L’enjeu politique de l’archive des trajets clandestins

, par Philippe Roy


Avant d’aborder les enjeux politiques des archives je voudrais déjà me tourner vers les modalités plus fréquentes des luttes actuelles contre la politique d’immigration ceci pour mettre en valeur, par mise en perspective, la pertinence de cette forme de lutte qu’est la constitution d’archives.
Mais déjà, quelles sont les raisons principales de ces luttes contre la politique française de l’immigration ? Les luttes actuelles se font le plus souvent au nom de l’égalité des hommes ou de leur liberté. L’égalité dont il est ici question est l’égalité des droits fondamentaux auxquels tout homme peut prétendre. Or prétendre à des droits suppose que l’on puisse les revendiquer auprès d’une instance tierce comme peut l’être un Etat. Or, actuellement, un migrant ne peut pas demander le respect de presque tous ses droits fondamentaux à l’Etat français. Il ne pourra pas seulement loger en France sans être susceptible d’être expulsé du territoire, il ne pourra pas travailler légalement, il n’aura pas droit à des aides sociales, il pourra seulement bénéficier de soins sous certaines conditions, même se marier avec une personne française devient difficile. Et ceci parce que la nationalité prime sur l’homme. Il n’y a pas égalité des droits pour des hommes mais pour des français. Ne pourra devenir homme que celui qui sera avant cela français. Mais au détour de ces négations des droits fondamentaux se lit aussi la négation de la liberté des immigrés puisqu’ils ne peuvent plus circuler librement (on les empêche de venir ou on les expulse), est donc niée pour certains hommes la liberté de circuler et donc d’émigrer.

Les militants qui s’opposent à ces négations, au nom du référent universel qu’est l’homme, demandent que régularisation se fasse et qu’ainsi ces hommes protégés temporairement par un titre de séjour puissent être assurés de leurs droits auprès de l’Etat français. Est demandé aussi l’arrêt des expulsions et une perméabilité des frontières pour que la liberté de circuler soit valable pour tout homme. On ajoutera à ceci les demandes concernant le respect de la dignité et des droits des migrants expulsés ou en attente d’expulsion dans les centres de rétentions administratifs ou aux frontières, respect de la dignité humaine.

On voit que le point d’appui de toutes ces revendications est donc le référent universel « homme » pour que soient respectées les valeurs républicaines d’égalité, de liberté, de fraternité, de laïcité etc. Ainsi appréhendées les luttes consistent donc à refaire passer l’homme au premier plan et non la nationalité. Et je crois que cela fait consensus pour tous ceux qui s’opposent à la politique actuelle, quelle que soit la signification donnée au mot « homme », il faut l’octroi de droits à ceux qui n’en ont plus (ou même jamais eus). Mais s’accorder sur le but n’est pas s’accorder sur les moyens.

S’adresser à l’Etat peut se faire au cas par cas, et c’est bien souvent plus particulièrement sur la personne du préfet qu’il faudra faire pression par des manifestations, des pétitions, mais ici malgré les joies rares d’avoir réussi à éviter une expulsion, l’entreprise a un côté désespérant puisque cette résolution au cas par cas ne signifie pas un changement de politique. On peut donc y suppléer en exprimant son mécontentement contre cette politique par des manifestations d’envergures nationales comme celle du 4 septembre 2011 intitulé « non à la politique du pilori, non à l’Etat xénophobe ». Mais s’adresser à l’Etat suppose qu’il soit disposé à faire valoir ces droits pour des hommes et alors c’est une révision de l’Etat par l’Etat lui-même qui est escomptée.

Mais qu’est-ce que prêcher l’universalité de l’homme auprès de personnes qui justement ne pensent qu’en terme de nationalité ? L’indignation, la colère que l’on peut avoir contre ce gouvernement ne sont-elles pas justement proportionnelles à ce nationalisme que l’on sent incurable chez ces gouvernants ? Ou alors le mécontentement a-t-il comme fonction indirecte de rassembler des français et de faire nombre pour que les programmes politiques à venir défendent ces droits qu’ils demandent ? Est-ce donc surtout en vue des prochaines élections ?

Mais ce nationalisme n’est-il que celui d’un gouvernement ? Pour répondre à cette question il convient préalablement de se demander de quel nationalisme il est ici question. Difficile question qui fait nécessairement débat. Voici l’interprétation que je voudrais défendre. Qu’est-ce que la nationalité pour un nationaliste français ? ce n’est évidemment pas la propriété d’être un citoyen participant à la vie politique de son pays, ce n’est pas être un citoyen politiquement actif, sauf à considérer que le vote est un acte politique majeur et suffisant, ce que je ne pense pas (qui peut le penser sérieusement ?). Non, être français, actuellement, c’est avant tout appartenir à une certaine normalité produite socialement, qui pourra bien sûr être habillée de n’importe quel discours faisant référence à une histoire, des ancêtres, une langue, une âme, un sentiment, une terre etc. comme cela a été fait auparavant. Le discrédit donné au débat sur l’identité nationale a eu comme mérite de montrer que fondamentalement la recherche de ce qu’est cette identité n’intéresse personne, son seul intérêt est de servir d’habillage quand c’est nécessaire à la normalité.
Mais qu’est-ce que cette normalité ? Je pense ici évidemment à ce que Michel Foucault a mis au jour par ses travaux : nos sociétés sont des sociétés de normalisation, articulant une biopolitique des populations et un pouvoir disciplinaire individualisant. Nos sociétés mettent en forme continuellement des comportements, des conduites, des désirs et ceci de façons différenciées en fonction du cercle de normalité auquel on appartient, ces cercles conservant aussi les rapports de production. Les différents cercles de normalité sont de véritables machines à inclusion repoussant seulement ceux pour lesquels aucun cercle d’inclusion ne peut être formé, les inassimilables. Mais pourquoi la normalisation ? Parce qu’elle est la garantie que la population va pouvoir conduire les circulations économiques, elle crée un milieu de conduction, ce pourquoi peut être encouragée la venue de certains immigrés (la fameuse immigration choisie) ou tolérée (travail illégal, gestion des illégalismes dirait Foucault). Mais ces cercles n’auraient pas leur efficacité sans le consentement de ceux qui les habitent, ils ne sont pas sans induire un vouloir dominant. Le paradigme de cette volonté collective est « vouloir la santé ». La normalisation vise la santé, pas rien que la santé somatique mais aussi mentale, sociale, économique, écologique etc. car la santé est justement la normalité. La santé voulue est la santé mesurée car la bonne mesure est la santé voulue, comme disent les économistes on a affaire ici à une anticipation auto-validante, les agents engendrent le résultat attendu.

La santé est un opérateur discursif, un mot d’ordre, dont le but est, avec toutes les mesures incitatrices, de faire converger nos volontés vers les normes moyennes. A l’inverse tout ce qui est anormal sera suspect et devra même être enrayé, anticipé, tout événement deviendra inadmissible. Toute anormalité sera crainte, sera une petite peur, peur de ce qui pourrait causer la maladie, peur économique de ce qui pourrait me faire perdre mon travail, peur pour la scolarité de son enfant, peur de celui qui se conduit bizarrement, peur que les avions ou les trains s’arrêtent de circuler etc. Toute peur globale, molaire, dont l’obscur sentiment d’insécurité est par exemple un des noms, est une intégration par amplification de ces petites peurs.

En désignant des dangers globalisant ces petites peurs, les empaquetant en quelque sorte, les politiques sécuritaires à la fois réalignent les volontés sur une volonté de normalité et rationalisent ces petites peurs en la renvoyant à l’objet d’une soi-disant grande peur. Cette rationalisation rassure. On peut à ce titre supposer que les migrants jouent ce rôle de danger global, la rationalisation allant maintenant jusqu’à chiffrer ce danger par un nombre annuel d’expulsions, le chiffre fait loi dans nos sociétés. Puisque le danger global intègre des peurs d’un tout autre type, il n’a donc pas de correspondants locaux, individués. Les français n’ont pas peur de chacun des migrants quand ils les côtoient localement, il y a même beaucoup de solidarité, ne serait-ce par exemple quand une expulsion d’une famille d’un élève est prévue. Ou autre configuration si certains ont peur des immigrés sans en connaître, cela signifie bien qu’ils n’ont qu’une appréhension globale de cette peur.

Enfin, il convient de souligner que cette peur globale n’est pas peur de l’anonyme migrant, celui-ci ne fait pas peur en lui-même, ce qui fait peur est l’intrusion de personnes venant d’un autre pays car elles pourraient soi-disant venir perturber la santé économique, troubler l’ordre public et même les normes culturelles du pays. Le danger est donc plus du type d’une maladie infectieuse ou du type de l’occupation d’un pays. Bref le danger global « migrant » est un objet discursif qui est le contrepoint indispensable au mot d’ordre de la santé pour réactiver la demande immunitaire de nos sociétés. L’immunité se renforce par le danger et inversement plus il y a protection plus le souci d’un possible danger gagne en intensité. C’est un peu comme pour les maniaques du ménage : plus ils veulent une maison propre plus la moindre intrusion devient menaçante et appelle encore plus de précautions. Si bien que les personnes de ce type ouvrent de moins en moins leurs portes...

La normalité soutenue donc par des mécanismes de normalisation est tellement inscrite dans les conduites qu’elle prend l’allure d’une nature. Le nationalisme par normalisation n’est donc pas sans amorcer un racisme dont la cible est donc ceux qu’on ne pourrait pas assimiler. Ce sont ceux qui seraient soi-disant de trop, ceux dont l’insertion seraient une intrusion dont le corps social pâtirait. On comprend donc qu’en appeler à l’universalisme dont pourrait se prévaloir notre Etat pose problème puisqu’il est moins universaliste que nationaliste et moins nationaliste que celui d’un pouvoir immanent au corps social normalisateur. Michel Foucault a même insisté sur le fait que le discours juridique du sujet de droit avait comme fonction principale de masquer les mécanismes de normalisation. S’adresser à l’Etat ce n’est que s’adresser à une roue d’entraînement essentielle du dispositif politique mais non à ce qui met en mouvement celui-ci. Preuve en est que l’Etat lui-même peut mettre ses valeurs universelles au service de ce dispositif.

En effet, comme l’a souligné Etienne Balibar dans « Race, nation, classe » il n’y a pas de racisme sans une théorie l’inscrivant au registre de l’universel. C’est pourquoi je parlais simplement d’amorçage du racisme par normalisation. Pour que ce racisme soit effectif il faut donc se demander quelle théorie l’inscrit dans une problématique universaliste. Ce n’est plus une théorie biologique. Car il est facilement constatable qu’actuellement ce n’est pas vraiment une théorie mais plutôt la rationalité politique des valeurs universelles républicaines qui est en train de jouer ce rôle. Ne sera français que celui qui partage ces valeurs. Or comme nous sommes sur le terrain d’une naturalisation des conduites, il faut dire que ne sera français que celui en qui ces valeurs sont inscrites, dans son âme, dans sa culture. Le test de citoyenneté pour les migrants primo-arrivants est à ce titre révélateur, un simple questionnaire après une formation courte, comme si d’emblée on portait en soi, ou pas, ces valeurs, comme une sorte de tatouage culturel.

Instrumentalisé, le syntagme « être républicain » est devenu un signifiant assez flottant pour être au service de n’importe qui pour n’importe quoi. Même du côté des militants se fait aussi jour un fétichisme de la République. Par exemple, sans aucun scrupule a été décidé pour s’opposer à la politique actuelle, de fêter au mois de septembre 2010 les 140 ans de la naissance de la troisième République, elle qui a entre autres justement inauguré la nationalisation de la république. D’ailleurs l’abject Adolphe Thiers, premier président de cette troisième république, ne cessera pas, selon le mot de l’historien-militant de la Commune Lissagaray, de se remplir la bouche du mot « République » quand, versaillais, il s’opposait à la Commune. Le signifiant « République » vaut dès qu’il est énoncé, comme « démocratie », « Etat de droit », « droit de l’homme ».L’autre jour j’ai entendu à la radio un politique soutenir une expulsion parce qu’on était dans un Etat de droit et cet énoncé a cloué le bec du journaliste, « Etat de droit » ne veut plus simplement dire qu’il faut faire respecter le droit (si bien que tout Etat est un Etat de droit…). Comment peut-on bien se démarquer d’une politique avec laquelle on partage les mêmes signifiants-maîtres ?

Après ce détour je peux revenir à ce que je disais plus haut, est-ce que réaffirmer une universalité de l’homme a un quelconque poids auprès des normalisés, c’est-à-dire auprès d’une grande partie des français que l’on veut sensibiliser et auprès de leurs gouvernants ? eh bien pas du tout, on ne peut tenir un discours universaliste à des individus qui, formés aux normes, y sont indifférents. Fillon l’a même dit au sujet des roms : ils n’ont pas un mode de vie adapté à notre modernité. Pire encore, puisque les valeurs universelles de la République rationalisent le racisme, l’appel à ces valeurs nourrit le racisme, on ne manquera jamais l’occasion de montrer du doigt une personne ne les respectant pas pour stigmatiser tous les autres auxquels on l’identifie. Je crois donc que toute action militante faisant appel au fameux sursaut républicain est actuellement périlleuse, le sursaut républicain anti-Le Pen entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2002 n’a-t-il pas été une vraie rampe de lancement pour que s’effectue la synthèse entre le républicanisme et le racisme d’extrême droite pour donner lieu à républicanisme raciste ou plus précisément à un racisme républicaniste ?

Pourtant il faut bien faire appel à une instance tierce pour l’octroi de droits à ceux qui n’en ont pas, ici maintenant ? Vu donc la teneur que je viens de décrire de leurs interlocuteurs étatiques il faut bien du courage aux associations militantes. Faut-il en appeler à l’Europe ? Mais la politique actuelle est celle de l’Europe, ne seront défendus que les Européens, s’entourant de murs, c’est aussi une instance normalisatrice et capitalistes. Le rappel à l’ordre par l’Europe qui a été fait à la France au sujet des roms ne l’a pas été fait au nom des droits de l’homme, même si c’est quelqu’un qui s’en réclamait, mais bien au nom du fait que les roms sont européens. C’est néanmoins sûrement plus du côté de l’Europe à cause de son rôle constituant dans les grandes mesures des politiques migratoires et parce qu’elle est une instance tierce plus récente que pourront peut-être évoluer les choses. Nous, Européens-en-luttes-avec-les-migrants, ne devons-nous pas nous tourner vers les instances européennes et non plus vers nos misérables Etats ? N’est-ce pas ainsi que pourra se constituer un véritable peuple européen, par une lutte commune, comme d’autres peuples l’ont fait ? Ce ne sera pas un peuple d’Européens mais l’Europe d’un peuple. Le peuple ne pré-existe pas à ses gestes politiques, il se constitue avec et par lui. On a cependant bien des difficultés à imaginer l’arrivée de tels gestes et quelles formes ils pourront prendre. Dernièrement les grecs en lutte appelaient au soulèvement des citoyens des autres pays pour la constitution d’une autre Europe, on ne peut pas dire que l’appel ait été entendu.

Venons-en alors à ce geste qu’est la constitution d’archives visuelles et sonores. On le jugera bien modeste au regard des problèmes que je viens de soulever. Il n’est pas un geste tourné vers le droit, ni revendiquant des valeurs universelles, ni un geste qui pourrait peser rapidement sur les instances européennes. Alors qu’est-il ? Sur quel plan est-il pertinent ? Eh bien sur le plan de la normalisation, des conduites. Une archive a comme première vocation d’affirmer une certaine humanité. Non pas celle universelle des droits mais celle qui fait d’un homme un être qui peut s’auto-déterminer, un être qui est normatif au sens de Canguilhem.
Pour ce dernier être normatif c’est la capacité pour chacun de se fixer de nouvelles normes, il ne faut donc surtout pas confondre normatif et normalisation. Se fixer des normes, c’est être capable d’autonomie, d’auto-nomos. A l’inverse être normalisé c’est justement ne pas être capable de se fixer des nouvelles normes puisque l’on suit celles en vigueur, ce qui revient à asservir sa normativité aux normes sociales, d’être occupé à se fixer celles-ci (ou à ses enfants). En exposant pourquoi et comment il est venu en France, le migrant nous expose sa capacité de changer de normes de vie et de s’en fixer de nouvelles, son auto-détermination, d’autant plus et parce qu’elle n’est pas favorisée, confrontée à toutes sortes d’embûches, à toutes sortes de malheurs. La ligne de variation de cette auto-détermination, marquée par ses difficultés, ses réussites, ses échecs ne sera donc pas sans résonner dans ces auto-affections que sont les paroles et les attitudes lors de l’entretien. Grands moments que sont ceux où les points d’inflexions de l’auto-détermination se réfléchissent dans l’auto-affection des paroles et attitudes du récitant.

Si bien que la diffusion de ces archives peut sensibiliser des normalisés à la violence qu’il y a dans l’accueil que font nos politiques à ces personnes qui ainsi se présentent maintenant à eux, non plus sous une catégorie biopolitique globale de « migrant », ni comme des invisibles clandestins, mais bien des hommes en tant que chacun l’est parce qu’il a une normativité propre. Mais plus que ça, je crois qu’il faut inverser le rapport. Ce sont ces hommes qui doivent éveiller chez les normalisés qui les écoutent, les regardent, une normativité politique créatrice. Car Dieu soit loué personne n’est que ce qu’un certain pouvoir fait de lui, comme dirait Deleuze chaque vie individuelle, comme le champ social, possède ses lignes de fuite, chaque normativité a des marges où elle est créatrice. Par l’entretien, la normativité du migrant peut réanimer la normativité politique de celui qui l’écoute et indigner celui-ci contre la politique actuelle. Faire coup double donc.

Cette réanimation est rendue possible grâce à cette présence permise par les enregistrements sonore et visuel de la continuité d’une auto-affection en laquelle va venir prendre place le spectateur. L’auto-affection du migrant est rejouée simultanément par le spectateur. La condition de cette résonance affective dépendant de l’entretien, la façon dont il est mené, dont il a été préparé avec le migrant (il faut une mise en confiance), le filmage, la qualité sonore, tout en nous déprenant des normes filmiques et du savoir normal que l’on a sur l’ « anormal ».

Autre aspect : l’entretien est à même de nous renseigner sur les conditions réelles des migrations, différentes d’un migrant à l’autre. Ainsi les discours sur notre présent éviteront tout discours général sur la situation actuelle ainsi que des assimilations trop larges avec des situations d’antan. De plus cela aiguisera un peu plus nos oreilles qui sont rendus sourdes à force d’entendre seulement parler de xénophobie d’Etat. Car ces mots d’ordre du type « halte à la xénophobie d’Etat » ont des mailles beaucoup trop larges qui laissent tout entendre et donc plus rien de précis. Je pense qu’il est actuellement toujours plus pertinent de s’appuyer sur les cas que l’on veut défendre pour faire écho à tous les autres. C’est une bataille à partir des singularités plus que de généralités qui me semble préférable. Car, aujourd’hui, un cas suscitera plus d’émotions politiques que l’énonciation de valeurs universelles dont nous sommes abreuvés de partout.

Je l’ai expérimenté à Besançon où une personne en voie d’expulsion a été plus soutenue car elle était connue de la population bisontine, cette personne vendait des roses dans les restaurants. A travers ce cas certains prenaient conscience de la gravité de la politique actuelle. Or je crois qu’un entretien peut avoir aussi cette fonction : être utilisé en situation pour défendre un cas à travers lequel la sensibilité aux autres pourra naître. Pour que l’opposition à une expulsion ne soit pas celle qui renvoie seulement à un nom propre mais à une vie, à des vies.

Pour cela il faudrait pouvoir faire des projections collectives, aménagées en fonction de chacune des situations. Ces projections seront à même de faire résonner collectivement chacune des réanimations des normativités politiques dont je parlais tout à l’heure préparant le terrain pour des gestes politiques collectifs. Ces dispositifs collectifs sont même plus qu’un supplément à la réanimation car si les entretiens ne sont regardés, écoutés, qu’en privé ils risquent de se trouver absorbés dans l’homogénéisation anesthésiante du cadre privé. On éteindra la télé ou l’ordinateur, touché, peut-être même révolté, mais en se disant que malheureusement on ne sait que faire, on boira un verre de lait et on ira se coucher.

Je voudrais pour finir revenir au problème de l’instance tierce. N’y en-a-t-il pas une tout de même ici, pas celle de la reconnaissance de droits mais celle de l’enregistreur visuel et sonore, la machine. En effet la machine d’enregistrement couplée à son écran de projection, n’appartient à personne, elle est le tiers impersonnel qui va amplifier la singularité de la vie de celui qui s’expose, pour les autres et même pour lui. C’est le tiers de la reconnaissance non des droits mais de ce qu’il y a d’universel dans des singularités, par-delà chaque moi-je. Je crois même qu’il faudrait aussi enregistrer les luttes singulières qui se font un peu partout et qu’elles circulent d’un foyer de lutte à un autre par cet autre appareil qu’est l’internet. Il faut que nos machines contribuent à la création de collectif, à des individuations psychiques et collectives comme dirait Gilbert Simondon, lui qui voyait justement dans la machine la possibilité de la constitution de relations transindividuelles. De plus comme il est difficile d’envisager actuellement une bonne évolution du droit, plutôt que de seulement réclamer l’impossible à l’Etat ou à l’Europe, ne serait-il pas mieux d’organiser une résistance active, ne serait-ce qu’en créant un réseau secret de personnes pouvant cacher des migrants menacés d’expulsion ?

N’y a-t-il pas, au bout de l’impasse actuelle, une main qui nous fait signe ?