Noyés dans la Méditerranée : aux origines de l’indifférence européenne

, par Arnaud François


A propos d’Alessandro Leogrande, Il naufragio. Morte nel Mediterraneo, Milan, Feltrinelli, coll. « Serie Bianca », 2011

Alessandro Leogrande était un journaliste et écrivain italien (il a contribué à des périodiques tels que Il manifesto, et a publié une quinzaine d’ouvrages), formé à la philosophie. Il est décédé prématurément en 2017, à l’âge de 40 ans, d’une crise cardiaque.
Pourquoi est-il important, aujourd’hui, de lire ou de relire Il naufragio, le livre qu’il a fait paraître en octobre 2011, peut-être son texte le plus connu ?
Le livre est une « enquête-récit » au sujet du naufrage du Kater i Rades, patrouilleur récupéré de l’armée albanaise qui, parti de Vlora, a sombré le vendredi saint 28 mars 1997 au large des côtes italiennes (Brindisi), dans les eaux internationales. 115 personnes, fuyant la guerre civile et les scandales spéculatifs, étaient à bord, dont de nombreuses femmes et de nombreux enfants. 34 personnes ont survécu, 57 sont mortes, 24 ont été déclarées « disparues ».
Ce jour-là, à 18h57 (Leogrande procède d’emblée au récit de l’événement, du point de vue d’un survivant), le navire Kater i Rades est heurté violemment, une première fois, par la Sibilla, une corvette de la Marine italienne quatre fois plus volumineuse que lui. Il reste à flot. Le second choc, peu de minutes après, lui est fatal : il coule à pic, entraînant avec lui tous ceux qui ne parviennent pas à se dégager de la cale, et tous ceux qui ne se sont pas résolus suffisamment tôt à plonger dans l’eau glacée.
S’agit-il d’un accident ? Mais alors, comment la Sibilla a-t-elle pu se trouver aussi près du Kater i Rades, au risque de provoquer la collision ? De fait, pendant plusieurs heures, l’embarcation albanaise venait de faire l’objet de manœuvres d’intimidation de la part d’un autre navire de la Marine italienne, la frégate Zeffiro.
Un ordre a-t-il été donné ? Mais si c’est le cas, alors quel était son contenu exact ? Le lecteur fait connaissance, dans des témoignages (notamment de militaires) recueillis par Leogrande, avec des formulations aussi cyniques que « harassment », aussi ambiguës que « se rapprocher presque jusqu’au contact », aussi brutales que « lancer un câble dans les hélices ».
Si un ordre a été donné, était-il légal du point de vue du droit italien, des conventions italo-albanaises alors en vigueur, et du droit international ? Parfois, la légalité, comme on s’en aperçoit à suivre certaines étapes du développement de Leogrande, se joue à quelques heures.
Surtout, de qui l’ordre éventuel émanait-il, puisque la Sibilla dépendait du Maridipart de Tarente — commandement en chef du département de la Marine militaire pour la mer ionienne et le canal d’Otrante —, le Zeffiro du CINCNAV de Rome — commandement en chef de la flotte —, et que, pour compliquer encore les choses, la Sibilla pouvait, à certaines conditions, recevoir des ordres du Zeffiro ?

Une bonne partie du texte de Leogrande consiste dans la reconstitution (rendue difficile par la disparition mystérieuse de la plupart des bandes enregistrées) de la chaîne de commandement, mais aussi de la succession des faits, et par là même dans l’établissement, au plus vraisemblable, des responsabilités ; cela dans une confrontation, à la fois respectueuse et critique, avec les jugements rendus, en première instance, le 19 mars 2005 à Brindisi, et en appel le 29 juin 2011 à Lecce. Ces deux jugements ont abouti à établir la seule culpabilité, partagée (et donnant lieu à des peines variables d’un procès à l’autre), des capitaines de la Sibilla et du Kater i Rades (« homicide involontaire »), excluant ainsi que des responsabilités puissent être recherchées plus haut dans la hiérarchie de la Marine italienne. Ce que Leogrande considère comme insatisfaisant, tout en se reconnaissant, faute de documents demeurés utilisables, hors de capacité de pouvoir produire pour sa part une démonstration infaillible.
Mais l’auteur ne s’en tient pas du tout à l’aspect judiciaire, pourtant si important, de l’événement. Il en envisage aussi l’aspect politique : Berlusconi, avec ses déclarations démagogiques et ses larmes de crocodile, en prend pour son grade ; mais, d’une manière peut-être plus inquiétante encore, il faut se rappeler que c’est un gouvernement de centre-gauche qui était alors aux affaires. Leogrande en envisage également l’aspect géo-politique : ainsi, comment faire pièce à la tentation, qui n’a cessé de se rendre plus insistante de 1997 au moment où il écrit le livre (2011), des États à s’arroger le droit de mener des opérations de police dans les eaux internationales ? Et un tribunal italien était-il vraiment habilité, comme l’a pourtant confirmé la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, consultée sur le sujet en 2001, à se prononcer sur un différend impliquant l’Italie elle-même et un autre État ?
Leogrande envisage surtout, du drame, l’aspect que l’on pourrait dire « bio-graphique », si l’on donne à ce terme un double sens : c’est à chaque fois un individu humain, avec ses espoirs propres pour l’avenir, dont l’existence a été interrompue, ou bouleversée, par le naufrage du Kater i Rades ; et, d’autre part, ce qui incombe au narrateur-investigateur de tels faits, c’est de rendre justice à la fois à la singularité absolue des aspirations portées, pour son futur, par chacune des personnes, mais aussi au caractère collectif de la tragédie dont, toutes, elles ont pâti en commun. Alessandro Leogrande a rencontré de nombreuses familles, dans cette Albanie des années 2000 où désormais les mêmes écrans plats diffusaient les mêmes clips vidéo, dans les mêmes cafés pour la jeunesse, que dans l’Occident industrialisé tout entier. Il publie exhaustivement la liste nominative des 57 morts et des 24 « disparus », avec leur âge, à la fin de son ouvrage. Et il atteste l’émotion qui s’est emparée (suggestion pour aujourd’hui !) du public du spectacle « Passaporti », mis en scène par Corrado Veneziano dans plusieurs villes d’Italie et d’Albanie, consistant dans la lecture, par quatre actrices, de documents retrouvés sur les corps des noyés (feuilles portant des adresses ou des notes, écrites au crayon de papier ou à la plume, soigneusement repliées dans les passeports). C’est que « chaque mère qui a perdu un enfant, chaque enfant qui a perdu un père, chaque femme qui a perdu un frère, chaque homme qui a perdu une sœur, tous sont, en tant que tels, des victimes absolues du naufrage. À chaque histoire devrait être reconnu le droit d’être racontée, rappelée, restituée en entier. […] Et moi, qui écris à leur sujet, j’ai honte de découvrir que je n’ai pas la force ou la capacité de les raconter toutes. Toutefois, bien que conserver la mémoire, renouer les souvenirs, soit un acte individuel, réclamer justice pour ce qui est arrivé est une prise de conscience collective. Si on ne le faisait pas nombreux, à plusieurs, chaque route deviendrait bientôt aride » (nous traduisons).

La carcasse du Kater i Rades, dont le transfert en Albanie aurait été extraordinairement dispendieux, a finalement échappé à la destruction grâce à l’initiative de l’association Integra (présidée par Klodiana Çuka) et du maire de la ville d’Otrante, qui ont confié à l’artiste grec Costas Varotsos, aidé de cinq collaborateurs, le soin d’en faire un monument à la mémoire des victimes. Significativement, le lieu, proche du port de la petite ville, où ces restes, transfigurés, ont été déposés, s’appelle « Piazza dell’umanità migrante » : Otrante, ville située le plus à l’est de l’Italie, a souffert des guerres entre Ottomans et Chrétiens au XVe siècle, avant de constituer, avec l’ensemble du Salento, la dernière issue possible, en direction de la Palestine, pour de nombreux juifs européens durant la Seconde guerre mondiale.
Au moment où le Kater i Rades sombrait au large de Brindisi, le nombre des morts en Méditerranée n’atteignait pas encore les 34 361 recensés, depuis 1993, par le Guardian (publication du 20 juin 2018). Au moment, quatorze ans plus tard, où Leogrande publiait Il naufragio, le régime de Mouammar Kadhafi venait à peine de tomber en Libye, la répression sanguinaire des révolutions arabes n’avait pas encore commencé, et le nom de Lampedusa (plusieurs fois prononcé) commençait tout juste à éveiller les sinistres associations d’idées qu’il provoque aujourd’hui. Mais Leogrande, qui jusqu’à sa mort n’a plus cessé de suivre et de raconter les drames de la migration et de l’exil, non seulement avait discerné, dès 2011, la catastrophe humanitaire qui s’annonçait (et qui continue d’affecter des Albanais, des Afghans, des Érythréens, des Irakiens, des Soudanais, des Indiens, des Syriens, des Pakistanais, des Kurdes, beaucoup d’autres encore) ; mais surtout, il avait formulé, clairement, un diagnostic sur les causes de cette catastrophe, telles qu’il pensait les avoir vues à l’œuvre il y a 21 ans.
Avec le drame du Kater i Rades, ce qui selon lui se manifestait pour la première fois dans les comportements des États européens envers les demandeurs d’asile, c’est un certain type d’indifférence : contenir l’« hémorragie des clandestins », selon la rhétorique de ceux qui désormais (Leogrande n’a pas vécu jusque-là) sont seuls au pouvoir en Italie, c’est « accepter le risque que de nombreux naufrages semblables à celui du Kater i Rades se reproduisent à l’identique. Cela veut dire courir le risque d’un massacre, identique au massacre du Vendredi saint. Se le représenter, l’imaginer, en forger l’hypothèse, et — au même moment — conclure que, tout compte fait, c’est un risque acceptable, dès lors que ce qui est en jeu, ce sont “nos” frontières » (nous traduisons). Où l’on voit que cette « indifférence européenne », selon l’expression de l’auteur, n’est pas seulement ignorance, ni même détournement du regard, mais, pire encore : discours prétendument rationnel, celui de ceux qui, à grands renforts de statistiques comparées sur le chômage et la démographie, entendent montrer que, malgré les preuves avancées par ceux qu’ils qualifient de « belles âmes », on ne peut plus accueillir personne. Alors même que, déplore par deux fois Leogrande, l’Italie, et l’Europe à travers elle, auraient pu, à ces occasions qui leur étaient données (en 1997, en 2011 et après), « devenir un point de référence pour l’accroissement de la démocratie ».

Arnaud François
Professeur à l’Université de Poitiers