La balade des injustices

, par Julian Bejko


Il y a quelques jours j’ai eu l’occasion de suivre deux leçons d’une collègue Allemande sur la Justice Transitoire (j’ai rien compris de cette JT), sur la recherche scientifique dans les archives et les dossiers secrets des régimes totalitaires etc. A la fin de son exposé je voulais connaître son opinion et je lui ai posé une question : Comment un régime d’une force brute et folle tel que le nazisme, qui a exterminé des millions de juifs de façon systématique, bureaucratique et technologique, qui va jusqu’au point d’effacer les corps brulés et toute autre preuve, laisse en place des dossiers, documents, archives et autres donnés compromettantes ? Bien-sûr que ce n’est pas facile de donner une réponse et ma collègue allemande a cherché à clarifier le sujet sans un argument valable.
Les gens qui ont souffert sous un régime despotique n’ont pas besoin de dossier et archives. N’ont pas besoin de preuves car leur vie, leur corps et leur douleur sont la preuve la plus vive et vraie. Ils doivent parler et montrer leur expérience, doivent demander le retour de la justice internée contre les injustices subites et surtout, doivent demander une justice pour tous et pas une justice temporaire/compensatoire qui pourrait être utilisée par une nouvelle élite.
L’ouverture des archives rend service au présent pour assurer l’avenir contre le retour probable de la folie ; en plus, que des personnes engagées dans des crimes au-delà ou bien à travers les lois ne font pas retour, pas de recyclage posthume dans la scène politique avec des prétextes ignobles du genre « tous coupables, tous innocents » – je crois fortement dans un minimum de libre arbitre, un "il faut" intime, appelez-le comme vous voulez.
L’ouverture des archives est utile aux chercheurs pour qu’eux comprennent quelque chose de plus, vu qu’ils ont besoin des données pour vérifier leurs théories. Mais comme chercheurs, c’est-à-dire comme enquêteurs sur le champ d’un crime du passé, ils ont le droit de - et doivent - s’interroger avant tout à propos d’un tel paradoxe asymétrique : entre la possibilité concrète pour effacer toute preuve et le fait de laisser les ombres derrière. Pourquoi cette preuve qui apparaît devant moi se montre disponible pour s’analyser, qui m’invite et me murmure gentiment « Professeur, prends-moi en considération, s’il te plait » a été laissée vivante par les bourreaux du régime ? C’est la question première qui doit anticiper les autres, à quoi bon cette preuve ?
Le débat sur la manipulation des dossiers par le régime peut se résoudre par un travail de recherche multidisciplinaire, par un appareil méthodologique flexible et loin des préjudices. De toute façon notre pensée manipulera encore plus ces donnés selon l’intérêt du moment, sa perspective et l’interprétation.
L’hypothèse selon laquelle ces preuves sont échappées du cadre du crime parfait ne tient point car les fonctionnaires ont eu tout le temps nécessaire pour bruler les données. Pourtant il faut reconnaître dans l’Etat communiste une certaine mentalité, pour nous étrangère, à respecter les archives, car ils pouvaient bien effacer toute preuve, par exemple les titres de la propriété privée chez les grands riches avant la réforme agraire de 1946. Ils pouvaient faire tabula rasa de tout ce qui précédait leur montée au pouvoir ou bien tout bruler une fois passés à un autre régime, comme l’Etat démocratique a laissé faire pendant l’année 1997. Donc, le mal ne réside pas dans l’existence des archives communistes mais dans l’emploi horriblement démocratique de ceci, dans une rupture régressive de la procédure et de la continuité étatique. On a arraché à l’Etat communiste la culture bureaucratique pour faire reculer la société en arrière dont l’Etat est devenu la plus grande source d’illégalisme. Si jamais dans un futur lointain on devait analyser l’époque de la transition post-communiste, on aurait du mal à trouver les traces de sa criminalité barbare.
La réponse est logique et plus facile qu’une sophistication académique. Les dossiers secrets sont là, pas comme une preuve, ni comme une justification ou alibi, ni comme une preuve de l’éthique d’Etat – le monde du crime ne connaît rien en matière d’Ethique. Ces preuves sont là comme continuité de l’esprit dictatorial, des bâtons, pierres, trous, distraction et armes de terreur, un champ de mines qui peuvent exploser sous nos pas tortueux vers la Vérité et la Justice. Ces dossiers sont toujours en place après trois décades, ils ne sont ni ouverts ni fermés mais font rumeur et intimidation en qualité de chantage. C’est une autre preuve qui s’ajoute, la continuité de la peur, de certaines pratiques, exercices et mentalités terribles, Tiberius, Caligula, Neron, les exemples antiques et modernes ne manquent pas.
Le régime auquel j’ai du mal à donner un nom, disons celui d’après 1992, a eu son intérêt à libéraliser certaines pratiques étatiques et garder le monopole sur la partie secrète des archives, tout cela dans la perspective du crime et du criminel.
Quant à la société, c’est clair que l’homme ne veut pas la Justice et la Vérité car il n’a pas une idée universelle au-delà de son temps et ses intérêts éphémères, ici pour ici, surtout pour les Albanais qui se propagent de façon Darwinienne et pas sur l’esprit d’une société civile – on est toujours les demi barbares du vieux continent sur lesquels ont échoué tous les envahisseurs. En ce sens il ne faut pas avoir l’illusion pour les victimes, les commissions et les instituts nés après la fin du régime comme porte drapeau de la justice, y compris les autorités d’aujourd’hui.
Ils ont asservi de la même façon que leurs bourreaux à la continuité d’un Etat immoral partagé entre plusieurs mains. Ils ne peuvent pas voir le dégât car ils sont fixés seulement vers le passé et ses crimes. Ironiquement, ceux qui aujourd’hui crient contre le retour de la dictature, ont leur poids et leur effet de promotion, d’une manière ou d’une autre, avec ou sans conscience et l’ont rendu possible.
Leur dommage est la continuité régressive du dommage précédent, et c’est pour ça qu’eux doivent parler des crimes du passé aussi bien que des crimes de la transition et de clarifier devant le public leurs activités de soutien. Au nom des crimes, des preuves et des archives communistes, ils ont contribué à la dévaluation de la preuve par sa capacité de restaurer la Justice. Ils veulent seulement la conversion de leur douleur en capital économique, moral, médiatique et politique, pour ouvrir le chemin de leur carrière et la fracture ultérieure des injustices dans la fable dichotomique, nous et eux, jadis sous le nom de lutte de classes. Leur intérêt et leur avantage personnel correspond et est dirigé par un nouveau régime d’inégalités et d’injustices, autrement l’Albanie aurait déjà un Etat de droit, demandé et assuré par sa société.
L’expression justifiante "Je veux mais je ne peux pas" est un mensonge à plusieurs nuances qui va contre le libre arbitre. Il faudrait dire "Peu importe" si c’est possible ou pas, moi Je veux, car l’homme est responsable seulement pour ce qui dépend de lui. L’histoire du film La liste de Schindler bien connu par le public albanais, montre la métamorphose du confort à faire richesse sur l’esclavagisme racial, au passage de sauver les esclaves, quand ce que Tu Veux correspond avec ce qu’il Faut, peu importe s’il s’agit de risquer une vie pour le donner à des centaines d’autres.
De tels exemples ne manquent pas pendant l’histoire mondiale et albanaise. Des individus et des familles ont risqué leurs vies, des gens qui se sont battus pour libérer leur pays. Ce qui s’est passé après, c’est toujours eux les responsables pour succomber sous le joug de la dictature, comme nous sommes tous pendant ces trois décades. Les partisans ne sont pas responsables parce qu’ils ont lutté conte le nazi-fascisme en ouvrant le chemin au communisme, mais parce quils ne se sont pas opposés au fait que leur chef devenait le César dictateur à vie pour tenir la société dans un état de guerre sous la peur des proscriptions. Toute autre discours honteux sur la guerre de libération est moralement exaspérant et logiquement faux parce que les gens sont responsables pour leur temps et l’avenir, et à travers eux le passé peut se résoudre.
Il est facile de parler des morts, de les faire taxer de ta responsabilité aujourd’hui, ici et maintenant. Il est facile de parler par la chaise prestigieuse d’un poste dirigeant montrant le doigt vers les autres et après, quitter le pays sans un Mea Culpa personnel comme le cas récent d’un guignol démocratique. C’est de cette façon que se comportent les collaborationnistes et les lâches de toute sorte et de toute époque.
L’idée selon laquelle ont doit s’occuper du passé pour résoudre le présent n’est qu’une falsification des processus socio-historiques. Elle manipule l’attention loin du présent qui dure depuis trente ans. Et pour celui-ci les responsables ne sont pas uniquement les bourreaux du communisme mais surtout les grands moralistes de la démocratie, les victimes de jadis contribuant à la longévité de la transition et leurs vies se nourrissent sur ce cadavre.
C’est la moralité des autorités (j’adore ce nom !) anticommunistes qui doit rendre compte sur leur rôle de sabotage et de trahison pendant la transition. Une justice qui ne sert pas à tous sans aucune différence ethnique, sociale, politique et religieuse, c’est l’arme idéale pour accaparer la justice, la continuité de la soumission du peuple, toujours au nom d’une chose passée. Les preuves, les dossiers, les archives n’ont pas de valeur si leur ouverture ne s’accompagne pas concrètement dans l’amélioration de la justice pour qu’elle soit juste pour les victimes du communisme, de la transition « démocratique » et aussi bien pour le lendemain.