Notes sur la guerre en Ukraine (1/3)

, par Alain Brossat


1- Le motif de la tradition est à manier comme de la dynamite, du fait de son ambivalence même. En tout cas, il n’est pas vrai que toute référence à une tradition soit par nature conservatrice ou réactionnaire. Lorsque Benjamin fait référence à l’histoire des opprimés et à la tradition des vaincus, c’est tout un et l’horizon de sa pensée (de son messianisme) est l’émancipation. Une pensée révolutionnaire est difficilement concevable en l’absence d’une référence à une tradition, laquelle n’est ni un grenier ni un magasin des antiquités, mais un ensemble de souvenirs et d’éléments de connaissance directement rattachés à l’expérience collective de ceux d’en bas et qui constitue l’horizon rétrospectif dans lequel se situe une approche révolutionnaire du présent.
Lorsqu’il y a rupture de tradition, les prises qu’une pensée révolutionnaire peut exercer sur le présent se trouvent affaiblies, cette rupture débouche sur la désorientation et sur la contamination de la pensée radicale par d’autres discours, d’autres traditions, plus tenaces – à commencer par celle de l’ennemi. C’est très précisément ce qui se vérifie exemplairement dans cette séquence qui s’est ouverte avec l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. De la masse des commentaires et analyses de la situation ainsi créée, émanant de diverses sources occidentales – journalistiques, académiques, essayistiques... – se dégage une poignée de textes tranchant sur le tout-venant du mainstream ressassant les banalités d’usages sur le despotisme russe, le totalitarisme congénital de Poutine, la barbarie du conquérant... Citons, parmi ce qui nous est tombé sous la main : « Today’s Crisis Over Ukraine Was Predictable and Avoidable » par Jack F. Matlock, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Moscou (AntiWar.com, 15/02/2022, soit avant même le début de l’invasion russe) ; « How did we get here ? » par Boaventura de Sousa Santos, sociologue portugais (site Criticallegalthinking, 28/02/2022) ; « John Mearsheimer on why the West is principally responsible for the Ukrainian crisis » par John Mearsheimer, professeur émérite de sciences politiques à l’Université de Chicago (The Economist, 11/03/2022) ; « Postsocialist Wars and the Masculinist Backlash » par Rada Ivekovic, professeur émérite de sociologie à l’Université de Saint-Etienne (site Alienocene, Journal of the First Outernational, mars 2022) ; enfin, le très remarquable « The West at War : On the Self-Enclosure of the Liberal Mind » de Boris Buden, philosophe post-yougoslave installé à Berlin (e.flux.com Journal, avril 2022).

On remarquera au passage que toutes ces références sont en anglais, sans que ce soit là l’effet de la conversion de l’auteur au globish – on en est loin ; mais c’est tout simplement qu’il se découvre, ou plutôt se confirme, à l’épreuve de cette séquence politique et guerrière, qu’en langue française, le contrechamp a disparu, là même où les circonstances en imposeraient la plus impérieuse des nécessités. En France, désormais, la perception des événements qui, par excellence, en appellent à l’autonomie du jugement et au discernement délié des effets de masse est placée sous le régime de l’union sacrée et de la mobilisation (des esprits) générale – de l’affaire Charlie Hebdo à la guerre en Ukraine, en passant par le Bataclan, l’assassinat de Samuel Paty et la crise de Hong Kong. Le contrechamp est devenu une insanité et une aberration, un crime contre la pensée, une même police des énoncés régit et régente ce qui émane des foyers autorisés les plus divers, placés sous le régime du pluralisme le plus illusoire : de LundiMatin à Valeurs actuelles en passant par Médiapart, Le Monde et Le Figaro, ce sont les mêmes mantras interchangeables qui stigmatisent l’autoritarisme des dirigeants pékinois, le despotisme poutinien, la barbarie djihadiste, qui entretiennent la même confusion à propos du Covid et des « libertés », etc.
Mais passons sur la tournure pathétique de cette figure où l’on voit la langue française devenir en même temps une langue minoritaire et mineure dans les échanges internationaux (ayant perdu tous ses atouts et ses prestiges aux dépens, notamment, de l’anglais et, en langue deleuzienne, une langue engluée dans la condition majeure et molaire la plus pesante, incapable désormais de se faire le véhicule, dans ses usages communicationnels, de quelque différence décisive que ce soit... Reprenons le fil de notre raisonnement pour remarquer ceci : les auteurs de tous les articles ci-dessus mentionnés s’entendent pour remarquer que si l’on ne saurait à aucun titre trouver aucune « raison » défendable à l’invasion de l’Ukraine et moins encore, à un titre quelconque, considérer Poutine comme un ami politique, on ne saurait pour autant adhérer à la rhétorique de l’ennemi (despotique, autoritaire, totalitaire, barbare...), rhétorique manichéenne et simplificatrice à outrance, mise en circulation par les officines propagandistes de l’Occident global, à l’occasion de cette guerre – comme s’il s’agissait d’un affrontement de civilisations dans lequel Zelenski incarnerait le Bien et Poutine le Mal.
Mais la chose étrange à mes yeux est que, sur ce fond d’accord, aucun de ces auteurs ne mentionne explicitement (Buden s’en rapproche mais ne le dit pas vraiment) la raison première pour laquelle, quels que soient les efforts que nous pouvons entreprendre pour comprendre la perspective dans laquelle se situe l’action du dirigeant russe, reprenant à son compte l’adage relativiste « tout le monde a ses raisons », nous ne saurions traiter Poutine en ami ou, plus exactement, nous ne pouvons le considérer que comme un ennemi : le simple fait, massif et irrécusable, qu’il a été l’un des artisans les plus déterminés, décisif, du rétablissement du capitalisme en Russie, en successeur zélé de Eltsine, l’artisan d’une contre-révolution destinée à révoquer, annuler, renier, fouler aux pieds la Révolution russe entendue ici comme héritage non pas au sens antiquaire et patrimonial du terme (la Révolution-jour-férié) mais messianique et revenant envers et contre tout par éclats fugaces et intermittents dans le paysage des ruines de l’histoire du mouvement révolutionnaire au XXème siècle [1]. Formé dans le moule de ce qui succéda à l’appareil de terreur du stalinisme, Poutine a remis les clés de l’économie et des ressources naturelles de son pays aux oligarques, rétabli le pouvoir spirituel de l’horrible Eglise orthodoxe, remis en selle le nationalisme grand russe, organisé la nostalgie kitsch de l’empire tsariste, persécuté les justes attachés à documenter les crimes de masse de Staline et de son appareil de terreur, etc.
Ce point est essentiel, sa portée s’étendant aujourd’hui bien au-delà de l’enjeu ukrainien. Dans le contexte de la nouvelle guerre froide – et d’ores et déjà plus froide du tout, au point de friction de l’atlantisme et du post-soviétisme, dans l’attente d’autres points de réchauffement – l’alliance pragmatique nouée entre la Russie poutinienne et la Chine de Xi est susceptible d’ouvrir la voie à toutes les confusions – qui se ressemble s’assemble, les régimes autoritaires, voire totalitaires, sont faits pour s’entendre, etc. Or, ces affinités superficielles sont en vérité l’arbre qui cache la forêt et c’est ici, précisément, que la rupture de tradition (le fil de la tradition révolutionnaire, qui n’a rien de commun avec une orthodoxie, comme grille analytique et conceptuelle, s’est perdu...) se manifeste dans toute son ampleur dévastatrice. En effet, ce qui devrait sauter aux yeux, dans la configuration générale des regroupements et des alliances adverses qui se mettent aujourd’hui en place, c’est que l’alliance entre le régime russe et le régime chinois met en présence deux puissances qu’un facteur essentiel sépare – un facteur qui, précisément, fait référence à la tradition.
Les dirigeants chinois, eux, au fil de toutes les sinuosités de leurs orientations et postures successives, de tous les rebondissements et parfois aberrations de la ligne adoptée par le parti communiste chinois depuis la prise du pouvoir en 1949, n’ont jamais rompu avec l’héritage de la révolution, ne l’ont jamais renié et rejeté – quand bien même ils l’ont si constamment maltraité et instrumentalisé de la manière la plus révocable qui soit. Tous ces supposés experts qui, en Occident, n’ont cessé de gloser sur le « capitalisme à la chinoise » et en ont déduit que le parti communiste chinois était devenu le comité exécutif de l’entreprise Chine se sont fourré le doigt dans l’œil jusqu’au coude en confondant la gigantesque NEP impulsée par Deng Xiao Ping avec le rétablissement du capitalisme. Les développements récents à l’occasion de laquelle on a pu voir les équivalents chinois (infiniment plus policés) des oligarques russes promptement remis à leur place, à l’instar de l’illustre Jack Ma, montrent suffisamment que le Parti communiste chinois demeure la puissance politique exclusiviste qui fixe les orientations et dirige le pays, sans qu’à aucun moment cette entité issue de la révolution chinoise ne se soit dissoute dans un quelconque capitalisme d’Etat.
Il ne s’agit évidemment pas de dire ici que les actuels dirigeants du PC et de l’Etat chinois seraient issus en droite ligne de la tradition inaltérable du communisme chinois (une telle chose n’existe pas, le parti communiste chinois est, entre autres choses, fait de la somme de ses tournants et de ses volte-face, de ses épurations, de ses luttes de factions...), mais plutôt que, contrairement à ce qui s’est passé en Russie, de Eltsine en Poutine, il n’y a pas eu de rupture explicite et manifeste dans cette tradition. Ce dont l’effet disons journalistique, frivole et superficiel, en Occident, est que si Xi Jinping peut être caricaturé continuellement en émule de Mao Zedong, le rapprochement entre Poutine et Lénine est beaucoup plus rare, et pour cause. Poutine, c’est le fossoyeur de la révolution russe et sa tradition, c’est celle des Cent-Noirs, augmentée de celle des bourreaux staliniens. Dans le contexte chinois, si vous voulez trouver les héritiers de la tradition contre-révolutionnaire, celle des seigneurs de guerre et des grands propriétaires terriens, c’est plutôt du côté de Taïwan qu’il vous faudra porter vos regards...
Il n’y a donc aucune raison de considérer les dirigeants chinois et « la Chine » qu’ils incarnent comme des ennemis, ceci à l’encontre de tout ce à quoi nous incite la propagande du « monde libre » ragaillardi tend à nous inciter [2]. La ficelle qui fait de la Chine l’ennemi de « la démocratie » en général, en tant qu’elle est devenue la rivale numéro un des Etats-Unis et perçue comme le premier des dangers pour l’hégémonie occidentale, cette ficelle est un peu grosse, comme l’est la chaîne d’équivalence « monde libre »-démocratie-OTAN... Le fait que la Chine ait, pour des motifs qui ne se discernent trop bien, formé une alliance avec la Russie de Poutine ne fait pas d’elle de ce seul fait un ennemi, de la même façon que le fait que Poutine, fossoyeur de la Révolution russe, soit un ennemi ne fait pas de ses ennemis démocrates impérialistes nos amis – bien au contraire.
Comme le remarque Rada Ivekovic, les méthodes de conquête et de destruction mise en œuvre par Poutine font de ce dernier un émule des Etats-Unis – l’aviation et l’artillerie russe détruisent Grozny, Alep et aujourd’hui les villes ukrainiennes comme celles des Etats-Unis ont détruit les villes irakiennes, massacré les civils en Afghanistan et ailleurs sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Mais cette analogie ne suffit pas à placer ces deux puissances, dans l’exercice de leur violence destructrice sur un même plan : le maître, l’hegemon, celui qui a l’initiative, ce sont les Etats-Unis et leur séquelle – ici l’Union européenne, en Asie orientale le Japon, etc.
D’autre part, les Etats-Unis exportent leur violence, en machine militaire qu’ils sont avant toute chose dans un contexte geo-stratégique où leur territoire est et demeure, comme il l’a été depuis toujours ou presque, un sanctuaire (d’où l’effet de sidération de ce petit coup d’épingle que fut, à l’échelle historique, le 11 septembre). Par contraste, l’un des ressorts du passage à l’acte de Poutine en Ukraine, c’est la connaissance, la mémoire de la vulnérabilité de la Russie comme espace et territoire – le souvenir des dizaines millions de morts de la Seconde guerre mondiale s’entremêlant ici avec le traumatisme de l’effondrement de l’URSS dans lequel la Russie elle-même fut bien près de s’engloutir. L’hypersensibilité de Poutine aux menaces pesant sur l’intégrité de son pays, la fragilité de ses frontières et donc son hyperréactivité à la perspective d’une intégration de l’Ukraine à une alliance militaire hostile, cela ne relève pas d’une pure fantasmagorie, c’est l’effet d’une situation réelle ; cette perception d’une menace directe ne peut se comparer en rien à la façon dont les Etats-Unis considèrent de façon toujours plus explicite que Taïwan se rattache à leur espace vital en tant que position clé dans la première « chaîne » censée protéger leur grand espace dans le Pacifique et donc, réciproquement, voient toute menace contre Taïwan en tant que position avancée du « monde libre » en mer de Chine comme représentant un péril mortel pour leur intégrité même.
Ce n’est donc pas seulement parce que, toujours, l’hegemon dicte l’agenda et son concurrent en position minoritaire et en déficit de reconnaissance (en butte à la politique du mépris), condamné à suivre le mouvement sur un mode mimétique généralement voué à l’échec, comme on le voit aujourd’hui en Ukraine, que les violences armées respectivement mises en œuvre par les Etats-Unis et la Russie ne se situent pas sur un même plan. C’est aussi parce que les uns et les autres ne donnent pas du tout le même sens à des expressions comme « menaces vitales », « menaces existentielles ». Pour les Etats-Unis, pour les puissances occidentales en général, tout ce qui est susceptible de constituer un péril ou une entrave pour leurs intérêts, où que ce soit dans le monde, est susceptible d’être défini comme une menace existentielle. Ceci selon la même logique impérialiste-universaliste exactement qui veut que les autres souverainetés « adoptent » les ennemis des Etats-Unis comme leurs ennemis propres, faute de quoi elles s’exposent à voir les Etats-Unis les traiter en ennemis...

Avec la chute de l’URSS et de l’empire soviétique, la Russie a absolument perdu toute capacité d’universalisation du particulier sur ce mode décisionniste, elle est enkystée dans une logique de laborieuse reconquête de positions perdues et de promotion d’intérêts régionaux, que ce soit en Ukraine, en Syrie ou en Libye.
Il ne s’agit pas de tenter de trouver ainsi des circonstances atténuantes à la guerre de (re)conquête indéfendable entreprise par Poutine en Ukraine ; ce qui est en jeu ici est une question analytique et non morale. Que Poutine soit et demeure, dans cette configuration, un maladroit épigone du bloc hégémonique (et notamment des Etats-Unis) condamné à réagir sans jamais disposer des cartes maîtresses du jeu en cours (comme le montre la façon dont il s’est lamentablement enferré dans l’affaire ukrainienne), c’est ce qui devrait interdire de franchir le pas consistant à lui attribuer la première place dans la hiérarchie de la criminalité d’Etat, en réduisant la question analytique aux conditions d’une introuvable morale, comme le fait Rada Ivekovic : « Tandis que la Russie de Poutine est directement coupable de l’attaque contre l’Ukraine, l’Occident partage avec la Russie la responsabilité de cette tragédie » [3].

2- Ce n’est pas parce que nous croulons sous une masse d’informations de toutes espèces et statuts à propos de la guerre en Ukraine que celles-ci nous fournissent les moyens de comprendre ce qui est en jeu dans ce conflit et d’exercer notre jugement à son sujet, en connaissance de cause à proprement parler. Dans le Nord global ou bien, selon une autre géographie imaginaire du présent, à l’Ouest – par opposition à son « reste » (the West and the rest ») – c’est exactement l’inverse qui est vrai : une relation distincte s’établit entre le fait que la quasi-totalité de ces « nouvelles » soient livrées sous le régime de l’union sacrée contre Poutine et la désorientation du jugement exercé par le commun des mortels ; une relation patente s’établit entre la profusion de l’information et le fait que la première entrave la compréhension et obscurcisse le jugement [4]. Comme je le signalais plus haut, une poignée de bons articles suffit, en gros, à discerner les grandes lignes de cette affaire – mais encore faut-il leur mettre la main dessus, aiguille qu’ils sont dans la botte de foin des messages relatés à l’événement et globalement contaminés par le virus de la propagande véhiculée par les appareils de la démocratie contemporaine. Le problème, c’est moins que jamais ici les fake news, c’est les fake values, celles que véhicule cette propagande démocratique dont le tour inlassable consiste à nous faire prendre l’intérêt de la partie pour celui du tout, la perspective du narrateur occidental pour le regard vertical de Dieu sur l’intérêt général de l’humanité générique.

Ce qui se constate aujourd’hui dans les pays démocratiques du Nord global, c’est qu’à propos de ce conflit, la propagande de guerre a définitivement pris le pas sur l’information dans son sens courant, avec notamment la disparition du contrechamp et l’effacement de toute approche critique des politiques des gouvernements occidentaux impliqués dans le conflit ainsi que de la position des gouvernants ukrainiens. Ce qui tient lieu d’information à propos de cette guerre est désormais placé sous le signe de l’état d’urgence, avec la sélection des nouvelles, l’autocensure et le placement des comptes-rendus et commentaires sous le signe de l’unilatérisme (atlantiste) le plus décomplexé. Comme, face à Poutine, la vieille ficelle anticommuniste se trouve un peu détendue [5], on va piocher sans vergogne et sans imagination dans le stock inépuisables des clichés sur l’autocratie russe, le despotisme spontané de ses dirigeants, la barbarie incurable de ses mœurs, la brutalité native de sa soldatesque, etc. – un vieux récit qui nous vient tout droit du marquis de Custine (De la Russie, 1839) et qui nous avait déjà pas mal été resservi par une soviétologie gâteuse, en France tout particulièrement, dans les années 1980 [6].
Ce qui devrait ici agir comme un signal d’alarme (mais ne le fait pas tant ce qui demeure de l’opinion publique dans les démocraties occidentales s’y est désormais accoutumé), c’est la parfaite homogénéité des pouvoirs, en l’occurrence : l’enfermement du pouvoir médiatique dans l’unitatéralisme atlantiste est ici égal à celui des élites politiques, tandis que les élites intellectuelles, culturelles et académiques suivent docilement le mouvement [7]. Tous sur la ligne de front, comme en 14, aucune distance critique face aux infos et aux images qui font mouche – comme si, depuis la Première guerre mondiale, précisément, nous n’avions pas appris à interposer notre sens critique entre les images choc, les titres en caractères d’affiche, les récits héroïques et notre perception des événements. Comme si nous étions assez sots et naïfs pour ignorer que le petit Zelensky avec sa barbe d’une semaine, ses yeux cernés et son t-shirt kaki, admonestant les dirigeants des puissances occidentales, tout ça, c’est quand même du storytelling avant tout...

Alain Brossat

[à suivre...]

Notes

[1Au point où nous en sommes aujourd’hui, il apparaît utile de rappeler ici que l’histoire du XXème siècle, malgré qu’en aient tous les révisionnismes qui ont prospéré au cours des deux dernières décennies de celui-ci, se situe sous le signe de la révolution et du régime d’historicité qui va avec, un régime dans lequel la révolution, comme figure et catégorie, est indissociable d’une histoire de l’émancipation. Inversement, comme le remarque Boris Buden, il en faut un peu plus qu’un nom de fleur pour faire une révolution, que ce soit à Taipei, Hong Kong ou ailleurs...

[2« Ennemi » doit être entendu ici dans son sens spécifiquement « politique » - pour le reste, la religion de l’Etat et celle de la « prospérité » économique, du productivisme qui sont celles des dirigeants chinois nous éloignent d’eux autant qu’il est possible.

[3Rada Ivekovic, article cité supra. Empruntée au célèbre ouvrage de Karl Jaspers, Die deutsche Schuldfrage, cette approche du problème tend à faire de Poutine l’équivalent des dignitaires de l’Etat nazi, tandis que l’anonyme Occident se trouverait, lui, dans la position de la population allemande qui, ayant été embarquée de force dans l’histoire criminelle du Troisième Reich, se devrait de faire face, au lendemain de la guerre, à ce passé et d’en assumer la charge historique. Mais, outre que l’assimilation de Poutine à Hitler est aujourd’hui un mantra de la propagande « démocratique », on ne voit pas en quoi le refus réitéré des dirigeants occidentaux de s’engager à ne pas ouvrir les portes de l’OTAN à l’Ukraine ne serait pas assimilable à une action, voire un passage à l’acte. L’action dilatoire (les bonnes paroles en forme de politique du mépris prodiguées à celui que l’on a depuis longtemps cessé de considérer comme le représentant d’une puissance adverse légitime), ces paroles qui n’engagent que ceux qui s’y fient entrent bien ici dans la catégorie des gestes souverains – elles émanent d’une froide décision. Un pas plus loin, on dira qu’elles relèvent du projet concerté d’acculer l’adversaire à la faute - le passage à l’acte – qui le conduira infailliblement à être exposé à l’opprobre de la dite « communauté internationale ». C’est le même jeu exactement que conduisent les puissances occidentales en mer de Chine et, plus particulièrement, à propos de Taïwan. Dans les deux cas, le maître du jeu agit en position parfaitement sanctuarisée – à des dizaines de milliers de kilomètres du foyer du conflit, de l’objet du litige. Au reste, le titre du livre de Jaspers est traduit fautivement en français par La culpabilité allemande ; ce qu’il dit est assez différent : La question de la culpabilité (ou de la faute) allemande. Une question à élaborer, donc, plutôt qu’une évidence accusatrice à asséner.

[4Entre autres choses, ce qu’il va s’agir à l’heure de la guerre en Ukraine, d’ensevelir sous les flots des nouvelles sous influence, c’est la solide affinité qui s’est établie tout au long de la crise pandémique entre l’impéritie thanatocratique en version démocratique (sur le modèle trumpiste) et en version autoritaire (à la Poutine). Le moins que l’on puisse dire, c’est que dans cette configuration et à l’épreuve de cette crise sanitaire, le partage entre le démocratique et son contraire a été pour le moins brouillé...

[5C’est quand même cette clique qui a tenté d’effacer le nom de Lénine de la mémoire historique de la Russie et restaurant l’horrible Saint-Pétersbourg impérial à la place de Leningrad. Rien que pour ça, ces gens-là méritent d’être attachés à un pilori pour l’éternité, devant le Palais d’Hiver.

[6La chose amusante est que c’était alors, à la veille de la volatilisation de la puissance soviétique, d’en faire des tonnes à propos de son expansion, de la conquête du monde dans laquelle elle était lancée – exactement comme à propos de l’appétit insatiable de l’ogre chinois aujourd’hui – soviétologie un jour, sinologie l’autre, et toujours le même pont-aux-ânes...

[7De façon déprimante, il apparaît que dans ce genre de situation, les spécialistes académiques et autres experts sont plutôt une circonstance aggravante qu’une puissance éclairante : leurs réactions et commentaires à chaud ne font généralement qu’apporter de l’eau au moulin du storytelling autorisé en y ajoutant une touche d’érudition savantasse. Les experts, issus ici du continent perdu de la soviétologie de jadis et naguère, c’est l’intelligence servile par excellence – avec, comme toujours, ses (rares) exceptions...