Le partage du politique – pour un populisme à venir

, par Alain Naze


L’adjectif « populiste » a connu bien des usages, de la dénomination de courants littéraires à celle de mouvements, voire de régimes politiques, en passant par la désignation d’un certain type de discours. Cette diversité indique à elle seule la difficulté qu’il y a à saisir intuitivement un contenu précis qui renverrait à l’étiquette « populiste », mais une analyse empirique des points communs propres aux éléments désignés comme « populistes » risque bien de conduire à un échec comparable, tant le terme embrasse de réalités contradictoires. Certes, à chaque fois une référence au « peuple » existe dans les discours identifiés aujourd’hui comme « populistes » – c’est l’ancrage étymologique du terme qui le réclame -, mais c’est ce référent lui-même qui n’a rien d’univoque, pouvant renvoyer aussi bien au démos propre à la démocratie, qu’à l’ethnos propre à ce qui serait le fondement d’une nation, ou bien encore à un démos pensé sur une base ethnique, mais il peut aussi renvoyer à des parties du peuple considérées comme exclues du démos reconnu dans le fonctionnement d’un régime démocratique, et donc désigner alors aussi bien le prolétariat, que les femmes, ou encore une ethnie, mais aussi « ceux qui se lèvent tôt », selon la rhétorique sarkozyste, ou bien une sorte de « majorité silencieuse », etc.
Ces usages de l’adjectif « populiste » appellent évidemment une approche plus rigoureuse de ce que pourrait être le « populisme » lui-même, précisément pour la référence au « peuple » que ce terme engage. Une telle analyse aura donc pour fonction de nous conduire à nous arrêter sur cette notion de « peuple », les difficultés à définir le « populisme » n’étant au fond pas autre chose que le reflet de la difficulté qu’il y a à définir le « peuple », ou plus exactement, le reflet de la diversité des conceptions qui s’opposent en la matière. Pourquoi, en effet, utiliser le terme de « populiste » comme une étiquette stigmatisante, sinon pour combattre une conception, supposée démagogique, du « peuple », ou le faisceau de conceptions du « peuple » et de son action qu’un type de discours, ou de politique peut charrier ?
Le discours de l’extrême-droite pourra être ainsi qualifié de « populiste » notamment par les partis disposant d’une représentation parlementaire, qui utiliseront d’ailleurs le même adjectif pour désigner les discours de Jean-Luc Mélenchon ; or, si ce dernier essaie de retourner le sens de l’étiquette, en la revendiquant, il court le risque (à supposer que parfois il ne le recherche pas, notamment comme lorsqu’il traite par le mépris les Lithuaniens) d’avaliser l’idée d’une continuité entre son propos et celui de Marine Le Pen, identifié lui-même comme « populiste ». Stratégiquement, donc, si l’on veut rendre opératoire, d’un point de vue politique, l’adjectif « populiste », il n’est pas possible de seulement récupérer ce terme actuellement insultant sans engager en même temps tout un travail de resignification, qui en passerait par une interrogation relative à la notion de « peuple », dont la définition retenue conditionne en effet le sens du « populisme » dont il s’agit. C’est dans cet ordre d’idée que j’évoque dans le titre de cette intervention un « populisme à venir », car alors, il correspondrait à un peuple défini comme « peuple à venir », c’est-à-dire jamais donné par avance, ni jamais constitué en entité fixe. C’est cette base, celle d’un peuple envisagé non pas comme une substance, mais comme ce qui se construit à travers certains processus (et n’a donc pas d’existence en dehors de ceux-ci), que je partage avec Ernesto Laclau, même si j’évoquerai une divergence quant à la nature de cette constitution, qu’il pose comme hégémonique.
Que le « peuple » ne soit pas un donné initial, qu’il ne soit donc pas une substance, localisable, dénombrable, c’est aussi ce que présuppose le discours même de la démocratie, notamment lorsqu’il emprunte la voix de Rousseau. Celui-ci, en effet, distingue la simple « agrégation » de « l’association », cette dernière seule constituant le lien caractérisant le « peuple » en tant que « corps politique », lequel peuple est alors supposé n’émerger qu’à la faveur d’une « première convention ». Cette convention est elle-même nécessairement fictive (à l’image de « l’état de nature » dont elle nous ferait sortir), ce qui évite qu’on puisse la réduire à l’établissement d’une simple majorité. La « première convention » supporte donc bien plutôt l’édifice fictionnel de la « volonté générale », entendue comme unanime, et par conséquent comme fondement en légitimité de toute décision ultérieure du peuple ainsi constitué en corps politique. Je cite Rousseau :
« Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius, un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil ; il suppose une délibération publique. Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple ; car cet acte, étant nécessairement antérieur à l’autre, est le vrai fondement de la société.
En effet, s’il n’y avait point de convention antérieure, où serait, à moins que l’élection ne fût unanime, l’obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand ? Et d’où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point ? La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention et suppose, au moins une fois, l’unanimité » [1].
Or, si la légitimité de l’édifice démocratique repose ultimement sur cette « première convention », c’est bien que le système représentatif ne serait qu’un pis-aller, là où la réunion du peuple entendu comme totalité (donc source d’unanimité), jugée pourtant préférable, n’est simplement pas possible. Du moins est-ce ainsi qu’on peut considérer la position de Rousseau, que Jean Starobinski, envisageant chez lui cette tendance de manière plus générale, avait appelé un désir de « transparence », vis-à-vis duquel la représentation constituerait une forme d’« obstacle ». C’est dans cette optique que Laclau a raison d’indiquer que « la théorie de la démocratie, à commencer par Rousseau, a toujours été très méfiante à l’égard de la représentation et ne l’a acceptée que comme un moindre mal, étant donné l’impossibilité de la démocratie directe dans de grandes communautés comme les Etats-nations modernes. A partir de ces prémisses, poursuit Laclau, la démocratie doit être la plus transparente possible : le représentant doit transmettre le plus fidèlement possible la volonté de ceux qu’il représente » [2]. C’est en ce point, c’est-à-dire sous la condition d’endosser un temps, comme le fait lui-même ponctuellement Laclau, ce discours de la démocratie sur elle-même, qu’on pourrait soutenir que le « populisme » constitue à la fois la vérité des régimes démocratiques, et l’indice d’un manquement nécessaire à leurs principes. Il faudrait en effet alors considérer, dans le fonctionnement des démocraties, à la fois les modalités effectives de la prise en compte du peuple sur un mode représentatif (arrêt d’une décision institutionnelle, désignation d’un représentant de l’autorité étatique), et les indices d’un fonctionnement défaillant de ces régimes démocratiques par rapport à ce qu’on devrait alors considérer comme leurs principes fondateurs (« le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple »). Plus précisément, ce manquement propre aux régimes démocratiques, et que le populisme soulignerait par son existence même, pourrait se comprendre comme le fait que le peuple, n’existant justement pas à la manière d’une substance, les découpes opérées par le pouvoir politique, dans son fonctionnement même, laissent inévitablement de côté une partie du tout constituant le démos (ne serait-ce qu’à travers les modalités propres à la démocratie représentative). Autrement dit, le principe même de la représentation politique, propre aux démocraties représentatives, serait à l’origine d’une exclusion inévitable d’une partie du démos des procédures ordinaires de fonctionnement des institutions démocratiques. Et c’est d’ailleurs sur ce terrain que s’enracinent certains discours dits « populistes », condamnant la confiscation du pouvoir politique par des « élites », par une classe politique s’étant autonomisée par rapport au reste de la société – et les revendications allant dans le sens d’une démocratie participative, voire d’une démocratie référendaire (selon le modèle suisse) seront éventuellement taxées de « populistes ». Il s’agirait, pour les tenants d’un discours prônant plus ou moins le modèle de la démocratie directe, de revendiquer un droit à la parole pour ceux qui constitueraient les exclus du système représentatif, autrement dit, pour ceux qui s’opposeraient aux élites. On saisit ainsi très simplement l’ambiguïté du propos identifié comme populiste : il s’agit de considérer que les exclus du démos sont le véritable « peuple », ce qui revient à faire, là encore, d’une partie du démos (en l’occurrence les supposés « exclus ») ce qui vaut pour le tout. Autrement dit, dans les formes mêmes de sa revendication en faveur du principe d’une démocratie directe contre ses formes représentatives, le populisme emprunterait alors lui-même une logique proprement représentative – et c’est aussi en cela qu’il constituerait la vérité des régimes démocratiques, en l’occurrence, dans leur aveuglement quant à leur nature représentative, la jugeant comme un obstacle résiduel, là où elle en désignerait bien plutôt un des traits essentiels. Et c’est ce point qu’il faudrait interroger : est-ce bien par ce détour par la représentation que la démocratie courrait le risque d’être infidèle à ses principes ? Avec cette question corrélative : le populisme constituerait-il un quelconque correctif à cette infidélité même seulement supposée ?
Pour bien comprendre cela, il convient alors de s’arrêter sur cette notion de représentation, car à suivre Laclau, elle contiendrait en elle-même un enracinement sectoriel, à dépasser, certes, mais susceptible d’être envisagée non comme un obstacle à une représentation démocratique, mais comme sa condition de possibilité (la volonté à représenter en émanant) : « La fonction du représentant n’est pas seulement de transmettre la volonté de ceux qu’il représente, mais aussi de donner de la crédibilité à cette volonté dans un milieu différent de celui dans lequel cette volonté fut à l’origine constituée. Cette volonté est toujours la volonté d’un groupe sectoriel, et le représentant doit montrer qu’elle est compatible avec les intérêts de la communauté comme totalité. Il est dans la nature de la représentation que le représentant ne soit pas seulement un acteur passif, mais qu’il ajoute quelque chose aux intérêts qu’il représente. Cette addition, à son tour, se reflète dans l’identité de ceux qui sont représentés, qui change à la suite du processus même de représentation » [3]. Lorsque les députés, par exemple, ont voté une loi débouchant sur l’adoption du Pacs, les représentants ont alors en effet cessé d’être les simples porte-paroles des citoyens les ayant élus (et parmi eux des groupes de pression homosexuels) et qui attendaient de la gauche parlementaire une loi rendant possibles les unions de même sexe, pour devenir porteurs d’intérêts dépassant ce groupe, ce qui voulut être nettement signifié, à travers le fait que le Pacs ne fut pas réservé aux homosexuels, mais ouvrit pour tous des modalités inédites d’union ; et, en retour, le groupe des représentés s’en est trouvé modifié, s’étant en l’occurrence considérablement élargi. Les électeurs, en effet, ne constituent pas le peuple en tant que tel, la « volonté générale » ne se confondant pas avec une volonté se contentant d’émerger des urnes et, à ce titre, toujours essentiellement caractérisée par des intérêts particuliers. La limite, de ce point de vue, interviendrait lorsque les représentants, ne se contentant pas d’ajouter quelque chose aux intérêts qu’ils défendent, les trahissent purement et simplement, comme cela a été le cas à l’occasion du « Non » français au référendum relatif au Traité constitutionnel en 2005, bientôt remplacé, en court-circuitant ce vote précisément, par l’adoption en 2007 du Traité de Lisbonne. Cela dit, qu’à cette occasion, le système parlementaire en son ensemble ait pu être considéré comme le moyen par excellence de confiscation du pouvoir au bénéfice d’une élite, cela n’empêche pas que cette critique elle-même s’articule sur un schéma qui est celui de la représentation. C’est en effet au nom du peuple spolié par ce système politique qu’un mouvement de contestation de la démocratie parlementaire aurait pu être initié – et donc pas seulement au bénéfice de l’intérêt particulier de ceux qui, en l’occurrence, avaient voté « Non ».
C’est donc surtout lorsque le fossé s’élargit entre représentants et représentés que quelque chose qu’on a pu appeler une « crise de la représentation » peut apparaître, notamment sous la forme de mouvements dits « populistes ». Mais au fond, et je suis Ernesto Laclau là encore, le populisme en tant que tel n’est pas la négation des principes mêmes de la représentation, et c’est d’ailleurs en ce sens qu’on peut aussi l’interpréter parfois comme une demande d’un surcroît de démocratie, car même si certains mouvements populistes vont réclamer une forme de démocratie directe, ils n’agissent pas sur des bases radicalement autres (autres que représentatives). En effet, si le « peuple » se constitue aux points de convergence de « demandes populaires » pour Laclau, c’est-à-dire de demandes non satisfaites par l’institution démocratique, alors il conserve quelque chose de l’enracinement sectoriel qui l’a vu naître (une certaine situation sociale, une couleur de peau, etc.), mais s’il ne parvenait pas à dépasser ce point de vue particulier, alors il ne pourrait pas agréger, à un moment, tout un ensemble de demandes non dépourvues d’hétérogénéité. Si un événement insurrectionnel, par exemple, peut trouver son origine dans une demande non satisfaite très localisée, il est évident que cela n’aura alors été possible que parce que d’autres demandes seront venues s’agréger à cette première, et surtout, parce qu’un terrain commun aura pu être dégagé, sur lequel se sera constituée cette unité (cela aura pu s’effectuer autour du signifiant « démocratie », par exemple, qui aura joué le rôle de ciment du mouvement dans le cas des révolutions arabes).
Autrement dit, le peuple ne peut émerger, dans ce cas, qu’à la condition de se donner pour le tout, ce qui n’est possible qu’en dépassant les points d’ancrage propres aux demandes sectorielles. En cela, l’acte de nomination par lequel la plèbe (plebs) se donne pour le peuple (populus) suit la figure rhétorique de la métonymie qui, en tant que telle, n’est pas étrangère à la représentation politique en général. Ce point est capital, en ce qu’en établissant une telle parenté entre populisme et démocratie, on est conduit à retrouver quelque chose de l’ordre du conflit (de l’agon) qui fonde originairement la démocratie. C’est donc vers un retour de la démocratie à la politique (entendue comme le lieu même de l’affrontement, du conflit) que fait signe cette parenté entre populisme et démocratie, ce qui serait une façon de renouer avec l’origine violente de la démocratie, que cette dernière aurait immédiatement cherché à oublier, si l’on en croit Nicole Loraux, revenant sur les deux termes composant le mot demokratia, c’est-à-dire démos (le peuple) et kratos (le pouvoir) : « Au sens propre, kratos désigne une supériorité de fait : on l’a emporté, on a eu le dessus (dans une lutte). Mais alors qu’une telle notion devrait aller de soi dans une société aussi agonistisque que la Grèce des cités, il semble bien que, simultanément à l’énonciation de ce mot, une valeur péjorative, voire inquiétante s’attache à kratos. […] l’inquiétude est pour ainsi dire à son comble dans l’énoncé du mot demokratia lorsque c’est un athénien qui l’emploie, comme si le démos n’assumait pas d’avoir eu la victoire et d’occuper le pouvoir, car il lui faudrait par la même occasion reconnaître qu’il n’est pas le tout » [4]. C’est bien l’adversaire sur lequel le démos a eu le dessus qui dessine alors la limite, la frontière de la partie qui l’emporte, et qui constituera le « peuple » de la démocratie. De ce point de vue, c’est la date de 403 avant Jésus-Christ qui devrait être retenue comme moment où « le démos, rentré victorieux à Athènes – ayant, selon les historiens anciens, eu le kratos sur ses adversaires – après la sanglante dictature oligarchique des Trente, prêta, en commun avec les partisans de ses ennemis vaincus, le serment d’oublier les malheurs du passé » [5]. Dans ces conditions, le populisme pourrait bien constituer, pour les régimes démocratiques, une occasion de se souvenir de leurs origines agonistiques, de renouer par conséquent avec la reconnaissance du dehors qui, par différence, les constitue – cet ennemi, que nos démocraties tempérées, à force de le dénier, ne reconnaissent plus aujourd’hui que sous la forme du monstre, de l’ennemi du genre humain en tant que tel, éventuellement susceptible de justifier le recours à une « guerre juste ». Sous ce rapport, le démos se donnant pour le tout est lui-même dans cette position métonymique qui est le propre de la représentation – c’est donc originairement que la démocratie serait représentative, y compris, paradoxalement, sous les formes de démocraties dites « directes ». Il faudrait pouvoir prendre au pied de la lettre la « volonté générale » de Rousseau (et donc pas seulement comme une fiction) pour considérer sérieusement que la représentation constitue une première forme de déchéance du modèle démocratique, ce qui supposerait qu’on envisage un démos strictement homogène, sans divisions ni fissures, ce qui signifie donc aussi sans enracinement sectoriel aucun – autant dire un peuple strictement fictif.
Cela étant, doit-on considérer pour autant que l’avenir du populisme en passerait, lui aussi, par l’appropriation du kratos, autrement dit, l’horizon du populisme est-il nécessairement celui d’une « plèbe » (entendue ici comme une partie du démos), qui, assurant son hégémonie, s’emparerait du pouvoir ?
Certes, l’objet à conquérir (le pouvoir) est toujours partiel chez Laclau, et on ne tombe donc pas dans l’illusion d’un pouvoir strictement localisable, et dont on pourrait parfaitement s’emparer ; mais cette analyse en termes d’hégémonie est-elle tout à fait transférable au cas d’un pouvoir envisagé à l’ère de la biopolitique ? Et la recherche de l’hégémonie est-elle-même souhaitable ? Autrement dit, la question du pouvoir peut-elle se réduire à celle de son détenteur, c’est-à-dire à celle de l’établissement d’une nouvelle hégémonie ?
Rappelons que Laclau désigne comme hégémonie « cette opération par laquelle une particularité prend une signification incommensurable avec elle-même » [6]. Ainsi, l’opération hégémonique est celle par laquelle une demande populaire sectorielle, limitée, acquiert un statut d’universalité, c’est-à-dire se trouve arrachée à sa particularité. C’est en de tels points de cristallisation que se constituerait le « peuple », selon cette lecture. De cette façon, le signifiant « démocratie » a pu fonctionner, dans le cas des révolutions arabes, à titre de « signifiant vide » - les demandes les plus diverses ont pu venir cristalliser autour de ce signifiant, rendant alors possible la constitution d’un peuple révolutionnaire. Si l’hégémonie mondiale du signifiant « démocratie » a certes permis d’en user efficacement à l’encontre de pouvoirs liberticides, pour autant, cette forme d’hégémonie va-t-elle plus loin ? Est-elle porteuse d’un véritable contenu positif ? En fait, à partir du moment où Laclau entend reprendre quelque chose de l’hégémonie, telle que Gramsci l’entendait, sans pour autant – ce que je ne lui reproche certes pas – réactiver l’idée d’un parti susceptible d’articuler « spontanéité » et « direction consciente », on voit mal comment cette forme d’hégémonie pourrait encore déboucher sur l’idée d’une orientation politique positive à suivre (au-delà d’un simple renversement du régime en place). Encore une fois, il ne s’agit pas de regretter cette unité théorique que le parti pouvait ajouter à l’unité pratique en vue d’atteindre l’hégémonie politique, mais plus profondément de s’interroger sur l’idée d’un remplacement d’une hégémonie par une autre – est-ce bien là une finalité politique enviable que de se proposer de renverser un pouvoir politique pour lui substituer une domination, une hégémonie, fût-elle celle du « peuple » ? Et puis, n’oublions pas cette question : l’usage de la catégorie d’hégémonie n’est-il pas devenu inopérant à l’ère de la biopolitique ? La notion de résistance n’est-elle pas plus efficiente en la matière ? Cette notion de « résistance » permet en effet de chercher à supprimer l’intolérable là où il se présente, mais sans qu’on envisage pour autant qu’en finir avec tel régime, ce serait en finir avec le pouvoir en tant que tel, qui deviendrait alors vacant – et donc disponible pour l’entreprise hégémonique qu’on vient de décrire.
C’est qu’il s’agit, contre cette tentation hégémonique, de prendre en compte le fait que le « peuple » semble aujourd’hui tendanciellement remplacé par la catégorie de « population », et qu’il s’agirait, dans ces conditions, pour des mouvements de résistance, de chercher à arracher cette dernière à l’emprise d’un pouvoir essentiellement pastoral. C’est toute la leçon de Michel Foucault, en effet, de nous avoir indiqué la nécessité de rompre avec le schéma souverainiste du pouvoir, selon lequel ce dernier s’exercerait du haut en bas, sur un mode répressif. A l’inverse de cette conception, il aura fait valoir l’idée de la « biopolitique », c’est-à-dire d’une multiplicité de « micro-pouvoirs », disséminés dans tout l’espace social, empêchant ainsi qu’on puisse penser des zones comme exemptes de toute participation au pouvoir. Pour le dire rapidement, là où le paradigme du pouvoir souverain pouvait tenir dans la formule « Laisser vivre et faire mourir », celui du biopouvoir aurait inversé les choses, renversant la formule, qui devient un « Faire vivre et laisser mourir » - précisons tout de suite que cela n’implique évidemment pas que les gouvernants aient cessé de massacrer leurs populations à l’occasion (Bachar el Assad est là pour nous le rappeler), d’une part parce que des modalités strictement répressives de l’art de gouverner continuent d’exister, et d’autre part parce que les modalités proprement biopolitiques de la gouvernementalité pastorale peuvent tout à fait s’articuler à des modalités meurtrières (en désignant les conditions d’une vie « digne d’être vécue », les nazis traçaient aussi, et par là même, le contour des massacres à venir). Il devient clair, dès lors, que les modalités propres à un pouvoir ainsi conçu, c’est-à-dire comme biopouvoir, vont consister à encadrer la vie des populations, autrement dit, à développer des modes spécifiques de gouvernementalité, s’étant enracinés initialement dans une connaissance statistique de ces populations. C’est en cela qu’on pourra parler d’un pouvoir pastoral, l’opération du pouvoir consistant alors essentiellement à encadrer la population, à l’accompagner, au moyen de dispositifs spécifiques multiples, bien plus qu’à d’abord réprimer. Dès lors, circulant partout, aucunement substance, un tel pouvoir fonctionne moins à l’interdit qu’à la norme – raison pour laquelle nous pouvons devenir nous-mêmes demandeurs d’un surcroît de gouvernementalité. En effet, si les demandes populaires émanent d’une partie de la population supposée oubliée par la politique, qu’il s’agisse de demandes émanant de minorités opprimées (selon les cas : sociales, sexuelles, ethniques, etc.), ou qu’elles proviennent de ce qui se nomme parfois la « majorité silencieuse », dans les deux cas on risque bien de se trouver face à des demandes s’articulant en effet dans le sens d’un surcroît de protection et d’encadrement de la part des pouvoirs publics (tantôt pour la reconnaissance ou la prise en charge d’une frange de la population – pour le cas d’une demande de reconnaissance du mariage homosexuel, par exemple -, tantôt peut-être pour satisfaire telle demande de renforcement de dispositifs sécuritaires – comme ce pourrait être le cas lors de « marches blanches » notamment). Les conditions politiques actuelles d’une prise en charge pastorale de la population par de multiples dispositifs impliquent qu’on soit attentif à la forme des revendications : envisagées sous le seul angle d’une hégémonie populaire, et quelles qu’en soient les modalités, ces demandes risquent bien d’aboutir à un renforcement de cette prise en charge biopolitique, donc à un renforcement de cette forme d’assujettissement, précisément en vue de remédier à une exclusion préalable. Le risque, en effet, de considérer les demandes populaires indépendamment de leur enracinement biopolitique, c’est d’en faire immédiatement des demandes qui, si elles débouchent sur une forme d’agrégation de demandes diverses, gagnent une valeur d’universalité en s’arrachant à leur ancrage sectoriel, et deviennent par là même le moyen de la constitution d’un « peuple ». Or, il se pourrait bien qu’à la place de ce « peuple », on se trouve face à une simple « population », et dans ce cas, on voit mal quel mouvement de libération se serait dessiné à travers ce mouvement de cristallisation.
Dans ces conditions, en effet, si un « peuple » prend naissance, par exemple dans le cadre d’un soulèvement insurrectionnel, n’est-ce pas seulement sur cette pointe extrêmement fine à partir de laquelle s’est révélé l’intolérable ? Par conséquent, ce sont moins les demandes en tant que telles qui constitueraient le ciment de ce « peuple » révolutionnaire, que cette pointe où elles se rejoignent, précisément en s’effilant au point de ne plus désigner que cet intolérable. Il s’ensuit que le peuple en tant que tel ne survivra probablement pas à l’événement révolutionnaire qui l’aura vu naître, mais laissera bien plutôt la place aux demandes en leur positivité, c’est-à-dire à des demandes à présent devenues celles d’une population. Sous ce rapport, on pourrait dire que là où le peuple était toujours à venir, une population, elle, est toujours déjà là – ce qui signifie qu’elle préexiste aux demandes qui émanent d’elles. Dès lors, on n’est plus du côté de l’association, même épisodique, mais bien dans le registre d’une simple agrégation d’individus. Mais dans ce cas, c’est l’arrachement aux intérêts particuliers qui devient impossible, et un populisme pensé à partir de la population, et non plus du peuple, cesse de signifier un mouvement de retour à la politique vive.
C’est bien à un tel mouvement de ressac auquel on a assisté, bien souvent, lorsque des élections ont fait suite à des mouvements d’insurrection, voire à un renversement de régime : il y a le plus souvent, dans ce cas, une volonté d’un retour à la normale, à une vie quotidienne reprenant ses droits, et l’on pourrait penser aux élections d’après mai 68, tout comme aux élections tunisiennes ayant dernièrement porté au pouvoir le parti Ennahdha (Renaissance), nationaliste et conservateur, partisan d’un « islam modéré », selon la formule consacrée. Le passage à l’isoloir, au fond, rompt le lien du « peuple » constitué dans l’événement révolutionnaire, et reconduit chacun à ses préoccupations individuelles, raison pour laquelle il ne s’agirait guère, en de telles occasions, de politique – ce qu’avait très justement relevé Sartre dans son article des Temps modernes, de 1973, « Elections, piège à cons ». Si, donc, un pouvoir politique s’impose à la suite d’une révolution conduite jusqu’au renversement du régime précédent, il est bien difficile de soutenir que c’est le peuple lui-même qui, de cette façon, devient hégémonique, cette domination nouvelle s’apparentant en effet davantage à un retour aux intérêts qui sont ceux d’une population, voire d’une partie de la population. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une survivance du peuple devrait alors se penser dans les interstices d’une résistance s’inaugurant dès le lendemain de l’intronisation d’un nouveau pouvoir, raison pour laquelle il y aurait peut-être un avantage à penser le peuple plus comme une puissance de destitution que d’institution.
Si, donc, dans l’instauration de nouveaux régimes faisant suite à des pouvoirs liberticides, on fait face au passage de la démocratie, du statut de signifiant vide à celui de référence effective à un contenu relatif aux formes d’organisation d’une société, un populisme à venir aurait alors à rappeler un tel régime démocratique à ses fondements conflictuels, plutôt qu’à en flatter la version pastorale, en espérant éventuellement la satisfaction d’un certain nombre de demandes ayant enfin pu émerger dans l’espace démocratique – demandes émergeant alors de la population, et non plus du peuple lui-même, ce qui les transforme en éléments venant relayer les dispositifs du pouvoir, en lieu et place d’éléments susceptibles de constituer un pôle de tension et de résistance. Un populisme à venir devrait par conséquent s’entendre en sa dimension dissolvante, et d’abord à l’encontre même de subjectivités soumises aux conditions de dispositifs biopolitiques – l’émergence d’un peuple à venir réclame d’en passer par une telle déprise. Cela signifie par conséquent que le peuple manque, mais pas dans le sens d’un reproche qu’on pourrait lui adresser, ou d’un regret qu’on pourrait entretenir – le peuple manque, tout simplement à l’image d’une couleur, dont on dit qu’elle ne fixe pas. C’est en cela qu’il se révèle principe d’anarchie, réalité contradictoire se destituant d’abord elle-même.

(Les Cahiers de Philomène, n°1)

Notes

[1Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre I, chapitre 5.

[2Ernesto Laclau, La raison populiste, trad. Jean-Pïerre Ricard, Paris, Seuil, 2008, p. 187.

[3Ernesto Laclau, Id.

[4Nicole Loraux, « Eloge de l’anachronisme en histoire », in Le genre humain, juin 1993, p.33.

[5Id., p.34.

[6E. Laclau, op. cit., p.89.