« Droit d’informer » et exception souveraine – les faux-semblants de la « liberté de la presse »

, par Alain Brossat


La récente tentative avortée de perquisition dans les locaux de Mediapart, conduite par le Parquet de Paris relance, pour la énième fois, le débat sur cette zone litigieuse que constitue le recours par les journalistes, notamment le journalisme d’investigation, à des moyens consistant à s’émanciper du droit commun – au nom du devoir d’informer – utilisation de pièces empruntées à des dossiers d’instructions en cours, publication de documents empruntés à des enquêtes policière et, dans le cas présent, écoutes téléphoniques et enregistrement de conversations entre Alexandre Benalla et son comparse le gendarme Crase.
Mediapart, bien sûr, crie au scandale, assuré d’être solidement établi dans le beau rôle aux yeux de la plus grande partie de l’opinion. D’une façon générale, lorsque le conflit devient ouvert dans cette sorte de no man’s land entre les pouvoirs qui s’y affrontent sans merci en un combat douteux (le pouvoir médiatique, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire), le public est tout naturellement porté à prendre le parti du premier. Celui-ci, en effet est généralement vu, dans ces affrontements, non pas tant comme pouvoir, précisément, que comme instance réparatrice des turpitudes de la « classe politique » et autres grandes et petites mains de l’Etat, des élites, du monde des affaires...
Quelque vertigineuse que soit la chute de l’estime que les gens ordinaires vouent à la presse et aux médias mise à l’épreuve de séquences comme le « moment Gilets jaunes », le motif de la « liberté d’informer », de la « liberté de la presse » continue à exercer une certaine emprise sur l’opinion – quand les journaux ont maille à partir avec les gouvernants et les juges...
Bref, Plenel a encore de beaux jours devant lui, dans le rôle qu’il n’a jamais cessé d’endosser depuis ses premiers succès au Monde, celui de l’enquêteur-service public, inlassable redresseur des torts et contempteur des turpitudes de la classe politique, de ce qui s’y assimile et grouille autour – une belle posture morale, ad usum – non pas delphini mais du public-bon-public, en ces temps d’immoralité contagieuse et généralisée...
C’est tout le système des évidences attachées à cette situation, à ces dispositions de l’opinion que j’aimerais examiner ici d’un œil un tant soit peu critique.

Le Parquet, donc, entreprend de perquisitionner dans les locaux de Mediapart, non pas sur plainte des personnes concernées par les révélations du journal, mais de son propre chef, la publication des conversations captées par celui-ci constituant à ses yeux une « atteinte à l’intimité de la vie privée » de Benalla et de Crase.
L’incrimination se défend : des écoutes téléphoniques, quel qu’en soit l’auteur, ça n’est jamais une bagatelle et nul d’entre nous ne prendrait à la légère le fait de s’en savoir l’objet, fût-ce dans le cadre d’une procédure légale. Les écoutes illégales de conversations, c’est quand même l’une des pièces de choix l’affaire du Watergate sur lequel Nixon est tombé – mais aussi de plus d’un scandale de la République, en France... Suffit-il donc que ces écoutes soient le fait de journalistes en quête de scoop pour qu’elles se transfigurent en pratique vertueuse ? Le droit à l’information intensifié, pour faire bonne mesure, en devoir de le faire justifie-t-il inconditionnellement une pratique dont nous sommes prompts à nous scandaliser lorsque ce sont des officines policières, des services occultes ou barbouzards qui en sont les auteurs ?
Disons-le tout net : l’argument qui surviendra ici comme par automatisme – « mais ce sont des affreux ! » – Benalla et son pote gendarme, dont les coupables agissements se devraient coûte que coûte d’être dénoncés – la bonne fin justifiant les moyens un peu limite – cet argument ne vaut rien. Je ne veux pas me lancer ici dans un cours élémentaire de morale kantienne pour les nuls (Plenel, son équipe et leur séquelle), mais il est particulièrement évident en l’occurrence que si la maxime sur laquelle se règle l’action n’est pas universalisable, elle ne vaut rien : qui décide que la règle selon laquelle « on n’a pas le droit d’espionner les gens » (quelle que soit la condition du « on » en question) peut et doit être suspendue au nom d’un bien commun toujours contestable ? Il en va exactement de même que lorsque les maîtres d’internet lisent nos mels par-dessus notre épaule et engrangent nos conversations sur Facebook – ils ont toujours de très vertueuses raisons pour le faire. Quant aux flics... ce n’est même pas la peine d’en parler, l’intérêt supérieur de l’Etat et de la sécurité publique étant une belle et grande chose, intangible et sacrée, tout le monde le sait.
Notons en passant que l’enregistrement de conversations téléphoniques privées, c’est quand même un procédé de flics avant tout. Et toujours pour la bonne cause, comme dans le cas présent, où les journalistes de Mediapart miment les écoutes policières à la manière même dont Benalla et son pote miment les violences policières sur la Place de la Contrescarpe... Vertigineux jeu de miroirs entre la racaille d’Etat et le redresseur de torts électronique. Et d’ailleurs, si ce ne sont pas des flics qui ont remis ces enregistrements à Mediapart – qui ? Des techniciens de l’opérateur téléphonique concerné ? Peut-être – mais alors, donné ou vendu ?

Le seul motif qui serait éventuellement en mesure de mettre à mal, ici, nos objections serait que les libertés qu’a prises en l’occurrence Mediapart avec le droit commun découlaient d’une obligation absolument contraignante, une nécessité absolue, impérieuse et immédiate – comme s’il en allait, littéralement, du salut de l’humanité. Si tel était le cas, en effet, on pourrait concevoir que le raisonnement kantien touche à sa limite. Mais il suffit de jeter un coup d’œil sur le matériau dont est fait le scoop de Mediapart pour se rendre compte que, même en faisant lever la pâte avec le levain de la rhétorique du scoop, on est loin du compte : que les deux écoutés soient de petites crapules sans retenue ni qualités (ce dont témoigne, une nouvelle fois la teneur des échanges enregistrés), c’est là chose solidement établie depuis les premiers jours suivant l’affaire de la manif du 1er Mai... Les détails qu’ajoutent au tableau l’enquête « qui change tout » (Mediapart) ne changent rigoureusement rien, et l’on est en droit de se demander si le « droit à l’exception » que s’arroge ce média, en cette circonstance comme en quelques autres, n’est pas un tant soit peu démesuré – au vue des enjeux de « l’enquête ».

Car le fond de l’affaire, c’est bien en effet la question de l’exception, une sorte de jeu, désormais bien rodé, avec l’exception. Le propre des révélations qui surviennent au bout d’enquêtes à l’occasion desquelles les journalistes en usent à leur aise avec le droit commun est de ne faire trembler le monde sur ses bases que dans l’instant, avant de retomber ensuite comme le plus appétissant des soufflés. Prenons même, dans le champ de la politique politicienne française, la plus efficiente des séries de révélations qui soient intervenues dans l’actualité récente – celle qui a fait tomber de son socle le favori de la dernière élection présidentielle, François Fillon, et ouvert les portes de l’Elysée au vibrion Macron (révélations dont l’artisan fut pour l’essentiel Le Canard enchaîné et fondées sur des informations glanées par des moyens un peu moins rogue que ceux de Mediapart, dans le cas présent) – la belle affaire, au fond, une fois le suspense retombé, que d’hériter d’un Macron en lieu et place d’un Fillon ! En matière de radicale bifurcation dans le cours des choses, rendue possible par l’inlassable quête de la vérité par le journalisme d’investigation, on pourrait rêver mieux...
Il y a donc bien sur la ligne d’horizon de la noble tâche que s’assigne ce journalisme-là – nettoyer les écuries d’Augias de la République – une illusion permanente de l’entreprise de salubrité publique conduite toutes affaires cessantes et à grands coups de trompes et qui, à l’usage, s’avère le plus souvent n’être que tempête dans un verre d’eau. Ce n’est pas tant la dimension morale de telles opérations de nettoyage qui retient l’attention du public que leur qualité dramaturgique – pour le reste, même les enfants savent que la République, avec tout ce qui l’entoure, ne sera jamais au-dessus de tout soupçon, intègre, débarrassée des faillis et des corrompus. Et à y bien réfléchir, ce ne sont pas tant les corrompus et les nervis dont les allées du pouvoir sont peuplées qui sont le problème. Le problème, c’est que ceux qui nous gouvernent sont, dans leur continuité, contre le peuple, et de manière très accessoire seulement qu’ils s’en mettent, parfois, plein les poches.
Vieille histoire : s’il fallait vraiment trancher le cou à Danton (je n’en sais foutre rien, pour parler comme le Père Duchesne...), ce n’était en tout cas pas parce qu’il était corrompu mais parce qu’il pactisait avec la contre-révolution girondine. Ce n’est pas, en premier comme en dernier lieu, une question de moraline, mais bien de politique. En son temps et heure, Plenel a bel et bien appelé à voter pour ce Macron dont il nous assure aujourd’hui qu’il incarne un pouvoir « devenu fou ». En langue politique, cela s’appelle de l’inconséquence, de l’amateurisme et peut-être de l’opportunisme.

Il est donc on ne peut plus légitime de s’interroger sur ce qui constitue le soubassement (ou la ligne d’horizon) de cette posture hypermorale qu’adopte le journalisme d’investigation, lorsqu’il entreprend de castigare mores (celles des élites politiques et économiques en premier lieu) et s’accorde, pour ce faire, un crédit d’exception à géométrie variable. A l’évidence, dans ce genre de configuration, les jeux de la moralité et du pouvoir sont assez serrés : la concurrence fait rage entre les médias, à qui décrochera le gros lot en matière d’investigation et de révélations claironnantes, et ce sont constamment des enjeux de pouvoir et des rapports de forces qui sont en jeu – le pouvoir médiatique n’est pas taillé dans un matériau très différent de celui dont sont faits les autres pouvoirs, mieux identifiés comme tels – il s’agit toujours à un titre ou à un autre, de gagner en puissance d’emprise, de « faire faire » ou de « faire penser »...
Vue sous cet angle, l’insistance portée par les journalistes et les médias sur le fait qu’ils ne sont pas taillés dans la même étoffe que le commun des mortels, au sens même où une action qui, commise par un quidam, est un délit caractérisé deviendrait, quand elle est de leur fait, éminemment louable – faire fuiter des informations contenues dans un dossier d’instruction, amener des policiers à divulguer des informations recueillies dans l’exercice de leurs fonctions... et maintenant, organiser des écoutes téléphoniques dans un contexte général où le viol du secret de la correspondance entre personnes privées par la police devient systématique et routinier, à la faveur notamment de l’explosion des moyens de communication électroniques : lors des procès expéditifs conduits contre des manifestants arrêtés lors des journées d’action des gilets jaunes, les juges n’en finissaient pas de fonder leurs incriminations sur des échanges de messages enregistrés sur les téléphones portables. Mediapart ne fait donc ici que glisser au fil du courant et, une fois encore, le fait que Benalla soit une fripouille n’y change rigoureusement rien.
Quand il se voyait bien parti pour prendre la tête de la rédaction du Monde, Plenel se crut bien inspiré à lancer une campagne tonitruante contre une catégorie nébuleuse de son cru – les « rouges bruns », placés au ban de l’humanité sur une double page du « quotidien de référence », calomniant au passage sans vergogne quelques vieux ou moins vieux rescapés des temps héroïques, abusivement amalgamés avec des antisémites bon teint... Et qui nous dit qu’un jour ou l’autre semblable lubie ne le reprenne pas, lui (ou à ceux qui se sont formés à son école) inspirant l’idée lumineuse de venir explorer nos albums de famille et nos secrets d’alcôve, expéditivement, au nom de quelque imaginaire urgence absolue ?

Le fond de l’affaire, c’est donc qu’en défendant hautement leur droit de faire ce que les autres n’ont pas le droit de faire, les rois de l’investigation exigent d’avoir part à ce qu’il faut bien appeler une fois encore l’exception souveraine. Revendication nécessairement contentieuse (d’où leurs affrontement acharnés sur ce point avec les juges et les gouvernants), dans la mesure même où l’exception souveraine, c’est un truc qui, par définition, ne se partage pas. Force est de constater, cependant, que sur ce terrain, ils ne se débrouillent pas trop mal – plus que jamais, leur accès indu aux dossiers d’instruction et aux enquêtes de police fait partie du paysage, avec ou sans la participation duplice de gens de l’appareil de Justice et de flics... Ce qui permet de dégager deux éléments de conclusion qui, ni l’un ni l’autre, ne sont négligeables :
– Contrairement aux apparences, l’appétit que la corporation journalistique manifeste pour l’exception, son attachement à son petit carré d’exception, ceci montre avec éclat que le pouvoir médiatique s’inscrit absolument dans le même diagramme que ceux avec lesquels ils entre, parfois, en violente concurrence et en conflit ouvert, mais est, en règle générale, sur la même longueur d’onde – le traitement général par les médias du « moment gilets jaunes » en dit, sur ce point, plus long que mille démonstrations.
– Il y a pouvoir(s) et pouvoir(s). Ceux dont il nous faut définitivement statuer qu’ils constituent un danger constant pour nous, le peuple, pour le quelconque, sont ceux qui, précisément, ne peuvent concevoir leur exercice sans cet élément d’excès, de passage à la limite qui porte la marque de l’exception souveraine – les gouvernants, les flics, les juges, les journalistes aux écoutes, donc, les prélats hier – mais depuis l’affaire Barbarin, on voit comment, dans ce domaine du moins, le pouvoir religieux est en perte de vitesse...

Bon, c’est pas tout ça, faut que je vous quitte – ça vient de sonner sur mon ordi – message d’alerte de Mediapart...