Le chèque en bois

, par Luigi Ridampello


Pour Michèle Chadeisson

En cette après-midi caniculaire de la fin du mois d’août, les affaires reprenaient doucement à la librairie Triture. Ceci, bien sûr, dans l’attente du tsunami saisonnier connu sous le nom générique de « romans de la rentrée ».
Assoupie derrière sa caisse, la libraire, Mlle Chevassus, fut tirée de sa torpeur par le tintinnabulement de la clochette placée au-dessus de la porte. Levant la tête, elle aperçut la silhouette dégingandée du Professeur Amato. « Ah, te voilà, toi, mon salaud ! », ne put-elle se retenir de souffler entre ses dents, comme si elle engueulait son chat coupable d’avoir pissé sur le canapé du salon.
Mais déjà le vieil homme s’avançait vers elle, les bras tendus en avant, prêt à lui administrer sur les joues les deux bises sonores dont il avait pris la déplorable habitude de la gratifier... Et tandis qu’il l’accablait de ses habituelles flatteries et compliments à l’ancienne, relatifs à son supposé bronzage et autres signes manifestes de grande forme post-vacancière, Mlle Chevassus se tenait roide, un sourire polaire suspendu aux mâchoires, à l’affût de l’instant où, les effusions du gaga retombant, elle pourrait enfin en placer une.

« Professeur, attaqua-t-elle d’une voix hésitante, tandis que le retraité fouillait les poches de sa veste Adolphe Lafont en quête d’un de ses mouchoirs à carreaux vintage (le bougre avait toujours adoré se déguiser en ouvrier), Professeur, poursuit-elle d’une voix raffermie, vous m’avez joué un joli tour de cochon, la dernière fois que vous êtes passé ! Vous avez réglé avec un chèque en bois, vrai de vrai ! »

Et, joignant le geste à la parole, elle retira (le passé simple du verbe extraire n’existe pas, à mon grand regret) du tiroir-caisse l’objet du délit, barré sur toute sa longueur du coup de tampon infamant : « Rejeté ! ». Et d’ajouter, pour bien enfoncer le clou : « Il y en avait quand même pour 750 euros et 17 centimes ! »

Une expression d’indicible et douloureuse surprise se peignit sur le visage du bouffon - « Un chèque en bois ? », articula-t-il d’une voix altérée, « un chèque en bois, ma chère Odette ?! , comment pouvez-vous dire une chose pareille ? ».
« Eh oui, un chèque en bois, et des plus massifs encore, reprit la libraire, sentant monter en elle une furieuse envie de gifler le vieux fou – et comment voudriez-vous que je m’y retrouve à la fin du mois avec des clients comme vous ? Quelle époque, non mais quelle époque !, si l’on ne peut même plus se fier aux universitaires, où va-t-on, je vous le demande, où va-t-on ?! »

La voix de Mlle Chevassus était montée, tout au long de cette tirade, prête à se briser, sur les derniers mots, dans les aigus. Tandis qu’elle sortait de ses gonds, le vieillard la fixant attentivement, d’un regard quasiment professionnel, comme ferait un praticien d’un malade plongé en pleine crise... Puis, ayant laissé s’installer un bref silence, il prononça alors distinctement : « Voyons, Odette, vous savez bien que ce n’est pas moi, que cela ne peut pas être moi... Puis, d’un ton presque détaché : « Un imposteur, probablement, un double obscur qui usurpe mes titres, mon nom, ma signature... »

« Comment ça, pas vous !, suffoqua la libraire, hors de ses gonds. Vous me prenez pour une bille ? » Et, lui brandissant de nouveau le chèque sour le nez, elle entreprit d’énumérer les mentions qui s’y affichaient noir sur blanc : « Amato Pierre-André, 82 avenue Secrétan, 75019-Paris c’est pas vous ? Compte numéro 182 817 22 F, c’est pas vous ? Crédit Lyonnais, c’est pas vous ? Et cette signature emberlificotée, là, en bas à droite, et que je reconnaîtrais entre mille, c’est pas la vôtre ?
Elle s’arrêta haletante, tandis que le professeur, impassible, la contemplait d’un regard toujours plus apitoyé.
« Ne vous emballez donc pas comme ça, Ma chère Odette, reprit-il d’un ton conciliant, ce ne peut être qu’un malentendu, un désolant imbroglio... Voyons... Auriez-vous par hasard conservé une trace, une liste des titres correspondant à cet achat, cette facture, ce regrettable débit ? »
« Rien de plus simple, trancha la libraire, se mettant aussitôt à tapoter furieusement sur le clavier de son ordinateur... Tiens, voilà : le 20 mai 2018 à 17h34 exactement - je vois : Michel Onfray, Décadence, Michel Houellebecq, Soumission, François Hollande, Les leçons du pouvoir, Christine Angot, Un amour impossible, Jacques Attali, Devenir soi, Renaud Camus, Le grand remplacement, Luc Ferry, 7 façons d’être heureux... ».

Au fur et à mesure que la liste s’allongeait et que la voix de la libraire s’altérait, le visage du vieux philosophe se déridait, s’éclairait, jusqu’à s’illuminer comme un arbre de Noël. Puis, explosant d’un rire tonitruant qui fit sursauter le seul client présent dans la librairie (un jeune prêtre en civil plongé dans la lecture d’Autochtone imaginaire, un essai roboratif dont la librairie Triture avait s’était assurée l’exclusivité de la diffusion), le professeur lança d’une voix triomphante :
« Eh bien, qu’est-ce que je vous disais, chère amie ? Vous me connaissez, vieux et fidèle client de votre établissement que je suis, depuis si longtemps, vous n’ignorez rien de mes goûts, mes engagements, mes lectures... Et comment pourriez-vous, en conséquence, m’imaginer dilapidant ma maigre retraite à acheter un seul de ces grimoires échoués sur les têtes de gondole de cette perpétuelle marée noire qu’est l’édition contemporaine ? Comment pourriez-vous simplement me concevoir (dit-il, détachant soigneusement les syllabes) lisant, feuilletant seulement, ouvrant même l’un seul de ces sous-produits de la décomposition accélérée du Kapital (il prononçait délibérément le mot à l’allemande, en quête d’un effet de dramatisation) ! Vous me voyez, moi, qui ai, des années durant, croisé dans les couloirs de mon université et Deleuze et Foucault, et Lyotard, ferraillé fermement mais respectueusement avec Rancière et Badiou, reçu régulièrement les derniers titres d’Agamben avec d’amicales dédicaces, moi qui ai comploté avec Bensaïd et publié Edward Said avec Eric Hazan, vous me voyez lire un quart de ligne de l’Onfray et acheter de l’Hollandouille ?! Me passionner pour les déglutissements de la bonne femme Angot ?! …
Le visage congestionné par l’indignation, l’émérite reprit son souffle. « Mais ce chèque, tout de même, se risqua à lancer à mi-voix la libraire, ce chèque, c’est quand même bien vous qui l’avez signé, ce n’est pas moi qui l’ai fabriqué... ».

« Mademoiselle Odette, répliqua, superbe et péremptoire, Amato, vous vous perdez dans les détails, l’accessoire : vous savez parfaitement ce que je lis et ce que je ne lis pas, ce que je ne lirai jamais – ce ne peut donc être moi qui ai placé mon argent sur ce tas d’immondices. Le reste ne m’intéresse pas... »
Et, se redressant, il esquissa un mouvement de repli vers la sortie. Puis, se ravisant, il se pencha par-dessus le comptoir pour lancer d’un ton léger : « Et le dernier Schérer, au fait, sa nouvelle édition des Rêveries du promeneur solitaire chez Eterotopia, au fait, vous l’avez reçue ? »
Et, sans attendre la réponse, il pivota sur ses talons et se dirigea d’un pas allègre vers la sortie.
« Mais enfin le chèque, le chèque tout de même... », lança derrière lui Odette, d’une voix mourante, tandis que la porte se refermait sur l’auteur de Philosophie du paso-doble et guerre des sexes...

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Deux années plus tard.

La devanture de la boutique où se tenait naguère la librairie Triture a bien changé ! Son nom s’affiche désormais en lettres incandescentes que dessinent de minces tubes de néon - « Chat ! Chat ! Chat ! », les rayons colorés en sont couverts d’accessoires destinés aux animaux domestiques, des cravates pour félins et canins domestiques, la spécialité de la maison, Mademoiselle Chevassus, habillée d’une salopette vert pétant, trône, tout sourire, derrière le comptoir repeint en rose bonbon acidulé autour duquel se pressent enfants du quartier et mémères à matous. Les affaires prospèrent, tous les ans, Odette s’offre un voyage à l’autre bout du monde dont elle tient volontiers la chronique auprès de ses fidèles clients, elle ne dit plus « Singapour » mais tout simplement « Singa », elle leur montre ses photos de chats d’Istanbul et de Taipei - elle est heu-reuse ! Elle songe parfois, avec un brin d’incrédulité, aux années de galère où elle s’acharnait à vendre des bouquins à des attardés de la lecture, ceci à l’heure où le numérique triomphe sur toute la ligne – et bien souvent malhonnêtes, qui plus est (était, grâce à Dieu).

Non mais quelle idée, aussi... ?!