Prendre l’ascendant

, par Alain Brossat, Alain Naze


Dans Aprile, film de Nanni Moretti, le réalisateur/narrateur ronge son frein alors qu’il regarde à la télé un débat mettant aux prises un Silvio Berlusconi en pleine ascension, sûr de lui et dominateur, et le dirigeant d’un mouvement post-communiste en totale déconfiture, Massimo d’Alema. Moretti trépigne devant son poste de télé et à la fin, n’en pouvant plus, apostrophe le notable d’une gauche devenue vaporeuse, perdu dans ses circonlocutions et sa phraséologie tiède : « Mais enfin, dis donc quelque chose de gauche ! » – un mot, une expression qui, face au flot de démagogie abjecte du bateleur de la nouvelle droite italienne, ait quelque chance de réveiller le peuple de gauche...
On connaît la suite : dans cette configuration, l’intellectuel de gauche, progressiste et humaniste que met en scène Moretti est bien le spectateur impuissant du naufrage, tel que le décrit Lucrèce au début de son long poème. A ceci près qu’il ne saurait se sentir, lui, en sécurité sur son promontoire : après Berlusconi vient l’heure de Salvini, avec toute sa séquelle post-néo-fasciste...
Aujourd’hui, et de ce côté-ci des Alpes, nous avons depuis un certain temps déjà dépassé ce stade où l’intellectuel adresse suppliques et objurgations au dirigeant de gauche, l’adjurant de prononcer un énoncé conforme à son étiquette et sa vocation. Observant et écoutant les dirigeants des deux partis dits historiques de la gauche française rivaliser de zèle en vue de convaincre les policiers ameutés devant l’Assemblée nationale le 19 mai de leur entier soutien et dévouement, c’est une bien différente exhortation que nous aurions été portés à leur adresser : « Mais enfin, camarade Faure, camarade Roussel (etc.), dis enfin quelque chose qui ne soit pas la copie conforme du discours de la droite extrême, du Blondie recyclé ! Dis enfin quelque chose qui ne soit pas emprunté aux litanies sécuritaires et autoritaires de la droite radicale ! ».
Incantation tout aussi vaine que celle que met en scène avec l’énergie du désespoir le cinéaste italien, comme le montre en particulier l’appel d’Olivier Faure à un « droit de regard » de la police sur les décisions de justice. La suite est, ici, appelée à le montrer.

Ce fut, une impeccable manœuvre hégémonique, exemplaire – une vraie leçon de choses –, ce moment-flic du 19 mai, du pur Gramsci-Laclau, mais au service de la mauvaise cause, évidemment, car dévolu à la formation non pas d’un peuple de l’émancipation, mais de la vindicte et du désastre obscur. C’est qu’en effet ce petit 6 février 1934 rejoué en opérette devant l’Assemblée nationale avec l’appui des plus hautes autorités de l’Etat, cet attroupement aussi triomphant qu’illégal, n’était rien d’autre qu’une parfaite miniature de l’opération conduite de longue haleine par Blondie et ses cohortes ; une manœuvre bien loin de se réduire à la dimension d’une conquête du pouvoir en forme de victoire électorale, à l’occasion des Présidentielles de 2022.
Cette opération, dans sa visée stratégique, consiste bien, en effet, à tenter d’établir une hégémonie, ce qui, en d’autres termes, revient toujours à produire, inventer un peuple. Un peuple, en ce sens, c’est une communauté d’affects, de dispositions et de conduites et qui jalonne les conditions du présent – de ce qui tient lieu de vie politique, d’esprit public ; qui fixe la police des énoncés, qui redessine le paysage et redécoupe le territoire dans lequel s’inscrit la vie commune d’une collectivité donnée – « la France » ici, comme ensemble humain rassemblé sur un territoire.
La mise en place d’une hégémonie, c’est un processus dynamique, un processus d’hégémonisation. Un maillon décisif, en deçà de l’usage de la force vive, de la répression directe des forces adverses ou de la contrainte, est, dans le cours de cette opération, la prise d’ascendant au cœur de laquelle se situe la bataille des énoncés, dans le cadre général d’une politique (ou d’une guerre) des discours.
Avec la frairie des Gardiens (Platon-Darmanin, même combat !) dont l’aile marchante s’est, depuis quelque temps déjà, grimée en « organisations syndicales » qui sont le faux-nez du blondisme conquérant, cette opération de prise d’ascendant a été conduite de main de maître : elle a consisté à créer les conditions d’un « moment » en malaxant toute une poussière de faits divers hétéroclites et manipulés à propos desquels peut être mis en musique le motif lancinant des policiers agressés, menacés, persécutés, stigmatisés, excédés, désemparés, à bout de nerfs.
Ce moment est celui où coagule un discours, où vient s’imposer l’autorité d’un ensemble d’énoncés agencés autour du thème général de la police méritante et maltraitée, de la collectivité nationale rassemblée derrière sa police calomniée et harcelée. La prise d’ascendant, cela se joue dans ce moment décisif où le discours apologétique de la police, celui de ses organisations corporatistes, est adopté par l’autorité politique puis, par contamination, devient celui de la classe politique dans son ensemble à peu d’exceptions près, celui des médias à moins d’exceptions près encore, et, par contagion toujours, celui de l’opinion commune – le moment décisif où l’homme de la rue reprend à son compte le discours « musclé » de la bouche à feu du groupe de pression Alliance.
L’opération hégémonique a réussi lorsque ce qui n’était qu’un discours ou un ensemble d’énoncés circonscrits à une sphère d’intérêts limités, à un groupe particulier, devient une « vérité » partagée, une composante du sens commun : en France, la police est injustement mal aimée, délinquants, subversifs et mal-pensants s’acharnent à la discréditer en incitant le tout venant à la haïr et en lui prêtant toutes sortes de crimes imaginaires. Mais la vérité, c’est que la police ne fait que son travail, et qu’elle le fait bien, pour l’essentiel.
L’opération de prise d’ascendant (d’hégémonisation de l’opinion) va, ainsi, passer par le refoulement et la mise à l’index d’une expression comme « les violences policières » – en attendant son interdiction et sa criminalisation aux riches heures blondiennes que nous promet un avenir proche. Dans un quotidien régional, à l’occasion de la manifestation des policiers, un journaliste interviewe un responsable « syndical » et prononce par mégarde l’expression qui fâche : son interlocuteur le rabroue aussitôt, lui exposant que les violences policières n’existent pas – la police fait son travail et connaît son métier – s’il peut arriver que, de manière tout à fait exceptionnelle, des policiers agissent de manière abusive ou illégale, ils sont sanctionnés – mais ceci ne saurait justifier la mise en circulation de cette expression destinée à discréditer l’institution et la corporation policière en son entier, explique, d’un ton sans réplique le flic pédagogue [1]. Le journaliste se couche et l’entretien peut se poursuivre – l’opération hégémonique a été conduite sans coup férir : la police (sic) des énoncée est fixée : il peut arriver, rarement, que des policiers se livrent à des violences illégales, mais cela n’autorise en rien l’emploi de l’expression « violences policières » – c’est un sophisme burlesque, un coup d’Etat dans la langue de la part d’un corps répressif qui entend non seulement exercer son autorité sans partage dans les espaces publics, mais se rendre maître de la langue, dès lors que l’on parle d’elle. On a vu combien la formule de Max Weber, selon laquelle l’Etat disposait du « monopole de la violence légitime » a pu être mise à toutes les sauces, pour en faire un instrument contre l’idée même qu’il puisse y avoir des violences policières. Selon cette interprétation fallacieuse des mots de Weber, la violence de l’Etat (d’un Etat supposé « démocratique ») serait, par nature légitime. Or, le sociologue dit bien autre chose : il n’y a, selon la théorie libérale du pouvoir, que l’Etat qui puisse exercer légitimement la violence – il n’en découle évidemment pas que toute violence d’Etat puisse être dite « légitime ». C’est du Orwell pur, comme on dirait aujourd’hui. Mais ça passe, et l’opération hégémonique, c’est cela même ; c’est à mourir de rire, c’est ubuesque et surréel, mais ça marche, comme un coup de force monté par des Pieds nickelés et qui pourtant, réussit : le discours de la police comme partie, devient celui de la société civile (comme tout).

La toile de fond de cette opération, c’est bien la guerre des discours : il s’agit, en établissant l’autorité et la prééminence du récit de la police-victime, de refouler, effacer des tablettes, rendre incorrects, inaudibles et insupportables d’autres récits, d’autres énoncés qui entrent en conflit avec cette « leçon » ; davantage encore de rendre indistincts des pans entiers d’une réalité pourtant solidement établis, irrécusables : le fait, entre autres choses, que la police française est assurément, de toutes les polices ouest-européennes la plus brutale, la plus mal embouchée, la plus prompte à agir en marge de la loi, la championne toutes catégories en matière de « bavures », d’exactions et autres délits de corruption ; la plus éloignée de tout esprit de service public – corps répressif avant toute chose, au service des gouvernants de tout poil mais aussi bien corps passablement autarcique, généralement assuré, pour l’essentiel, de son impunité, prompt à s’enivrer du sentiment de cette solide immunité.
L’opération hégémonique est donc ici celle qui va consister à rejeter dans l’ombre l’interminable chronique des bavures, violences et illégalismes policiers, à discréditer par avance toute expression d’un tort en rapport avec ceux-ci. Il s’agit bien, au moment propice, d’établir l’autorité indiscutable d’une nouvelle fable, d’un mythe agrégateur appelé à fixer la norme des énoncés corrects et recevables à propos de la police, à faire valoir les droits d’une fiction qui, pour être radicalement hors-sol, n’en est pas moins appelée à s’imposer comme le récit de référence d’une histoire du présent placé sous le signe de l’esprit de police et de l’ordre policier.

Un récit devient hégémonique et, comme tel, indice d’une opération réussie de conquête de l’hégémonie lorsque ce qui n’était qu’une longue plainte corporatiste acquiert la force d’un dogme, d’une histoire officielle ; une fiction sur laquelle les plus hautes autorités de l’Etat apposent leur seing et autour de laquelle se réalise un consensus compact, suite au ralliement précipité et à la capitulation sans condition de forces politiques qui, jusqu’alors, se trouvaient plus ou moins distinctement dissociées du bunker sécuritaire.
La cristallisation du discours destiné à parachever la fabrication d’un peuple aligné sur la police, indissociable de sa police, d’un peuple policier, en bref, se produit en cet instant propice (à Blondie) où la multitude des petits ruisseaux se rejoint pour former, à l’occasion du grand raout policier, la grande rivière de l’émeute froide : c’est le moment où, par exemple, prend tout son sens la saturation des écrans de télé par ces séries dont les flics et fliques sont les héros et les héroïnes.
La marque du succès d’une opération hégémonique, c’est quand un ministre de l’Intérieur empêtré dans ses anacoluthes et métamorphosé en gardien des gardiens et nounou de tous les flics de France [2] se sent suffisamment assuré de ses arrières pour menacer d’un procès une starlette de la gauche rose pâle rétive à partager l’enthousiasme général suscité par l’ameutement policier. [3] Une péripétie grotesque (la notable écolo-médiatico-socialiste ne tarde pas à faire machine arrière et les protagonistes de l’altercation promettent de se retrouver au plus vite afin de lever le fâcheux malentendu ; un « Embrassons-nous, Folleville » bien dans le ton de l’époque) qui montre bien que l’expression « police des discours » se doit d’être entendue ici dans son sens le plus strict : une fois l’opération hégémonique conduite à bonne fin, qui ne s’y conforme pas sera exposé aux foudres de la loi. [4]

Ce qui est en jeu dans cet épisode est distinct : on découpe un nouveau territoire de l’opinion, celui du peuple rêvé de Blondie, peuple avec la police, peuple-pour-la-police.
Où porte, où conduit le récit de la police-victime qui impose ici ses conditions ? Il s’agit bien de faire valoir que, la police étant sans cesse menacée, agressée et maltraitée, tous les moyens qu’elle est susceptible d’employer en vue d’assurer sa défense et de remplir sa mission, coûte que coûte, sont nécessaires et légitimes. Ce qui revient à lui remettre un crédit de violence illimité. Le discours de la police-victime, en passe de devenir parole d’évangile après la manifestation du 19 mai, a en tout premier lieu cette vocation distincte : recouvrir d’un voile de lin immaculé toutes les exactions dont la police est susceptible de se rendre coupable ; tous ceux aussi qu’elle a pu commettre, dans un passé récent ou plus ancien. Faire de la police un corps de « gardiens » (non pas de la paix mais de la violence étatique, de la violence de la domination) intouchable – c’est là, de tous temps, et tout particulièrement en ces temps obscurs, le rêve de la police elle-même, son rêve le plus cher.
Mélenchon, pour une fois bien inspiré, a justement relevé le trait factieux de ce rassemblement : c’est en effet que celui-ci, délibérément, constitue un défi lancé à l’Etat légal. En s’ameutant, les policiers encadrés et galvanisés par leurs syndicats majoritaires mués depuis belle lurette en groupes de pression sécuritaires inspirés par la droite radicale en général et le parti blondien en particulier, savent parfaitement qu’ils font la nique à la légalité républicaine (le fait de se rassembler devant le Parlement n’est pas anodin à cet égard [5]). Ils s’asseyent sur leur obligation de réserve, assurés de leur impunité, et, ce faisant, se gargarisent du sentiment de leur puissance. Les gouvernants, en se greffant de manière opportuniste sur ce coup de force ne se tirent pas seulement une balle dans le pied : ils accélèrent la déréliction de l’Etat de droit et leur propre établissement dans cette zone indistincte où se chevauchent sans cesse l’exception et la règle [6].

Ce qui est en jeu, ici, ce ne sont pas seulement des règles et des normes juridiques, c’est l’esprit même des lois, quelque chose qui se tient « derrière » l’édifice légal et politique, au fondement de l’ordre républicain et qui en assure la légitimité. Ce quelque chose est enraciné dans l’histoire de la fondation républicaine moderne, autant que dans son institution symbolique. Et ce « quelque chose », c’est le dogme tout simple et en principe intangible selon lequel les corps armés de l’Etat, la police et l’appareil militaire, doivent se tenir rigoureusement à l’écart de la sphère politique et des espaces publics, en tant que ceux-ci sont placés sous le régime de la règle démocratique et non pas de l’autorité du plus fort.
Or, à l’occasion de cet attroupement, la police (comme certains secteurs de l’armée à l’occasion de l’épisode récent des manifestes publiés par la feuille d’extrême droite Valeurs actuelles) fait sciemment et bruyamment irruption sur la scène politique, y impose ses vues et son discours, ceci sur un ton d’intimidation et sur un mode braillard et vitupérant qui rappelle d’autres épisodes troublés et séditieux de l’histoire de la République.
Ce qui se révèle donc, à l’occasion de cet épisode, c’est la façon dont se trouve aujourd’hui révoquée par les élites gouvernantes elles-mêmes (et pas seulement par les corps armés concernés) cette règle d’or du maintien de ces « bandes d’hommes armés » hors de la sphère de la politique institutionnelle [7]. Le populisme erratique de ces élites les conduit aujourd’hui à s’affranchir de cette règle et par là même de cet esprit des lois (de la loi républicaine, quelque chose qui se tient « derrière » la Constitution elle-même, quelque chose de plus originaire et fondateur que cette Constitution et que l’on pourrait se risquer à appeler la décence républicaine – ce qui est censé mettre le peuple à l’abri des coups de force et tentations putschistes des corps armés dépositaires de la violence légitime).
Si ces élites sont portées à transgresser ces règles aujourd’hui, c’est qu’elles savent qu’elles ne sont plus en état d’assurer durablement leur autorité et leur emprise sur la population sans s’appuyer activement et directement, d’une manière ou d’une autre, sur ces corps armés – il leur faut donc les ménager et les courtiser comme jamais. A l’étape présente, elles le font en tentant de rassembler un peuple mis en condition et mis au pas derrière ces corps armés – la police-victime et l’armée en mission « civilisatrice » au Sahel et ailleurs.
Mais dans des conditions plus tendues où il apparaîtrait que cette normalisation à outrance passant par la fabrication d’un peuple aligné est en échec, elles n’hésiteront pas à prendre appui directement sur ces corps pour remettre à sa place ce peuple devenu rebelle et rétif. En donnant des gages à la police comme ils l’ont fait à l’occasion de cette manifestation, nos gouvernants ménagent, pour ne pas dire préparent, l’avenir. Mais ils ne peuvent le faire qu’en mettant à mal l’institution symbolique non pas seulement du régime démocratique, mais de la République elle-même ; c’est en effet que la fondation instituante de celle-ci est indistincte de cette sorte d’exorcisme par lequel elle bannit le spectre du coup de force militaire – Mac Mahon, le général Boulanger.
Or, ce que montrent les évolutions récentes, c’est ceci : en France, la police, de plus en plus militarisée, de plus en plus politisée, de plus en plus impatiente de dicter l’agenda politique pour tout ce qui concerne les questions d’ordre intérieur (un domaine pratiquement illimité), est aujourd’hui l’incarnation même de cette force susceptible de produire un court-circuit majeur dans le fonctionnement de l’institution républicaine en tant que celui-ci a pour prémisse la « neutralité » des corps armés.
La petite bande de politiciens opportunistes surgis de nulle part, à l’image de leur maître (Darmanin, Blanquer, Dupont-Moretti et consorts) qui se figure qu’elle peut tirer un parti durable d’une manifestation de flics énervés (et du genre d’opération hégémonique qui s’y rattache) se trompe du tout au tout. Ce vers l’avènement de quoi tend ce type de coup de force promet de les renvoyer à leur néant en se cristallisant rapidement autour de la figure de Blondie et du projet blondien – une république repeinte aux couleurs facho-démo et qui aurait suffisamment rompu les amarres avec l’institution symbolique de la République entendue comme gouvernement civil immunisé contre les empiétements des corps armés et aurait suffisamment rompu avec l’esprit des lois républicain pour n’être plus qu’un faux-semblant, un cadavre renversé de république...

La chose divertissante et sinistre à la fois, c’est cette inflation des incantations républicaines proférées par cette engeance-là, précisément, cette engeance de gouvernement et ses collatéraux, cet usage du nom de la République-majuscule [8] comme chasse-mouche destiné à repousser les ennemis intérieurs du moment, séparatistes, islamo-gauchistes, terroristes, radicalisés de tout poil – dans le temps même où cette clique crée activement les conditions de l’irruption, de la base au sommet, d’une puissance nouvelle – non pas tant « illibérale » que facho-démo, et dont Blondie est aujourd’hui le visage et la figure providentielle [9].

C’est donc cela que rend visible la mise en scène de la colère et de l’épuisement des flics – en vérité sous l’emprise d’une euphorie conquérante lorsqu’ils foulent le tapis rouge que les gouvernants déroulent sous leurs pieds, lorsqu’ils éprouvent avec ravissement qu’ils seront désormais en position de faire monter les enchères jusqu’à des hauteurs inespérées, comme on ne manquera pas de s’en assurer bientôt : la dynamique au fil de laquelle se forme, par agrégation, un peuple du ressentiment, de la vindicte, débordant de haine, animé par la passion de l’épuration, de l’exclusion, du vomissement des mal-pensants, des rétifs, des « pas- comme-nous » ; un peuple tourné vers la mort, guidé par des pèlerins du néant.
La première caractéristique de cet attroupement en forme de promesse et de prémisse de toutes sortes de coups de force, inscrit dans l’horizon d’une compulsive réclamation de rétablissement de l’ordre et d’affirmation de l’autorité, est de se présenter comme un tour de piste, si ce n’est une répétition générale, anticipant sur l’avènement de Blondie et en présentant le synopsis. Ne pas saisir cette corrélation, l’association étroite qui s’établit entre cet étalage des frustrations mais surtout des ambitions policières et de la formation d’un peuple du ressentiment, non pas à l’échelle d’une corporation mais de la société entière, dans toutes ses composantes, c’est ne rien comprendre à ce qui est en jeu dans ce type d’« incident » tel qu’il émaille désormais la chronique des événements courants.
Il est urgent de saisir la dynamique qui porte ces irrégularités d’apparence passante et anecdotique ainsi que le lien qui les unit entre elles – l’agitation policière et la sortie du bois de militaires en proie à la tentation bonapartiste. Ce sont là des signaux d’alarme qui montrent que la mayonnaise blondienne est en train de prendre, de trouver un volume et une consistance qu’elle n’a jamais eus jusqu’alors. Le FN superficiellement normalisé et hâtivement peigné et qui n’a jamais renié ni ses origines (néo-coloniales, fascistes, suprémacistes), ni son fondateur tortionnaire et antisémite, est le cœur battant et la force motrice de ce peuple en formation, un peuple disparate mais soudé par la glu émotionnelle des passions vindicatives, épuratrices, séparatistes [10].
La formation d’un peuple hégémonique, de quelque espèce qu’il soit, se produit par agrégation et coagulation autour d’un tel noyau ; c’est ce qui permet que se rassemblent et entrent en composition, formant un bloc, un tout, des forces, des aspirations, des intérêts hétéroclites, voire ouvertement en conflit.
Ce type d’agencement ne peut surmonter ses fragilités et ses disparités qu’à la condition d’être en mouvement, porté par une force propulsive – c’est très précisément ce qui est en train de se produire aujourd’hui avec le ruissellement de cette multitude d’humeurs, de colères et de frustrations qui viennent grossir jour après jour le fleuve Blondie. Au fil d’un tel processus, c’est une masse en fusion qui se forme, un essaim bourdonnant et redoutable qui tend à envahir et saturer les espaces publics et aspire à se transformer en puissante machine de pouvoir. Aucun espoir, donc, de voir ce type de formation à vocation hégémonique se dissoudre à la première déconvenue rencontrée à l’expérience du pouvoir ou au fil de péripéties politiciennes : Blondie aux affaires, ce ne sera(it) pas juste une imposture de plus, née d’un concours de circonstances de plus (comme Hollande bénéficiant de l’« accident » survenu à DSK au Sofitel de New York ou Macron tirant parti de la chute inopinée de Fillon).
Ce serait bien l’avènement, plus ou moins durable d’un peuple blondien plus ou moins solidement enraciné, au sens où il y eut bien, pendant les années noires, un abject « peuple de Pétain » et de la Collaboration, ou bien, inversement, dans les années d’après-guerre, un « peuple communiste » et un « peuple gaulliste » entretenant entre eux de complexes relations de conflictualité complémentaire [11]. Avec toutes les différences découlant de l’hétérogénéité des configurations historiques ici en question, ce peuple de, avec et pour Blondie serait bien un peuple intrinsèquement völkisch – pour autant qu’il serait fondé sur une passion de l’identité de type autochtoniste et une notion de la communauté « racinée » – passion des origines et culte de la différence radicale et insurmontable.

Le propre d’un tel peuple est de s’imposer et prospérer sur les ruines de toutes sortes d’autres peuples existants ou possibles. Par exemple et en tout premier lieu dans le contexte présent, ce peuple de gauche renouvelé et revivifié dont nous ont vanté les mérites les gribouilles du « populisme de gauche », ce curieux attelage de philosophes reconvertis dans le counselling politique (à la Chantal Mouffe) et d’hommes pressés à la Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon, nullement instruits par les déconvenues d’Aléxis Tsipras. C’est évidemment sur le naufrage de cette stratégie néo-réformiste (avec paillettes) que prospère l’entreprise Blondie, avec le peuple qu’elle nous fabrique : après un petit tour aux affaires en compagnie du PSOE, incarnation parfaite de la social-démocratie faillie et corrompue, Iglesias abandonne la politique – on attend avec impatience son rebond dans les affaires, la mode, la télé, le cinéma, qui sait ?, quant à Mélenchon, lancé la tête baissée dans la campagne présidentielle de trop, on ne prend pas grand risque à prédire qu’il prépare en somnambule les lendemains les plus difficiles à son micro-parti, au demeurant peuplé de davantage de généraux que de fantassins...
Ce sont toutes ces micro-faillites qui, elles aussi, préparent le terrain non pas seulement du couronnement de Blondie, mais plus en profondeur ou au ras du sol, de la cristallisation du peuple du ressentiment. L’électoralisme borné, forcené, puéril, égotique de Mélenchon a empêché ceux-celles qui se regroupaient autour de lui de trouver les synergies nécessaires (en vue de composer une force à vocation hégémonique) avec les mouvements populaires et mobilisations thématiques de ces dernières années. Que ce soit en France ou en Espagne, ce prétendu populisme de gauche s’est rapidement enlisé dans les espaces balisés de la politique institutionnelle, dans les territoires assignés à la politique par l’Etat et ses desservants. Ce populisme de parvenus affichant pathétiquement des airs de plébéiens énervés et endimanchés, s’est trouvé, de ce fait même, de-empowered, impuissanté, comme on dit en vilain français.
Or, il crève les yeux que dans le paysage du présent, une force populaire hégémonique qui soit aussi et avant tout un peuple de l’égalité et de l’émancipation, cela ne peut se former qu’en se désinscrivant des territoires de la politique balisés et gardés par l’Etat ; dans lesquels c’est l’Etat qui fixe la règle du jeu, tout à son avantage. Pour que s’invente et s’impose (prenne l’ascendant) un peuple de l’émancipation et de l’égalité, il faut imaginer et expérimenter de nouveaux espaces, territoires et gestes de la politique, il faut déserter les formes captives et reterritorrialiser la pensée comme l’activité politique. Il faut se désamarrer, se désassigner, faire défection pour inventer une nouvelle territorialité de la politique qui, par définition, soit en délicatesse avec celle où est inscrite et enfermée la politique institutionnelle.
C’est là la condition première pour que s’établissent de nouveaux jeux de forces dans lesquelles se trouvent enrayés les dispositifs de prise d’ascendant, toujours les mêmes, qui permettent aux élites étatiques de se maintenir au pouvoir, envers et contre tout (plus que jamais, la démocratie contemporaine, ça tourne à la prise d’ascendant, et moins que jamais à la « représentation » – cela se voit à l’œil nu, pour peu que l’on trouve l’énergie de lever la tête et d’ouvrir les yeux).
C’est bien la passion électorale et gouvernementale des stratèges du populisme de gauche amoureux du pouvoir qui l’a condamné au naufrage, en France et ailleurs. Un naufrage qui nous laisse transis, tant il est évident qu’il est le terreau sur lequel prospèrent le peuple de Blondie, la blondisation accélérée (et bientôt irréversible) de la France moyenne, de cette France que l’on dit profonde et qui longtemps, comme l’a montré l’épisode des Gilets jaunes, a oscillé entre les dispositions les plus contraires. C’est bien cet amour du pouvoir qui a fait manquer l’occasion, le kairos, à ce populisme de gauche, trop occupé à tenter d’attirer ce peuple des Gilets Jaunes dans ses rets électoralistes – se plaçant ainsi, du moins à cet égard, sur le même terrain que l’extrême droite, draguant aussi ce peuple des ronds-points. Faire défection, en l’occurrence, ç’eût pu signifier pousser à la constitution de sorte de soviets (conseils) , envisageant des voies possibles d’action, des manières de contourner les habitudes de la politique institutionnelle. Mais, dans ces conditions, participer à la constitution d’un peuple de gauche, cela aurait aussi signifié, notamment pour Mélenchon, de renoncer à ses ambitions électorales.

Une hégémonie, ça se construit à sauts de puces, plus ou moins réguliers, plus ou moins longs – la manif des flics est un de ceux-ci, de belle ampleur. Chacun de ces sauts construit une petite intrigue, raconte une histoire – et lorsque ces histoires se rencontrent, convergent, se combinent, se produit quelque chose comme cette réaction chimique qui accélère le processus de cristallisation de l’hégémonie. En ce sens, il est assez vain de s’interroger sur « les origines » du succès du FN avec ou sans lifting – l’origine, c’est toujours un mythe plus ou moins creux, un lieu vide. Ce dont il est intéressant de construire une généalogie, c’est des lieux et situations, des occasions d’où provient cette success story infâme.
La quête des origines va généralement de pair avec celle des explications générales, des causes premières. Dans le cas qui nous intéresse ici, cela ne fonctionne pas. C’est ainsi par exemple que dans son texte autobiographique Retour à Reims, Didier Eribon déploie toute une rhétorique de l’« explication » de la montée du FN, encombrée de schémas déterministes (causes et effets) et dont le tour artificiel, lourdement didactique et le travers mécaniste saute aux yeux une grosse décennie après la publication de ce livre.
Par contraste, dans Retour à Forbach (2017), le documentariste Régis Sauder, de retour également sur les lieux de son enfance deux ou trois décennies plus tard, repoussant la tentation des grandes démonstrations, des explications définitives, arpente des lieux, y entreprend une description méticuleuse d’un désastre (la désindustrialisation de la ville, sa désertification et la formation, sur ces friches, d’un peuple blondien) ; il rassemble des anecdotes, rencontre des témoins, filme des ruines, collationne une multitude de petits événements entrant en composition dans l’émergence de ce peuple.
C’est là un film exemplairement généalogique et qui jette, de la manière la plus dépouillée une lumière crue sur ce dont est faite la provenance proche et lointaine du désastre obscur, ce mélange inextricable de facteurs quasi-immémoriaux, de ceux qui se discernent dans la pénombre de la « nuit des temps » (ici : l’histoire coloniale française ou bien celle de l’extraction minière dans ces régions longtemps disputées entre la France et l’Allemagne) et de données plus proches ou immédiates (l’abandon des populations fragiles et marginalisées par l’Etat social). Ce qui se dessine, c’est un paysage, une configuration dans laquelle se rejoignent et s’agencent des événements, des moments, des facteurs hétérogènes – jusqu’à ce que se forme une « masse critique » et que se produise la réaction en chaîne qui bouleverse le paysage du présent. C’est sur le bord d’un tel basculement que nous nous trouvons aujourd’hui.

Un mot encore : la question de savoir si Blondie va réussir ou non, dans un an, son hold-up électoral n’est vraiment qu’un aspect d’un problème infiniment plus général que l’on ne règlera pas en tirant des plans sur la comète et en tentant de lire dans le marc de café. La leçon d’hégémonie qui se tire de la séquence présente est claire et nette : s’il devait se trouver que les dieux des urnes décident de ne pas favoriser Blondie, une fois encore, il n’en resterait pas moins que, pour une bonne part, celle-ci l’aurait quand même et en dépit de tout emporté – ceci dans la mesure même où désormais, c’est elle qui découpe et dessine les espaces et les territoires dans lesquels se déroulent les affrontements politiques, c’est elle qui en dicte les conditions discursives, c’est elle qui exerce son ascendant sur tous les pseudo-débats qui agitent le Landerneau politique.
Dans tous les cas, on ne prend aucun risque à prédire que ce qui tiendra lieu de campagne à l’occasion de l’élection présidentielle à venir sera intégralement saturé par le poison du blondisme, infecté par cette peste aussi tenace que le Covid 19. Quand bien même Blondie rate la marche encore une fois, son concurrent (sa concurrente) heureux-se sera porteur-porteuse du virus, pour parler la langue du présent, la pandémie blondienne ne s’arrêtera pas tout net au lendemain de cette péripétie électorale.
Les histoires de vampires, de morts-vivants, c’est pas seulement au cinéma que ça prospère...

Alain Brossat, Alain Naze

Notes

[1Nice-Matin du 15/05/2021.

[2Les medias utilisent fréquemment, d’ailleurs l’expression de « premier flic de France » pour désigner le Ministre de l’Intérieur. Imagine-t-on Blanquer dénommé le « premier enseignant de France » ?

[3Commentant à chaud l’attaque au couteau d’une policière municipale près de Nantes, le ministre de l’Intérieur déclare que l’agresseur « aurait manifestement » etc. - bel outrage à la langue que ce pataquès où cohabitent le doute et la certitude. D’une façon générale, il semblerait que les ministres de l’Intérieur aient vocation à parler, en France, comme des cochons, ceci de Sarkozy à Darmanin, en passant par Castaner – seule exception au tableau, Cazeneuve dont la parole châtiée et l’élocution parfaite glaçaient lorsqu’il vantait les mérites du nassage policier.

[4Le tort de la délinquante (Audrey Pulvar) ayant été de trouver l’attroupement policier « glaçant » - délicat euphémisme, pourtant… On remarquera que lorsque, à une autre occasion (et la vidéo est ressortie récemment, de façon opportune), Audrey Pulvar qualifiait d’ « assassinat » l’action des policiers ayant contraint, à Clichy-sous-Bois deux adolescents (Zyed Benna et Bouna Traoré) à se réfugier dans un transformateur électrique, où ils moururent électrocutés, la police s’offusque de ce que Audrey Pulvar ne respecte pas la décision de justice, ayant prononcé un non-lieu dans cette affaire. Visiblement, dans ce cas, la police ne trouve rien à redire à cette décision de Justice...

[5« Il faut "changer de logiciel", assure Grégory Joron, d’Unité SGP Police-FO, qui dénonce une "individualisation exacerbée des peines" et un "empilage de dispositifs qui vident les peines de leur sens" » (source Internet, « France : des milliers de policiers en colère devant l’Assemblée nationale », France24.com, le 19/05/21). On trouve, dans le droit français le principe de l’individualisation des peines, et l’on voit mal comment un principe pourrait être plus ou moins appliqué – cet appel à agir contre une « individualisation exacerbée des peines » n’est donc rien de moins qu’une demande de suppression de ce principe. Dès lors, concernant un participant à une manifestation ayant entraîné des actes pénalement condamnables, la Justice n’aurait plus à établir le fait que ce participant ait, lui-même, commis des dégradations ou des violences – c’est l’ensemble des individus constituant ce groupe qui tomberaient sous le coup de la loi.

[6Est-ce sous Sarkozy ou sous Hollande que les « flics en colère », comme disent les journaux qui ne leur refusent rien, ont commencé à s’ameuter dans la rue pour faire pression sur les autorités au mépris de leur statut qui, très explicitement, le leur interdit ? Toujours est-il que, une fois le pli pris, sous le regard distrait ou bienveillant de l’autorité politique, il n’est pas près de s’effacer...

[7Cette règle semble bien aujourd’hui être abandonnée, notamment lorsque, sous la pression des policiers, les gouvernants en sont us à « donner des gages » à cette corporation : « Depuis Avignon, le gouvernement a déjà donné des gages aux syndicats, reçus le 10 mai à Matignon. Et le gouvernement a déposé mercredi, quelques heures avant la manifestation des policiers, un amendement prévoyant de porter à trente ans la peine de sûreté pour les personnes condamnées à perpétuité pour un crime commis contre un policier ou un gendarme. » (France 24, art. cit.).

[8La vacuité présente de ce référent « République » ouvre ainsi la voie à une liquidation pure et simple de l’esprit des lois républicain – voie qu’emprunte déjà, à mots plus ou moins couverts, le RN, jugeant qu’on parle trop de « République », et pas assez de « France ». Il n’est pas rare, d’ailleurs, que nombre d’éditorialistes ou d’intervenants politiques de droite et d’extrême droite (sur Cnews en particulier), pestent contre l’Etat de droit, censé garantir l’impunité des délinquants, insinuant ainsi l’idée qu’une efficacité répressive est incompatible avec un respect scrupuleux de cet état de droit (façon de voir qu’on retrouve dans ce slogan d’un syndicaliste d’Alliance : « Le problème de la police, c’est la Justice »). Un sondage, ni fait ni à faire, commandé par Cnews, établissait que 80% des personnes interrogées trouvaient la Justice trop laxiste. De quoi faire passer l’idée que c’est là une question faisant pour ainsi dire l’unanimité. Car il s’agit bien là de la production d’un peuple du ressentiment, la question posée par l’institut de sondage étant : « Trouvez-vous la Justice trop laxiste ? ». Un étudiant en sociologie de première année voit en quoi une telle question insinue déjà la réponse, produit l’opinion attendue. Un autre sondage, plus satisfaisant déontologiquement, dont les résultats sont parus peu de temps après, montrait que le jugement des Français interrogés était beaucoup plus nuancé. Mais peu importe, la matraque (médiatique) de CSA-Cnews est fournie à qui le veut et produit déjà ses effets.

[9Vu la multitude des sens du mot « libéral », celui qui est censé en être l’antonyme est voué à n’être qu’un flatus vocis en vogue dans la résistible science politique et les colonnes des journaux – un de plus...

[10On notera à ce propos que si la normalisation blondienne est, en règle général un show et un miroir aux alouettes, il est un point sur lequel on ne saurait douter de son effectivité (pour ne pas parler de sincérité dans un tel contexte) : son rapprochement avec le suprémacisme sioniste au pouvoir en Israël, avec tout ce qui s’y rattache et s’y reconnaît, en France et ailleurs.

[11Sur ce point : Alain Brossat, Des peuples et des films – cinématographie(s), philosophie, politique (Rouge profond, 2020).