Il est toujours trop tard (il n’est jamais trop tard)

, par Alain Brossat


« On disait que la Révolution française n’avait pas eu d’anniversaire à la fin du siècle qui l’a suivi (sic) ! Mais le voici, le jubilé ! La Révolution française avait proclamé les ’Droits de l’Homme’, mais d’une manière purement théorique, puisqu’elle connaissait seulement les hommes d’un petit coin de terre, et maintenant la question se pose pratiquement sur la planète entière : tout le genre humain se trouve ébranlé parce que les Droits de l’Homme ,’ont pas été respectés sur les bords du Pei-ho. C’est là un événement d’une incalculable portée dans l’histoire, et les diplomates auraient tort de s’imaginer que , dans ces grandes ondulations des peuples, leurs petites roueries et leurs finesses pourraient avoir quelque vertu ».
Elisée Reclus, « La Chine et la diplomatie européenne », 1900

Le gouvernement des vivants est désormais inséparable, dans les démocraties du Nord global, de la production d’une normalité futile – sous ce régime, la mort de la reine d’Angleterre s’impose, pour une paire de semaines, comme l’événement des événements. Cette normalité futile est coextensive à des formes d’ « allègement » de la vie conduisant les vivants à traverser le présent en somnambules, à flotter dans leur actualité comme des feuilles mortes. La distraction devient le mode dominant d’une présence volatile en forme d’absence à ce qui fait époque.
C’est dans ce contexte, cette atmosphère générale de déréalisation qu’il faut se battre pour le retour au réel, qu’il faut défendre le réel, faire valoir ses « droits » – en combattant notamment la dissolution des vérités de fait dans le storytelling et la diversité des opinions – mais ce n’est là que le sommet de l’iceberg. Cette bataille est constamment compliquée par l’immersion toujours plus profonde des vivants dans les productions discursives déréalisantes – les mots, les phrases, les énoncés, les discours produits sans relâche par les appareils (les chaînes de montage) de la communication administrée ; les mots, les phrases, les énoncés et les discours dont les agencements et les enchaînements anesthésient, égarent, éloignent les vivants du réel. Une normalité futile : c’est exactement ce que le malin génie Christoff fabrique sur mesure à l’usage de Truman : une apparence de ville peuplée de sujets « normaux », sans épaisseur, une vie sans intensités, transparente, vouée à la répétition et manipulable à merci, à ce titre [1].
Lorsque Truman commence à soupçonner la supercherie, son premier mouvement est de se mettre en quête d’une brèche, de trouver une ligne de fuite – rompre l’encerclement mis en place par Christoff, c’est pour lui sa seule chance de rejoindre le réel, la vraie vie. Mais nous, Truman(s) établis dans le monde réel, envers et contre tout ce qui conspire à futiliser et déréaliser celui-ci, ne pouvons ici mettre nos pas dans ceux de Truman – il n’y a pas d’extérieur, de dehors au Dôme, le réel est à reconquérir dans cet espace même ; dans la topographie où déploient ses tentacules cette conspiration qui vise à nous mettre en situation (condition) d’être tenus en haleine deux semaines durant par le décès d’Elizabeth II, les problèmes de sa succession, ses funérailles royales et l’émotion populaire de rigueur qui accompagne toutes ces simagrées... Ce sont en premier lieu la langue et l’ordre des discours qui sont les lieux et les milieux dans lesquels la bataille autour du réel fera rage.

Nous nous battons en permanence pour parler à nos propres conditions : dire le réel, l’habiter, avec nos propres mots (nos propres concepts et nos propres images), nos propres phrases, nos propres enchaînements de phrases, nos propres énoncés, nos propres stratégies discursives ; nous nous battons pour affirmer l’autonomie de nos pratiques discursives, face à la marée noire du storytelling en gérance – à défaut de pouvoir parler ici de souveraineté... Cette lutte de longue haleine, il faut bien dire que nous la conduisons souvent contre nous-mêmes – tant est perpétuelle la tentation de se couler dans le storytelling, d’emprunter les mots, les phrases et les énoncés de la langue total-démocratique contemporaine – une langue qui sans cesse s’insinue dans nos paroles et recouvre nos propres énoncés comme une pellicule huileuse. L’homme de la rue de Frank Capra (John Doe) menait une lutte pathétique et désespérée pour sa survie biologique, contre la clochardisation et la faim. Nous, Truman(s) de notre temps, conduisons une lutte non moins chargé d’intensités contre la déréalisation, et qui passe par une bataille au corps à corps dans la langue et à propos de la langue. C’est chaque jour qu’il nous faut réapprendre à parler pour ne pas perdre de vue le réel – ou plutôt : ne pas voir se rompre le lien organique qui nous rattache (encore) au réel et nous permet de l’habiter.

La question de la déréalisation, comme processus global, est compliquée par le fait que les dispositifs d’interposition destinés à faire écran entre le public et le réel ne se présentent pas seulement comme des filtres ou des obstacles destinés à entraver sa présence (davantage que sa simple perception) à ce réel – ils sont terriblement agissants, ce sont des principes actifs, des boosters, des amplificateurs de perception, des prothèses multifonctionnelles, en ce sens : les gens qui vivent dans la bulle déréalisante/déréalisée sont traversés et animés par quantité de messages et de pseudo-informations, ils savent tout sur le tout grâce à leur appareillage par les réseaux sociaux, la radio, la télé et le reste, ils sont survitaminés et dopés aux supposées connaissances qu’ils accumulent dans le plus grand des désordres – et ce sont précisément ces flux d’ « informations » et de savoirs en miettes qui constituent le matériau de la déréalisation. La déshérence du public dans le présent, son état d’apesanteur, son absence à « ce qui compte » sont nourris de ce gavage perpétuel par les usines de la com’. Tel est le paradoxe du présent : le hors sol, comme condition la mieux partagée, est surinformé, connecté, communiquant. Mais ce maillage compact ne protège le sujet individuel que de la manière la plus illusoire contre la solitude et la dépression. D’où le statut de consolation, de compensation toujours déficitaire et décevante de toutes ces plateformes digitales sur lesquelles surabondent les contacts et les « amis » pour rire – ou pour pleurer.

Dans la mesure même où nous vivons de façon croissante dans des sociétés peuplées d’écrans, la polysémie du terme même, écran, doit être relevée : un écran est ce qui s’interpose entre un sujet humain et un objet, ce qui fait écran, mais c’est aussi bien, au cinéma, une surface de projection, celle d’images composant une histoire ; mais avec la télévision, déjà (qui, ici, se sépare du cinéma), puis d’une manière intensifiée à l’ère du digital, cela devient autre chose encore : un dispositif de captation illimitée de l’attention du public, donc non plus une surface, mais un « trou noir », un siphon qui entraîne celui/celle qui regarde vers les abysses de l’addiction. L’écran n’est donc plus du tout ici une simple surface susceptible, à l’occasion, de se transformer en miroir, de devenir surface de réfraction en même temps que de projection (lorsque le spectateur se « retrouve » dans le film – de te fabula narratur), il devient un dispositif actif de colonisation de l’attention fonctionnant comme une gigantesque (et dystopique) pompe aspirante – à ce titre même, les industries culturelles en mode ou régime digital relèvent bien d’une critique générale de l’extractivisme ; simplement, ce qu’il s’agit ici d’extraire, ce ne sont pas des matériaux rares destinés à fabriquer des semi-conducteurs ou des batteries, c’est du temps de cerveau disponible (comme disait l’autre), c’est-à-dire du capital le plus précieux (comme disait un autre encore) des vivants, dans nos sociétés.
L’écran devient ici le moyen par lequel les Shylock(s) des industries culturelles et communicationnelles et du gouvernement des vivants prélèvent leur dîme non pas de chair mais de sensibilité et d’intelligence humaines. Le capitalisme a toujours été une forme de cannibalisme se nourrissant de chair humaine, l’expression s’entendant ici dans son sens le plus général ; cependant, cette prédation destructrice et barbare tend à prendre, dans l’époque où se conjuguent les effets de la digitalisation du monde et de la pandémie ultralibérale, une tournure singulière : c’est moins d’un festin de chair humaine (la mobilisation totale des corps humains au service de la production capitaliste) que se repaissent les cannibales du temps présent que d’organes vitaux, à commencer par le cerveau (mais aussi bien le cœur, le sexe, les yeux, le foie...).

Forrest Gump est un film démagogique et opportuniste qui revisite et remet en selle le personnage familier, dans le paysage du cinéma hollywoodien, de l’Américain ordinaire appelé à se réaliser comme héros ordinaire, avec toute l’ambiguïté de ce syntagme [2]. Un personnage qui va ici manifester son endurance et sa résilience en traversant les époques de l’histoire récente des Etats-Unis – il glisse, il surfe littéralement sur la surface du temps. Ce n’est plus le héros guerrier et conquérant qui accompagne la montée de la puissance états-unienne contre vents et marées, depuis la fin du XIXème siècle, c’est le bon copain, tendance humanitaire, celui qui sauve des vies pendant la guerre du Vietnam, celui dont l’entrain, la désarmante naïveté et la bonne humeur relèvent de la dépression ceux-celles qui croisent son chemin. Il est en ce sens, le parfait successeur du (trop) gentil Harvey de Henry Koster, inséparable de son gros lapin fétiche, mais un Harvey promis à la dimension historique, comme Harvey l’est à l’hôpital psychiatrique [3].
Avec Forrest Gump, le mythe du héros ordinaire américain se relève après avoir subi bien des avatars, en se réorientant.
La chose intéressante ici, c’est précisément que ce sauvetage ne peut avoir lieu qu’au prix d’un glissement massif – l’innovation qui singularise le film – du côté de la déréalisation : sous les espèces de Forrest Gump, le héros ne peut se réaliser comme tel qu’au prix d’un trucage, un procédé consistant à abolir toute ligne de partage entre l’historique, le passé remis en scène comme passé réel (une rencontre, une bataille, un événement historique...) et la pure fiction. Le réel est alors tout entier aspiré du côté de la fiction, dès lors que sont mises en scène sur un mode « réaliste » les rencontres entre le héros fictif et toutes sortes de personnages ayant réellement existé, certains des plus notoires (John F. Kennedy...). Le mythe égalitaire états-unien est revisité par la même occasion et infléchi dans le sens de la déréalisation : sur son chemin de vie, Forrest Gump rencontre indifféremment des personnages fictionnels ou ayant existé, et d’autres, fictionnels, le statut ontologique des uns et des autres étant, sous le régime de l’indistinction entre fiction et réalité instauré par le film, rigoureusement le même ; de la même façon, le héros ordinaire fictif mis sur orbite par Robert Zemekis se trouve égalisé, dans le temps de la rencontre, avec les célébrités dont il croise la route. Ce qui est à la fois une manière de remettre en selle et en scène le mythe égalitaire, si populaire aux Etats-Unis, et de suggérer, fût-ce involontairement, que celui-ci n’est qu’une pure fiction, mieux (ou pire), un artefact, un gimmick de comédie...
Forrest Gump est donc un film qui s’active très efficacement (puissance performative des effets visuels...) au service de la cause de la fictionnalisation de l’Histoire comme passé vécu, réel. L’Histoire devient soluble dans la fabrication des récits, dans la confection des histoires, la fabrication des intrigues – la mise en intrigue du passé entendue comme production d’une fiction, d’une intrigue comme une autre. Le cinéma, avec ses réserves technologiques, fait ici une démonstration de force en en mettant, dans le registre de la production de l’indétermination entre Histoire et histoires, plein la vue au public – Forrest Gump serrant la main de Kennedy, on s’y croirait, tant l’illusion est parfaite.
Encore une fois, l’enjeu de la déréalisation prend ici la tournure de la production d’une illusion d’un faux réel plus vrai que le vrai. C’est ici précisément qu’il devient toujours plus difficile de se poser en défenseur de la factualité des faits réels contre leur parfaite contrefaçon par un habile raconteur d’histoires, un illusionniste. Le motif qui saute aux yeux ou prend à la gorge, dans le film de Zemekis, c’est celui de la fabrication de la fausse archive, via les images de synthèse : désormais, les dinosaures proto-totalitaires qui s’échinaient à effacer maladroitement les « traîtres » et les déchus des photos de groupe sépia peuvent aller se rhabiller : Forrest Gump inaugure, sur un mode burlesque, une ère sous laquelle on fera infiniment mieux – non plus en soustrayant les indésirables, mais en leur refaisant toute une biographie criminelle ou scandaleuse en images et en sons. A ce titre, le film de Zemekis constitue une performance tournée vers l’avenir, une comédie dont les plis abritent la plus glaçante des dystopies.

Forrest Gump met les moyens (la puissance technique et les technologies) du cinéma au service d’un mouvement surgi des profondeurs du temps présent – celui qui tend à la fictionnalisation du passé historique. Ce pli consiste moins en la transformation du passé ou de séquences de celui-ci en pure fiction qu’en la multiplication des procédés et des dispositifs visant à établir de vastes zones grises entre l’Histoire et les histoires qu’on raconte, en rendant donc indistincts l’affabulation et le récit du passé dans des formes réglées – l’Histoire, telle qu’on la consigne, la relate, la commente comme réalité passée. Le film de Zemekis participe à ce titre du même mouvement que celui qui porte aujourd’hui la vogue de ce qui a pris le relais des romans historiques de jadis et naguère – des fictions empruntant la forme et l’apparence du récit historique, consistant, entre autres, à immerger des personnages ayant réellement existé dans des situations et intrigues fictives (fictionnelles).
C’est ainsi qu’on voit dans le film le héros interagir avec John Kennedy et Elvis Presley tout comme tel dignitaire nazi dont l’Histoire a sinistrement enregistré le nom se trouve pris, dans Les Bienveillantes, dans la même trame narrative que le personnage central fictif, Max Aue [4].
Ce n’est pas ici seulement ni même principalement la différence de statut entre l’anonyme, le sujet lambda et l’homme célèbre qui se trouve abolie, le droit d’apparaître dans l’épaisseur d’une intrigue étant accordé à l’un comme à l’autre (et même, davantage à l’homme ordinaire qu’au célèbre, puisque c’est le premier qui constitue le fil conducteur de l’histoire et le second qui n’apparaît qu’occasionnellement dans le récit) ; c’est surtout qu’à la faveur de ce procédé d’arasement de la différence entre condition d’historicité et storytelling (entendu littéralement : raconter une histoire), le passé devient une sorte de parc à thèmes où le visiteur va se faire photographier au côté de statues et monuments ou, comme dans un Disneyland, esclaves salariés affublés en Mickeys géants.
Le passé devient dans ces conditions générales une sorte d’artéfact ou de décor dans lequel vont pouvoir être situées toutes sortes d’histoires bonnes à raconter – de la même façon exactement que, dans les parcs nationaux à l’américaine, « la nature » et les paysages deviennent de pures fictions, des reconstructions ou reenactments d’un signifiant effacé. L’Histoire, sous ce régime de la narration, ce n’est plus le destin des humains et des peuples, comme dans la tradition hégélienne, avec tout ce que ce destin peut avoir de grandiose et de terrifiant (en tant qu’il surplombe l’existence du sujet ordinaire), c’est un musée « vivant » dans lequel le spectateur voit évoluer le héros ordinaire qui y est à la fois son double et son guide.

La déréalisation prend ici la forme de la déshistorisation, de la perte de consistance ou de l’allègement de l’Histoire dont ne persisterait plus qu’un foisonnement d’histoires plus ou moins marketable et bankable. L’Histoire, telle qu’elle pesait sur le destin des individus et des groupes (des classes sociales, des peuples) au XXème siècle était faite de métaux lourds, il leur fallait en porter la charge, pour le meilleur parfois, pour le pire le plus souvent. L’Histoire était un milieu dont l’évidence s’imposait et dont il n’était guère question de s’échapper. Se tenir à la hauteur de sa condition d’historicité devenait, pour le sujet individuel, un enjeu éthique de toute première importance. On ne doutait guère que l’Histoire avait ses « raisons », comme elle avait sa déraison, qu’elle était un domaine où étaient à l’oeuvre des principes, des lois, des rationalités, des « logiques » – etc. – à commencer par la fameuse dialectique historique. Et il fallait être prêt à en payer le prix, à tomber sous le couperet du « terrible », élément naturel de cette dialectique.
L’Histoire n’était pas seulement un milieu dans lequel le sujet humain se trouvait entièrement immergé, elle était aussi un mythe doté de la propriété d’animer des collectivités et de les mettre en mouvement. Sartre est, par excellence, le philosophe de cet âge d’or de la condition historique de « l’homme » exacerbée, incandescente, tout comme la guerre d’Espagne est par excellence , dans le registre de l’événement (davantage que dans celui des séquences historiques), le point d’intensification de l’être-à-l’Histoire (davantage que de la conscience historique à proprement parler) de tous ceux et celles qu’elle électrise et qu’elle embarque.

Après la chute de l’URSS et la fin de la première Guerre froide, l’Histoire a progressivement cessé d’être, tout particulièrement dans les pays du Nord global mais à l’échelle même de la planète probablement, quoique de façon inégale, ce milieu d’emprise totale, ce démiurge parfois, emportant l’existence des individus, des communautés, des peuples ; elle s’est refroidie et éloignée sur la ligne d’horizon des existences vécues, elle a peu à peu cessé d’être un terrain d’expérience(s) et un milieu de vie intenses.
C’est, à toutes les échelles de l’existence et de l’expérience humaine, un allègement, bien sûr, la fin de ce qui se manifesta souvent, au XXème siècle, comme une tyrannie – mais c’est bien le plus ambigu des allègements, la plus équivoques des « libérations ». La disposition post-historique délestée du fardeau de l’Histoire-destin, telle qu’elle prévaut tant au niveau individuel que collectif dans le présent des démocraties de marché, des pays du Nord global, est soumise à des tests face auxquels elle échoue régulièrement – la guerre en Ukraine et la nouvelle Guerre froide dans toutes ses dimensions, aujourd’hui. Cette disposition nourrit un présentisme dévorant, une aversion à la perspective proprement historique, à l’approche généalogique des conflits, une allergie aux « vieilles histoires », une propension à pratiquer le déni des interactions entre le passé et le présent (le passé étant forcément « mort » et sans effet dans le présent) qui désarment les sujets contemporains face aux crises du présent et les rendent totalement vulnérables aux propagandes et aux récits falsifiés des chantres de l’hégémonie occidentale.

En ce sens, le passage au régime post-historique des récits et descriptions (explications) de l’état du monde correspond bien à un affaiblissement du jugement historique, une perte de prise sur le présent – et c’est ici précisément que le processus général de déréalisation et la deshistoricisation de la condition des vivants convergent et font boule de neige. La raison pour laquelle, par exemple, l’absence de toute approche généalogique de l’enjeu noué autour de Hong Kong a inévitablement institué le plan fixe parfaitement illusoire sur « la démocratie » hongkongaise, là où tout à l’inverse il importait de discerner l’ « efficace de la cause absente », c’est-à-dire celle de la colonie, encore et toujours, sous les oripeaux de « la démocratie »
en habits du dimanche. La disposition post-historique si profondément enracinée, devenue seconde nature et pivot du consensus sur l’état du monde aujourd’hui, est ce qui empêche les fans (aujourd’hui tant soit peu débandés) du mouvement « démocratique » hongkongais de percevoir la paille dans l’acier de leur éloge du « mouvement » : le fait même que l’un des plus bouillants et bruyants avocats de celui-ci, dans les médias à vocation planétaire, soit Chris Patten, le dernier gouverneur colonial de Hong Kong – et pourtant : comment la concaténation de la colonie et de la démocratie pourrait-elle s’exposer sous un jour plus cru que dans ce raccourci ?

Le devenir volatil ou liquide de l’Histoire comme milieu de vie a entre autres choses pour corollaire la multiplication des rencontres entre personnages historiques et personnages imaginaires, tout comme l’affaiblissement de la capacité à saisir de quoi la texture du présent est faite, dans ses rapports au passé, c’est-à-dire en termes de provenance et d’enchaînements de situations et combinaison de facteurs dynamiques. Mais ce ne sont là que des aspects partiels du tableau général de la déréalisation. On voit bien aujourd’hui, à l’ère du digital, comment les formes classiques de la représentation (de la narration, de la description, de la reconstitution) du passé, des formes qui, envers et contre tout, demeurent associées à la figure du récit procédant par enchaînement de mots, de phrases, d’images, de séquences (etc.) tendent à être dynamitées par de purs et simples flux, pures intensités plus ou moins anomiques. Flux d’images, de sons, d’impressions, de couleurs, etc.
De ce point de vue encore, le cinéma est en pole position : les grosses productions des studios sont passées d’un régime narratif sous lequel, sous ou avec tous les éclats des effets spéciaux et des performances de l’électronique, persiste à s’afficher une histoire, une intrigue, a plot. Blade Runner raconte (encore) une histoire située dans un espace-temps donné [5]. Par contraste, The Batman de Denis Villeneuve (2022), ce n’est plus qu’un tsunami d’images et de sons dans lequel surnage à peine un résidu de plot inconsistant. On n’en est plus à captiver l’attention du spectateur en lui racontant une histoire (l’immémorial de la narration, selon Walter Benjamin), on l’hypnotise ou le stupéfie (au sens de l’action d’un stupéfiant) par un bombardement en tapis d’intensités visuelles et sonores. On le noie dans un flux incessant d’images et de sons – ce n’est pas pour rien que ce genre de film s’établit de préférence dans les éléments vaporeux, liquides, l’eau, l’éther, l’anomique – ce qui ne saurait à aucun titre constituer un territoire de l’humain, un monde à habiter.

On entre ici dans une ère post-narrative comme on est entré, au reste, dans celle de la post-histoire – d’où la difficulté d’exercer son jugement, de quelque forme soit-il, sur ce genre de film – n’étant qu’une masse d’images et de sons en mouvement, une sorte d’astéroïde en forme de film et qui vient à notre rencontre pour pulvériser notre entendement en saturant nos sens, il paralyse toute capacité d’intellection en abolissant toute distance entre un objet et un sujet. Il nous emporte dans un monde qui n’est plus celui de la figuration mais de la pure sensation, tout comme nous embarque, nous submerge et nous anesthésie le storytelling impérial-démocratique à propos de l’Ukraine et du danger chinois. Il nous transporte dans une réalité seconde dont la propriété est d’être un artefact directement branché sur nos nerfs – des bruits, des stridences de toutes sortes. Le monde déréalisé, celui de la réalité bis, c’est celui où se trouvent abolies les formes traditionnelles du jugement au profit des réponses, plus ou moins automatiques et programmables aux stimuli : on sort de l’interminable projection de The Batman zombifié, concassé, hébété, privé de parole ; c’est avec les plus grandes difficultés qu’on reprend pied dans le monde réel et que l’on réapprend à sentir la terre ferme sous ses pas, fût-ce sous forme artificielle et substitutive de l’asphalte.

Une autre manifestation du trouble avec le monde, du dérangement du rapport au réel dont le cinéma porte témoignage est la multiplication des créatures (le terme est ici à entendre en son sens littéral, leur apparition résulte bien d’un processus de création, simultanément artistique, industriel et technologique) para-humaines, crypto-humaines, post-humaines, simili-humaines (etc.) ou bien alors d’êtres humains se distinguant par des qualités spéciales qui font d’eux des plus-qu’humains (les fameux « pouvoirs »).
Ce sont là de nouvelles espèces ou sous-espèces dont le surgissement a la propriété de flouter les limites du proprement humain et de multiplier les zones grises et les no man’s land entre ce qui serait proprement humain et ce qui en serait l’autre ou lui serait étranger. Ici encore, il est remarquable que ce soient des films destinés aux plus grandes audiences qui font jouer cette corde sensible : dans Minority Report, ce sont les « Precogs » qui se distinguent des humains ordinaires par leur capacité de prévoir des crimes à venir, d’identifier le criminel en devenir, sa victime, le mobile du crime... [6] Dans Blade Runner, ce sont les « réplicants », de dangereux artéfacts et imitations de « vrais » humains difficiles à identifier et empêcher de nuire. La question de la falsification et celle de l’identification sont au cœur de ce nouveau récit à facettes multiples du presqu’humain – « presque » plus souvent dans ces films de forme généralement dystopique, pour le pire que pour le meilleur. Comme quasi-humains, les androïdes sont le plus souvent vindicatifs, animés par le ressentiment à l’endroit de l’humanité réelle, et terriblement retors (le retour de bâton de l’intelligence artificielle...).
Dans la série suédoise Real Humans, les robots de forme humaine (hubots) sont dotés d’une intelligence et d’une sensibilité qui les portent à revendiquer la reconnaissance de leurs droits, leur dignité et une condition égale à celle des humains – un mouvement auquel les humains vont faire face dans le plus grand des états de division [7]. Quand la frontière entre l’humain et le non-humain tend non pas à s’effacer mais à s’estomper, à devenir floue, à être effrangée, c’est alors la position des humains dans le réel (le monde et le présent) qui se trouve durablement perturbée.
On ne vit pas impunément dans l’intime et perpétuelle présence du robot Alexa qui a réponse à toutes les questions, dans l’instant, et rend bien davantage de services que le plus zélé et le plus qualifié des secrétaires serait bien dans l’incapacité de rendre. Ce n’est pas seulement qu’il se trouve qu’Alexa est caricaturalement genrée, comme subalterne, précisément, d’une docilité sans limites, c’est surtout que le robot ici a la tournure d’une voix humaine nichée au creux de la sphère intime – le chez soi, la pièce commune en général, dans l’appartement, perpétuellement disponible pour intervenir à la demande, voire inopinément dans les conversations entre habitants du lieu, prête à les assister dans leur existence quotidienne, satisfaire toutes leurs curiosités, voire être le support facile, et sans jamais le moindre mouvement d’humeur, de toutes leurs fantaisies et autres plaisanteries de mauvais goût.

La voix humaine cesse dès lors d’être l’expression du proprement humain, voire le moyen par lequel, dans la souffrance morale et la détresse, la vulnérabilité, la fragilité s’exposent comme la marque même de l’humain – comme dans La voce umana de Rosselini, avec Anna Magnani, sur un texte de Jean Cocteau [8]. La voix humaine devient au contraire, avec Alexa, cette singularité pure (chaque sujet individuel a sa voix propre, identifiable comme telle) que surmonte et abolit la puissance diabolique de l’appareil qui promeut l’artéfact vocal Alexa, c’est-à-dire la plus parfaite des imitations en forme de falsification de ce qui, dans la tradition occidentale, distingue une voix humaine d’un simple cri ou d’un bruit.

On pourrait dire que la multiplication des artéfacts qui dotent une machine d’une voix ressemblant à s’y méprendre à celle d’un sujet humain (ou bien encore des androïdes et autres robots de plus en plus perfectionnés et difficiles à distinguer des « real humans ») a pour effet, dialectique, en quelque sorte, que de plus en plus d’humains, vrais humains, ressemblent de plus en plus à des robots ou des androïdes, se comportent comme tels, agissant de plus en plus massivement par réflexes conditionnés [9]. Ces humains qui font masse sont à leur manière des réplicants aussi : non pas des « répliques » (copies) de vrais humains, mais bien des répétiteurs mécaniques, somnambuliques : leurs discours sur l’état du monde et leurs commentaires sur le présent sont la parfaite réplique, de perpétuelles variations et digressions sur le storytelling que leur délivrent à domicile les prothèses communicationnelles dont ils sont équipés – il suffit, pour être instruit sur ce sujet, d’écouter ce qui se ressasse aujourd’hui dans les conversations entre amis, aux comptoir des bistrots, dans les repas de famille.

Lorsque le réel se trouble, devient vaporeux, les contours des images se brouillent, elles se diffractent, se dédoublent, subissent toutes sortes d’anamorphoses, ce qui ouvre la porte à la prolifération des fantasmagories. Une des manifestations de ce trouble de la perception est la multiplication des doubles ou, dit autrement, le succès de la figure du double. Le double fait fureur dans le cinéma contemporain – jusqu’en Chine [10]. La prolifération des doubles est le symptôme et l’indice sûr d’une maladie du réel et donc, solidairement, de sa perception par les contemporains [11].
C’est un trouble de la vision, mais, au-delà, une difficulté croissante à opérer le partage entre le même et l’autre, à les séparer ou les départager. Mais le problème du double, c’est aussi bien celui de l’imposteur, l’immense continent de l’imposture [12]. Un présent déréalisé ou en cours de déréalisation, c’est une topographie dans laquelle il devient de plus en plus difficile de séparer le bon grain de l’authentique (de l’original et du vrai, en ce sens) de l’ivraie de l’imposture comme copie frauduleuse, abus de pouvoir, illusion.
C’est là une topographie qui est très précisément celle de la politique, entendue dans son sens trivial, encombrée qu’est aux yeux des gens ordinaires la vie publique (en premier lieu : celle de l’Etat, des partis et du monde des élites) de figures d’imposteurs et de faux magiciens roués, rompus dans l’art de faire passer des vessies pour des lanternes. Rien, dans notre présent, ne nous met mieux sur la piste des maux dont est affligé le réel et notre perception de celui-ci que la prolifération des figures d’imposteurs et des cas d’impostures. Cela prend parfois carrément une tournure pandémique lorsque par exemple l’on va progressivement découvrir l’ampleur du phénomène des thèses plagiées au bénéfices d’hommes politiques de haut rang dans une démocratie aussi vantée que Taïwan : c’est tout un système, supposant des complicités multiples et ramifiées (y compris dans l’institution universitaire) et qui va permettre aux candidats à des fonctions électives importantes de se prévaloir d’un titre correspondant à des compétences scientifiques tant fictives qu’imaginaires [13]. On a là un exemple probant dont les affinités électives des élites politiques avec l’imposture sapent et minent en profondeur la confiance que le public peut accorder au réel tel qu’il se présente à ses yeux. De la stupéfaction furieuse qui frappe l’individu ordinaire lorsque l’écheveau de cette imposture commence à se défaire devant lui à l’idée que tout est illusion et mensonge dans la sphère de la vie des élites, celles de l’Etat et de la politique institutionnelle, le pas peut alors être aisément franchi – on donnera alors commodément le nom de « populisme » à l’affect qui sature alors le douloureux retour au réel de ce sujet lambda... comme si la charge en incombait toute entière à son immaturité, son inconséquence, son ignorance.

Il existe tout un cinéma que l’on pourrait dire réactionnaire, tant il est appliqué à saper les assises du réel et à asséner la démonstration que celui-ci est si labyrinthique et spongieux, dans sa constitution même, si densément peuplé d’illusions et de faux-semblants que c’est un bien va un bien vain effort que tenter d’y démêler le vrai du faux, l’imaginaire du réellement réel – celui de David Lynch, constamment, celui de David Cronenberg ou Michael Hanecke, souvent. Les pièges de la représentation sont partout, aucun récit n’est plus assuré de sa véridicité, le réel s’effondre sous nos pas [14]. Ce motif de l’inextricable complexité des choses, des jeux de miroir et des trompe-l’oeil devient, dans ce cinéma une ressource ornementale et narrative inépuisable, elle permet de produire à bon compte des effets de profondeur. La raison pour laquelle des cinéastes comme Lynch et Hanecke passent pour « profonds », alors qu’il ne font ici que tirer des traites sur la désorientation du public.

Allons à l’essentiel : dans un temps où la dialectique de l’émancipation apparaît si rigoureusement à l’arrêt, sa remise en route a entièrement partie liée avec la reconquête du réel [15]. Le retour au réel peut être impulsé, à l’échelle moléculaire, par un film [16] comme il peut se produire plus massivement et décisivement sous l’effet de mobilisations populaires dont le propre est de faire souffler sur le présent un vent qui chasse les miasmes du storytelling : le réel revient au fil des slogans qui se scandent et s’affichent dans les rues redevenues des lieux où circulent des intensités politiques. Le réel revient par en bas, c’est-à-dire par l’expérience irrécusable des gens, quand celle-ci commence à s’agglomérer, à cristalliser, à se fédérer. Il est vrai que les révolutions peuvent, dans la spirale de la radicalisation, du suspens de toutes les conditions ordinaires, de l’état d’exception que perpétue l’événement, susciter des euphories collectives, des états seconds contagieux, propices à toutes sortes de fuites dans l’imaginaire. La séquence de la Terreur, pendant la Révolution française, n’est pas immunisée contre cette propension.
Pour autant, d’une façon générale, la composition d’un peuple de l’émancipation, quels que soient les formes qu’elle adopte et son destin, produit en tout premier lieu un effet de reconduction massive aux conditions du réel. On l’a bien vu tout récemment, à l’occasion du frémissement qui a accompagné les mobilisations sectorielles du mois d’octobre 2022 : il suffit que la question sociale (les salaires bloqués depuis une éternité, les conditions de travail constamment dégradées, une réforme punitive du régime des retraites imminente, la montée du précariat, etc.) descende dans la rue, que quelques approvisionnements stratégiques soient bloqués pour que l’image du monde obstinément inversée par le storytelling administré se redresse et que devienne moins assourdissant le tintamarre anesthésiant autour de la défense de la civilisation occidentale et de la démocratie universelle aux frontières de l’Ukraine. Le retour au réel passe par la lutte et par la composition de forces de résistance qui fassent revenir dans le vocabulaire courant et irriguent d’un sang nouveau des notions affaiblies, abîmées, comme « les travailleurs », « la grève générale », « la lutte paie ».

D’une certaine façon, on peut dire qu’il est, dans notre monde sinistré, « déjà trop tard » pour espérer quoi que ce soit qui fasse véritablement figure de salvatrice bifurcation, de sauvetage : les occasions manquées sont stratifiées en couches qui ont durci au fil du temps, les ruines se sont accumulées, le pli du désastre est trop épais – ceci aussi bien dans la dimension de la dialectique de l’émancipation (« la révolution ») que dans celle de la préservation d’un environnement vivable. Il est déjà trop tard pour tout, la principe Espérance a les reins brisés pour autant que la catastrophe n’est pas un possible à-venir mais bien le milieu dans lequel nous vivons ou survivons – un post-fascisme aux couleurs de la démocratie libérale et qui n’en a pas moins le fascisme dans le sang, d’un côté ; et de l’autre, une increvable ligne de force de la croissance aveugle, productiviste et extractiviste à mort – et qui, l’une et l’autre, nous conduisent droit dans le mur. Il y a bien, à la longue, de l’irréparable, de l’irréversible – trop pesants, impossibles à redresser...
En ce sens même, le « déjà trop tard » est devenu l’horizon sur lequel se déploient nos indignations, propre à transformer en velléité toute impulsion libératrice. Une sorte de découragement primordial et puissamment inhibiteur entrave, ab initio, tous les mouvements animés par le désir de rompre notre encerclement par le no alternative, de sortir de la spirale du désastre – l’équivalent, ici, de ces dispositifs destinés à brider la puissance du moteur d’un véhicule, le véhicule étant ici le désir d’émancipation de ceux d’en bas.

Mais sur un autre plan, et sans donc que la relation entre l’un et l’autre soit dialectique (plutôt différentielle), le pur et simple dynamisme vital qui, encore et toujours, circule dans les veines de ceux-celles qui sont enkystés dans le « déjà trop tard » contemporain a pour effet que se redessine sans relâche et comme par automatisme, sur la ligne d’horizon, un increvable jamais trop tard. Mais cette autre disposition n’est pas soluble dans l’adage du sens commun « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », dans la mesure même où son trait constitutif est d’être seconde, c’est-à-dire établie au creux du destinal « il est déjà trop tard ». Elle est, à ce titre, la vie qui se maintient, qui survit dans la mort – au sens où nous serions déjà inclus dans le temps de la mort de nos sociétés, leur condition de mortalité n’étant plus simplement aujourd’hui une condition vague et indéterminée, mais l’actuel même, tout simplement, leur condition historique sous le régime de l’anthropocène.

« Il n’est jamais trop tard » est donc la pulsion qui nourrit la résistance, la défection ou le soulèvement qui se subjectivent dans l’horizon d’un malgré tout, en dépit de tout, trotz alledem (Heinrich Heine) saturé de toutes les défaites accumulées, mais insuffisant néanmoins à nourrir l’abandon de toute disposition à la rétivité et la lutte, fût-ce sans grand espoir. « Juste pour le principe », dirait-on parfois, tant nous sommes fatigués et désillusionnés...

Trop tard est le titre d’un film de Lucian Pintile (1996) qui se comprend comme une méditation sur la fin du monde, laquelle prend toujours la forme de la fin d’un monde en particulier – ici celle de l’Empire soviétique et, avec celui-ci, de la Roumanie socialiste. A l’évidence, il est trop tard pour à peu près tout – pour sauver la mine qui faisait vivre les habitants de la vallée, pour conserver en vie un système et un régime en bout de course – mais qui n’en étaient pas moins un « monde » peuplé de vivants bons et moins bons, voire carrément mauvais, un monde corrompu, en pleine désorientation, vétuste, laid, emporté par le grand dégoût, mais un monde qui n’a pas grand-chose à espérer de la vie d’après non plus, comme la suite l’a montré... un monde, donc, où le « jamais trop tard » ne pourra prendre forme qu’au contact d’éclats brisés de l’utopie ou de l’espérance, comme autant de débris de verre : la communauté des amants qui, au beau milieu du désastre, accorde au monde une chance de sauvetage quand même. Le cinéma de Pintile, aussi noir, désespéré, cynique parfois, soit-il, conserve alors toujours par quelque biais quelque chose des puissances résurrectionnelles de cet art ou de cette terrible machine, comme on voudra.
In extremis, comme il se doit, se fait entendre la petite musique du « jamais trop tard » (pour que la vie recommence). Une figure inoxydable qui, indifféremment, se déploie dans la sphère de la vie courante, dans celle l’art ou celle de la politique...

Alain Brossat

Notes

[1Voir sur ce point l’article précédent : « Démaquiller le réel » (Ici et Ailleurs, 14/10/2022)

[2Forrest Gump, film de Robert Zemekis, avec Tom Hanks dans le rôle principal (1994).

[3Harvey, film de Henry Koster, avec James Steward dans le rôle-titre (1950).

[4Les Bienveillantes, roman de Jonathan Littell (2006).

[5Blade Runner, film de Ridley Scott (1982).

[6Minority Report, film de Steven Spielberg, avec Tom Cruise dans le rôle principal (2002).

[7Real Humans, série télévisée suédoise de Lars Lundstöm, première série : 2012.

[8« La voce umana », premier épisode du film L’amore de Roberto Rossellini (1948).

[9C’est ici que la distinction entre comportement et conduite prend tout son sens. Le comportement se situe sur le versant où se manifeste l’efficace de l’appareillage du sujet humain par un pouvoir ou une autorité ; la conduite sur celui de l’autonomie du sujet, de sa liberté, aussi conditionnelle celle-ci soit-elle. Le comportement est le terrain des disciplines, la conduite celui de ce qui y résiste.

[10Suzhu River, film de Lu Ye, 2000 ou bien encore Saturday Fiction, du même, 2019.

[11Dans le domaine français, voir, entre autres : La place d’une autre film d’Aurélia Georges, 2021.

[12Dans le cinéma de Chaplin, les doubles, les impostures sont également omniprésents, surgissant au détour de concours de circonstances et de quiproquos, le plus souvent. Mais ces dédoublements ont généralement une fonction libératrice, il y a tout un jeu de subterfuges autour du double qui permet au faible et à l’opprimé de tirer son épingle du jeu, voire de défaire le puissant et l’oppresseur. L’exemple des exemples, c’est bien sûr Le Dictateur dans lequel se produit une sorte de révolution copernicienne : le héros, le personnage authentique, le conducteur du récit, l’incarnation de l’humain, ce n’est plus le puissant, le tyran, mais bien le petit boutiquier juif « qui lui ressemble ». Les places de l’original et de la copie ont été échangées.

[13Sur ce point : Taipei Times, septembre-octobre 2022, passim.

[14Voir par exemple : Code inconnu : récit incomplet , film de Michael Hanecke (2000) : vous voyez une femme roumaine mendiant dans les rues de Paris et associez immédiatement cette image à celle du manque ou de la désolation – bien à tort : dans une séquence ultérieure, vous verrez que les revenus de cette activité servent à construire une vaste demeure familiale dans un village de son pays natal...

[15Le cinéma nous est ici aussi un précieux stimulant pour penser les aspérités et les failles du présent : la panne généralisée de la dialectique de l’émancipation, c’est ce qui se détecte dans des films à succès comme Fight Club (David Fincher, 1999) ou Joker (Todd Phillips, 2019), où les flux de rébellion et de dissidence s’égarent dans des explosions de violence stériles, où le soulèvement devient un show et l’affrontement un jeu ritualisé. C’est dans la même figure de la dialectique à l’arrêt qui se retrouve dans The Batman : le redresseur de torts est un sadique dément et pervers – autant dire que le redressement n’aura pas fière allure... Ce sont là autant de films qui prospèrent, sans distance aucune, sur la dialectique à l’arrêt. D’autres s ’assurent des prises sur celle-ci : God Bless America de Bobcat Goldthwait (2011) dessine avec précision la trajectoire d’un sujet révolté par la connerie et la bassesse institutionnelles qui s’affichent à la télé et qui entreprend de s’en émanciper sur un mode tout aussi fasciste – en tirant dans le tas. Bel apologue d’une libération piégée par ses moyens et son enfermement dans une opération qui ne fait que relancer la violence fasciste.

[16Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie nous reconduit au réel en ce sens même qu’il dresse un tableau précis et dépourvu d’ornementation de l’état présent de désorientation générale. Nope (Jordan Peele, 2022), de son côté, explore le réel dénié des frontières tant invisibles que persistantes qui traversent la société des Etats-Unis en mobilisant les ressources de ce que l’on pourrait appeler le fantastique réaliste ou le réalisme fantastique. Il rejoint en ceci Don’t Look Up ! , l’un et l’autre entrant dans la catégorie de ce que l’on pourrait appeler les films de dégrisement (au sens des cellules de dégrisement où échouent les conducteurs intempérants).