ses distances vis-à-vis de sa théorie du féminisme, c’est à partir du texte lui-même, Le deuxième sexe, notamment en ce qui concerne sa vision de la « lesbienne », et aucunement à partir de sa simple biographie.

Où voit-on que Foucault ait indexé ses pratiques sur les normes (y compris juridiques) propres à son époque ? Or, la défense actuelle de Foucault, par ses défenseurs, consiste, pour une partie, à défendre l’idée que ses amants auraient eu entre 17 et 18 ans. S’ils avaient eu moins de 15 ans, cela rendrait-il pour autant son œuvre infréquentable ? Il y a une marge entre le viol (accompagné de violence) et une redéfinition, contemporaine, comme viol, de toute relation d’un majeur avec un moins de 15 ans. Imagine-t-on Foucault (selon son œuvre) défendre l’idée du caractère défendable des seules relations entre majeurs et garçons d’au moins dix-huit ans ? Encore une fois, il ne s’agit pas de soutenir que Foucault ait entretenu des relations sexuelles avec des mineurs, mais si tel avait été le cas, en quoi l’œuvre de Foucault en serait-elle affectée ? Ou il défend des positions purement rhétoriques, ce qui présenterait, reconnaissons-le un intérêt limité, ou ses prises de positions produisent un effet de réalité – et dans ce cas, à nous de nous tenir à la hauteur de Foucault.

Lorsque Pasolini se défendait d’avoir entretenu des rapports sexuels avec des mineurs, dans l’école où il était affecté, il tentait tout simplement d’éviter un licenciement – et la suite nous montra combien son départ du Frioul pour Rome, avec sa mère, fut vécu comme un déchirement. On comprend que, dès lors, il ait défendu une position le dédouanant. Mais, cela étant, que ces garçons avec lesquels il entretenait des relations buissonnières, aient été des garçons d’une quinzaine d’années, cela n’entache en rien l’œuvre du poète. Il y a les arguments réservés pour un usage judiciaire, et il y a l’aveu, existentiel, de sa propre sensibilité – Pasolini n’a jamais renié son admiration, ni son amitié envers Sandro Penna, dont on sait que les garçons qui bénéficiaient de sa prédilection n’avaient pas dix-huit ans. Et les écrits de Pasolini revêtent bien souvent la clarté d’un aveu amoureux, insoucieux des normes et des lois [3]. Dans le cas de Michel Foucault, la mort l’ayant écarté de toute suite judiciaire, ayons la décence de ne pas parler à sa place, et de lui laisser, post mortem, le choix d’une articulation entre son œuvre et sa vie. Si notre époque n’est pas capable de faire la distinction entre un monstre d’immoralité et quelqu’un ayant peut-être des penchants réprouvés par les lois de l’époque, n’en faisons pas porter le poids à quelqu’un qui a pu agir selon sa passion, sans violenter personne. Et, encore une fois, de l’existence intime et sexuelle de Foucault, nous ne savons pas grand-chose, mais essayons, à cet égard, de nous tenir à la hauteur de ses écrits.

Que le philosophe dût être un plébéien pour les temps à venir, cela même plaiderait pour sa cause. Ce n’est pas en conférant à Foucault un brevet de respectabilité que nous le servirons – quand bien même celles et ceux qui ont fondé leur carrière universitaire sur sa mémoire nous inciteraient-ils à le défendre, en ce procès en honorabilité. Foucault a eu la vie qu’il a eue, et si son œuvre nous mobilise, ce n’est pas quelque procès qui lui soit fait qui changera quoi que ce soit. S’il s’agit de sauvegarder des postes universitaires, cela n’est guère notre affaire – Benjamin a longtemps été un auteur inapte à procurer à quiconque une carrière universitaire, et si les choses changent un peu aujourd’hui, cela n’ajoute, ni ne retranche rien à son génie. Bref, laissons l’œuvre de Foucault se défendre par elle-même, non pas contre des accusations multiples, mais en fonction de sa valeur intrinsèque.

2- Brève de comptoir : mais non, Foucault n’était pas pédophile, il était zoophile : la preuve, le soutien enthousiaste qu’il a apporté au livre de cet âne bâté de Glucksmann, Les maîtres-penseurs...
C’est en effet qu’il arrive de plus en plus souvent que la bêtise de l’époque soit si oppressante qu’une grosse boutade, un immense éclat de rire, apparaissent comme les moyens les plus appropriés à en rompre l’encerclement. La figure qui revient en force avec ce qu’il faut bien appeler « l’effet Sorman » nous est devenue, depuis quelque temps déjà, très familière : c’est celle de la dénonciation ou de la réparation d’une faute, d’un tort ou d’un mal réels ou supposés et dont le propre est de ne rien réparer du tout mais simplement de créer un autre tort et d’être une nouvelle source d’accablement. Ou bien encore, une autre opération qui se subsume sous cette figure, c’est celle du présent comme époque qui juge (avec une implacable sévérité) le passé récent entendu comme l’époque d’avant, forcément coupable et défaillante, et qui, tant dans la façon d’énoncer ses verdicts que dans les conséquences de ceux-ci, ne fait que dévoiler sa propre inconsistance, voire carrément son pacte avec la Grande Bêtise. Cette figure suscite l’apparition d’un diagramme, un espace d’inclusion dont il est infiniment difficile de s’échapper.
Ici, cette topographie mentale, si l’on peut dire, est celle dans laquelle vous allez vous trouver mis en demeure de choisir entre le camp, toujours plus peuplé, des néo-délateurs, et celui des vertueux s’activant à « sauver l’honneur » de Foucault et à se porter garants de son honorabilité sexuelle et morale. Des premiers, il n’y a pas grand-chose à dire, si ce n’est qu’ils sont le visage de Méduse de l’époque, les rois d’une époque qui carbure aux micro-fascismes. Mais les seconds nous exténuent aussi passablement, tant il est évident que leur but premier et dernier n’est pas de rétablir des faits (par définition, dans le cas présent, impossibles à connaître avec certitude) mais de conjurer le cauchemar d’un Foucault devenu, aux conditions du présent, infréquentable, un Foucault sur lequel le couvercle de la cancel culture se serait durablement abattu...
C’est de ce champ dont l’existence même définit l’homogénéité de fond des deux positions qui se combattent et qui parlent dans le même vocabulaire approximatif et moralisant – Foucault était-il un prédateur sexuel ? – qu’il faut s’extraire, geste vital, salutaire – la ligne de fuite qui sauve et qui émancipe. D’abord en disant que la question, telle qu’elle est posée dans ce contexte – Foucault était-il pédophile ?, cochez la case –, c’est une question de journaliste, une question qui se situe au niveau de la pensée de journalisme et dans la vision du monde de l’espèce qui en peuple les espaces – une pensée de trottoir constellé de déjections canines, le genre de question auquel on répond d’un haussement d’épaules – on s’en contrefout et si vous voulez que nous répondions à vos questions, faites en sorte qu’elles aient trait à des questions qui présentent un intérêt quelconque – qui importent. Ce qui n’est pas le cas de la question de savoir si les garçons avec lesquels sortait Foucault lorsqu’il était carthaginois avaient 15 ou 17 ans.

Dans l’affect qui soutient le geste philosophique de Foucault, tout au long de son parcours, se discerne une intensité qui exerce ses effets tout particulièrement à la jointure de l’œuvre, entendue comme travail, travail de recherche et d’écriture, et de la vie ou de l’existence du sujet philosophique/philosophant. En d’autres termes, Foucault passe beaucoup de temps, quand il parle de son travail ou en expose les effets et les prolongements dans le présent, à mettre en scène et en jeu le franchissement des lignes et les passages à la limite, la quête d’un « dehors » variable, les effets de souffle du parler vrai, etc. Ce n’est pas seulement qu’il se déterritorialise sans fin, s’échappe hors du champ de la philosophie universitaire, c’est qu’il entre dans la peau d’un personnage, celui du philosophe dangereux, une notion qu’a retenue, à son propos, la postérité.
Ici, ceux qui viennent après lui et qu’inspirent ses travaux, ont le choix : ils peuvent parfaitement considérer que ce personnage, Foucault le campe en grand professionnel froid, à l’image du vrai comédien de Diderot, dans le but de produire des impressions de vérité, à des fins pratiques – mais sans que jamais cela cesse d’être un rôle. Mais ils peuvent aussi être portés à penser (et plus ils sont en empathie avec leur maître et héros, plus ils le feront à coup sûr) que Foucault ne joue pas, qu’il s’expose constamment, que le danger le stimule et fait monter l’adrénaline de sa pensée, irrigue sa philosophie.
Si l’on adopte cette position, alors il faut bien admettre que Foucault, en tant qu’il établit ce continuum ou du moins ces circulations intenses entre la vie et l’œuvre, c’est tout un bloc d’intensités qu’il est impossible de faire coïncider avec la figure du philosophe dont l’honorabilité est indiscutable. C’est plus ou moins la piste que suivait, mais non sans une certaine vulgarité journalistique vaguement gore, James Miller, l’un des biographes de Foucault. Si l’on tient à considérer l’assignation de Foucault au syntagme philosophe dangereux, alors il faut bien accepter l’idée qu’il ait pu l’être vraiment et continuer à l’être non pas seulement au détour de tel ou tel développement paradoxal ou rentre-dedans, mais aussi bien, dans sa vie d’énergumène sexuel – au regard des règles au respect desquelles veille aujourd’hui la gendarmerie des mœurs. Il faut en accepter l’éventualité au lieu de s’échiner à démontrer l’indémontrable et à fabriquer le sophisme parfait selon lequel jamais un tel génie philosophique n’aurait pu se laisser aller à enculer de très jeunes gens – et pourquoi pas ? La philosophie, comme métier et création, inclut-elle une garantie tous risques contre les inconduites sexuelles ?
Il y a mille façons d’ « aimer » Foucault et de vivre en concubinage intellectuel avec lui, interminablement. C’est une question de qualité, de manière de faire. Quand bien même il devrait s’avérer que Foucault, décidément, n’entre pas dans les cases de la nouvelle police des mœurs, cela ne nous ferait ni froid ni chaud. Dans tous les cas, nous préférerions cohabiter avec lui comme nous cohabitons (heureusement et dangereusement) avec Sade que le faire à la manière d’Onfray cohabitant avec Camus – à ce niveau-là, ça n’est plus du concubinage philosophique, c’est le degré zéro de la pornographie.
A la page 43 de La volonté de savoir, Foucault évoque un fait divers passé, l’histoire d’un simple d’esprit de village qui, en 1867 est dénoncé pour s’être livré à des attouchements sur une fillette. Ce qui intéresse Foucault, dans cette histoire, c’est la façon dont la dénonciation met en branle (hum...) tout un dispositif d’enquête et de production d’un savoir d’un seul tenant policier, administratif, judiciaire, médical. A partir de ce que Foucault présente comme un non-événement relevant de la vaste catégorie des « délectations buissonnières », jeux sexuels furtifs de granges et d’écuries, se construit une affaire dont l‘horizon et l’enjeu est moins, ici, de sévir et normaliser que de faire parler le sexe – où l’on rejoint la thèse générale de La volonté de savoir. Si l’on tient à faire une lecture tant soit peu déconstructionniste ou symptomale de ce bref passage du livre (des féministes états-uniennes, autre gendarmerie académique, n’ont pas manqué de le faire), on notera que ce texte s’écrit selon un pli tout à fait distinct – que de bruit et d’agitation pour de l’infime, avec la construction de cet « appareil à discourir » (sur le sexe et les infractions sexuelles), là où il ne s’est à peu près rien passé – un idiot de village a obtenu quelques caresses d’une petite fille, au bord d’un champ. Plus loin, Foucault parle de « ces gestes sans âge […] ces plaisirs à peine furtifs qu’échangeaient les simples d’esprit avec les enfants éveillés ». Il s’amuse de ce que l’infracteur ait porté le nom prédestiné de Jouy et la bonne humeur qui accompagne cette mention indique suffisamment que l’auteur est bien loin de considérer ledit Jouy comme un infâme prédateur sexuel.
Maintenant, imaginez cette anecdote réécrite aujourd’hui sous le régime narratif et discursif Schiappa-Blanquer and co… Jouy s’y voit automatiquement désigner comme un pédophile, il se trouve tout aussi inéluctablement un expert psychiatre féru de psychanalyse pour attester que tout simplet qu’il est sa responsabilité pénale n’en est pas moins pleine et entière, un journal local pour couvrir l’affaire, rapidement relayé par la presse nationale et les télés, un quarteron de députés de droite de droite ou de droite de gauche pour insister sur la nécessité de légiférer d’urgence, une féministe de plateau de télé pour enchaîner, etc., etc.
Philosophiquement parlant, la leçon première que l’on puisse tirer de cet exemple est celle-ci : il y a mille façons de raconter une histoire, et si vous préférez celle-ci en mode Schiappa plutôt qu’en mode Foucault, libre à vous... Mais si vous tenez à appeler ça le progrès et à nous convaincre que le mode Schiappa c’est un progrès relativement au mode Foucault, alors permettez-nous de vous rappeler que le progrès, en effet, ne s’est jamais aussi bien porté que depuis qu’il avance d’un pas vif, une canne d’aveugle à la main.

[1ère publication dans la revue en ligne Trou Noir]