Les aventures de la liberté d’expression

, par Alain Brossat


Voici ce dont ne se sont pas avisé ceux qui, d’instinct, après les attentats du 7 janvier 2015, ont adopté le slogan « Je suis Charlie » : la liberté d’expression, la liberté de parole, la liberté de la presse dont se réclame ce journal est, sous couvert d’une pratique débridée de « la satire », rigoureusement homogène à celle que promeuvent les activistes du Front national lorsqu’ils s’en vont organiser un « apéro gros rouge et saucisson » à Barbès ou dans tout autre espace urbain densément peuplé de « travailleurs immigrés ». Il s’agit de la liberté de provoquer, outrager, humilier avec le consentement actif de l’Etat - c’est-à-dire sous protection policière - une fraction de la population à laquelle il est ainsi question de faire savoir (au cas où elle l’aurait oublié, ce qui est improbable...) qu’elle n’est pas d’ici mais bien d’ailleurs ; qu’à ce titre sa présence parmi ou au côté de ceux qui sont ici vraiment chez eux n’est que conditionnelle, litigieuse et, au fond, constamment révocable1. Bien regrettable est alors la distraction de ceux/celles qui, animé(e)s des plus vertueuses dispositions et intentions du monde, ne s’avisent pas que leur ralliement à une prétendue normativité démocratique et républicaine, laquelle s’opposerait à d’autres coutumes et sensibilités d’inspiration religieuse et venues d’ailleurs, a pour effet de reproduire la même fracture exactement dans le corps du peuple que celle sur laquelle prospèrent les discours ouvertement xénophobes – la fracture entre ceux qui sont ici chez eux, de plein droit, dans la mesure où ils s’identifient aux institutions et à l’histoire de l’Etat, et les autres qui ne le sont pas pleinement ou pas vraiment, dans la mesure où ils n’admettent pas que l’on insulte leurs croyances, leur foi et leurs coutumes. Le « c’est ainsi qu’on fait ici, telles sont nos coutumes et nos lois » qu’opposent les intégristes d’un républicanisme et expéditif et d’un démocratisme biaisé à tous ceux qu’offense leur zèle provocateur se poursuit logiquement en « et si vous n’êtes pas contents de ces règlements et de l’usage libéral que nous en faisons, allez voir ailleurs ! » ; il converge ici très ostensiblement avec le discours identitaire et autochtoniste qui spécule sans relâche sur la fracture entre vrais Français et superfétatoires ou indésirables. On s’en était déjà avisé en plus d’une occasion lors du « débat sur le foulard » de triste mémoire – quand des enseignants d’extrême gauche étaient aux avant-postes de la traque aux adolescentes « voilées » dans les collèges et lycées.

Ces « libertés » sont donc distinctement entendues comme destinées à mettre en scène et rendre visible (donc accentuer, de ce fait même) l’opposition entre ceux qui sont bien fondés à se moquer, à ridiculiser et outrager du fait même qu’ils occupent la place de l’autochtone (une place toute imaginaire, est-il besoin de le préciser) et ces autres dont la vocation est d’encaisser ces sarcasmes et ces moqueries, du fait de leur origine déficitaire, de leurs mœurs et leurs croyances - du fait même qu’ils sont, fondamentalement, des en-trop, des intrus, des parasites, des outsiders quintessentiels ; ceci, quels que soient leurs efforts pour se fondre dans le paysage ou s’assurer des positions dans ce pays auquel ils demeurent fondamentalement étrangers (comme leurs mœurs et leurs croyances l’attestent, une fois encore). Ce sont des « libertés » qui entendent s’exercer dans le but de reproduire la division entre « ceux d’ici » et les autres – l’opération de base du racisme moderne, comme l’ont montré, entre autres, Michel Foucault et Etienne Balibar2. Que ces « libertés » ne puissent s’exercer que sur un mode agressif et ressentimental, en associant le rire à la méchanceté, comme liberté de nuire – ceci est la signature et la marque de fabrique de cet autochtonisme qui, refoulant dans les milieux populaires toute espèce de conscience de classe, établit aujourd’hui ce continuum anomique qui s ’étend de la gauche, voire l’extrême gauche « républicaine » en grand deuil, après les attentats du 7 janvier 2015, jusqu’au Front National inclus. Voici donc comment il faut entendre la « liberté » dont se réclament ceux/celles qui font de Charlie leur maître à penser : liberté que s’arrogent certains, qui en ont les moyens, d’en offenser d’autres, qui n’ont pas les moyens de leur rendre la pareille, ni même de faire entendre leur voix à propos de l’outrage qui leur est fait. Pour cette raison, tous ceux-celles qui se sont fondus dans la masse du « Je suis Charlie », au lendemain des attentats, auraient été bien inspirés de se demander, avant d’aller défiler derrière Hollande, Merkel, Netanyahou ou toute la bande de patibulaires qui les accompagnaient, à quoi les engageaient cette identification et ce ralliement. Et quel regret qu’ils n’aient pas en si grand nombre été « Snowden » quand « la France » refusa d’accueillir ce lanceur d’alerte exemplaire réclamé par les autorités états-uniennes...

Qu’un vaste accord se soit réalisé dans le pays autour de l’idée que cet exercice-là de « la liberté », et dont les gros rigolos sous protection policière de Charlie Hebdo donnaient l’exemple, constitue la manifestation la plus élevée, jusqu’au sublime, des libertés démocratiques – voilà qui en dit long sur l’état des subjectivités politiques, sur l’état moral de la population dans le pays qui se dit des Droits de l’Homme. C’est habités par une haute conscience de leur devoir civique d’éducateurs et de citoyens que des milliers d’enseignants du primaire et du secondaire se sont appliqués à l’occasion de la journée dite de deuil national, à vanter cet exercice de la liberté et ce bel usage de la démocratie3 : le droit, bien près parfois de se transformer en devoir, de tourner en dérision sans restriction les ridicules superstitions de ceux qui, en général, occupent dans notre société, les positions les plus fragiles ; de ceux qui, on se demande pourquoi, s’obstinent à être hantés par les spectres de l’histoire coloniale et trouver à redire aux interventions occidentales au Moyen-Orient et ailleurs. Dans ce bel exercice, leur conviction est entière que c’est là une législation universelle qui est à l’oeuvre, celle de la Démocratie substantielle - ils leur suffit d’oublier au passage qu’un journal qui, comme Charlie Hebdo, s’acharne à attiser l’animosité entre les « communautés » est inconcevable dans un pays comme les Etats-Unis et que la grande presse de ce pays s’est montrée très réservée quant à la publication des caricatures qui avaient mis le feu au poudre, fût-ce à titre d’hommage aux caricaturistes morts, après l’attentat...4
La conception formaliste et biaisée du droit qui exerce ici ses ravages (« on a bien le droit », c’est dans l’excès de sa mise en œuvre que se prouve et s’éprouve la grandeur de la « liberté d’expression ») est fondée sur le déni de l’asymétrie et de l’inégalité des positions de ceux qui s’arrogent la jouissance illimitée de ce droit et de ceux aux dépens desquels cette liberté de provocation s’exerce. La « liberté de la presse » à laquelle il est ici fait référence est avant tout celle de ceux qui ont les moyens (économiques et politiques) de se payer des titres et de les faire vivre, tout déficitaires qu’ils sont, avec les aides à la presse libéralement accordées par l’Etat. C’est une liberté entée sur le pacte hégémonique entre les partis d’Etat (les gouvernants), des puissances économiques et le mainstream (meanstream ?) intellectuel/médiatique/culturel. Ce qui caractérise ce bloc hégémonique, en l’occurrence, c’est sa capacité à diffuser ses messages et faire entendre ses énoncés sur les questions qui fâchent dans une situation de quasi-monopole : la vache sacrée de la « liberté d’expression » réduite à la dimension du bon droit des Zemmour, Fourest, Bruckner et Houellebecq à camper sur les plateaux de télé pour y dégueuler sur l’Islam et les musulmans5. Pour le reste, on serait bien fondé à se demander à quoi tient cette fixation sur l’Islam, en l’occurrence – vous imaginez des caricatures du Pape en train d’enculer des bonnes sœurs dans un journal philippin ou brésilien, à l’occasion d’un voyage de Sa Sainteté dans l’un de ces deux pays ? Ou tout simplement : quid de cette très volatile liberté d’expression si un modeste journal lycéen d’un département breton s’avisait de publier une caricature représentant l’évêque local paré d’une tête de cochon et cuisant à la broche sur lit de braises faites de bibles jetées au feu ?6
Ce qui, par contraste, caractérise la position des « autres », ceux aux dépens desquels s’exerce cette liberté illimitée (et c’est dans cette illimitation que l’exercice de la liberté tend à devenir jouissance, surtout quand elle est orientée vers le pire, comme liberté de nuire), c’est l’impossibilité pour eux de faire contrechamp : ce n’est pas qu’ils n’aient rien à dire, mais il se trouve qu’étant dans la position de l’ « incompté » du dispositif général de « la démocratie » (Rancière), ils sont structurellement hors champ et inaudibles – la raison pour laquelle il leur faudra revenir dans le champ par d’autres moyens, plus violents (Clausewitz) – ceux de la guerre7. Ce qui caractérise la situation qu’ont exposée en pleine lumière les attentats du 7 janvier, c’est cette asymétrie structurelle – la même que celle que l’on retrouve en Palestine et dont pratiquent le déni acharné ceux qui, chaque fois que la violence y éclate, exhortent les parties en présence à faire preuve de retenue et de bonne volonté, comme si les parts de responsabilité dans le conflit et les forces en présence y étaient à égalité...8
La musique lancinante du « droit à.. », un droit inconditionnel qui n’aurait à s’embarrasser d’aucune réserve ni circonstance particulière, telle qu’elle se fait entendre une nouvel fois à l’occasion de cet événement a une destination bien définie ; elle vise à alimenter le déni perpétuel de ce qui constitue le nœud et le cœur de la situation en question : non pas celle, classique, dans laquelle des parties sont en conflit sur un enjeu politique, une question de société, dans un débat idéologique - on échange des arguments, on s’engueule, on se coupe la parole, le ton monte - , mais on s’écoute quand même et l’échange de paroles, même vif, est ce qui suspend indéfiniment l’irruption de la violence – bref, le champ-contrechamp comme creuset ou concentré de la vie démocratique9.
Ce qui, par contraste, caractérise cette situation, c’est que la liberté des uns s’exerce à sens unique au détriment des autres qui ne disposent d’aucun moyen ni espace de répartie inscrits dans la dimension du discours, ceci du fait de la place particulière qui est la leur dans la société : ils sont, comme disaient Badiou et Lazarus, ici, mais sans que cette situation fasse l’objet d’une condition de pleine appartenance reconnue – tout au contraire10. C’est la situation de « l’immigré », un sujet colonial/post-colonial et un subalterne par position. Ce qui caractérise ce sujet, structurellement, c’est l’impossibilité pour lui non pas seulement d’accéder à la parole publique, mais de faire entendre le tort qu’il subit (Rancière) ou prendre en compte toute espèce de « plainte » (Lyotard) qu’il serait susceptible de déposer (et ce ne sont en règle générale par les motifs de le faire qui lui manquent)1. C’est ce déficit perpétuel qui alimente, parmi ces inclus en tant qu’exclus (ou litigieux) la fibre plébéienne : celle d’une colère, d’un ressentiment à jamais irréductibles aux conditions de la démocratie procédurale. Ou bien encore, si l’on veut faire référence aux théories de la reconnaissance (Axel Honneth), c’est le parti de ceux qui réclament le « respect » et n’enregistrent, en retour, que le mépris de ceux qui ont les moyens de les humilier, parce qu’ils sont du côté de la police et des moyens de l’Etat (les caricatures de Mahomet et les bonnes blagues sur le foulard islamique)2.
Ceux qui font référence à l’universalité du droit, dans cette configuration, qui mettent en avant le caractère inconditionnel de l’exercice de ces libertés qui constituerait l’alpha et l’oméga de la vie démocratique, ceux qui pensent que la liberté d’expression ne trouve sa pleine effectivité que lorsqu’elle suscite le conflit et fait scandale, ceux qui pensent que la mise en œuvre de ces principes ne doit s’embarrasser d’aucune exception liée à des conditions particulières, notamment des conditions d’histoire – ceux-là devraient nous dire pourquoi Charlie Hebdo s’abstient des bonnes grosses blagues sur les chambres à gaz qui faisaient encore florès dans les années 1960, et dont on trouverait sans doute la trace en feuilletant une collection d’Hara Kiri , ou, tout aussi bien, de ces caricatures de Juifs aux gros pifs et aux lèvres pendantes qui amusaient tant les lecteurs de Je suis partout dans l’entre-deux-guerres3. Nous aimerions qu’ils nous disent ce qu’ils pensent de la loi Gayssot, qui fixe des limites distinctes à la liberté d’expression, de parole et de presse en criminalisant le négationnisme.... Ce qu’ils vont nous dire, je le sais déjà. C’est : « Ca n’a rien à voir ! On ne peut pas comparer ! ». Mais cette réponse, précisément, est nulle, puisqu’elle ne fait pas référence aux principes intangibles dont il est ici question (et que les Je suis Charlie ne cessent de mettre en avant, mais à des circonstances historiques, à la singularité, là même où, l’instant d’avant, ils en avaient plein la bouche de l’« Universel ».... S’ils étaient conséquents avec eux-mêmes, ils adopteraient la position que défendit Noam Chomsky au fort de la querelle du négationnisme en France et qui consistait à dire, contre Vidal-Naquet, que Faurisson et consorts avaient parfaitement le droit d’exprimer et publier leurs positions sur le « bobard » des chambres à gaz.
Mais ils ne le sont pas et considèrent que, dans un cas, il convient de se réclamer des principes (universels, intangibles) et dans l’autre à l’exception que constitue un événement historique, une crime d’histoire. Leur position revient à dire que ce qui fonde l’exception à la règle sur laquelle repose la criminalisation du négationnisme (l’extermination des Juifs d’Europe comme fait unique et incomparable) ne saurait en aucun cas s’appliquer à quelque autre objet que ce soit, et notamment en aucun cas à ce qui se rattache à l’histoire coloniale et aux crimes du colonialisme. C’est une proposition dogmatique qui ne s’embarrasse pas d’argumentation et qui est indémontrable, c’est une décision, un fait accompli, un coup de force qui rompt la règle de l’argumentation en se soustrayant à toute obligation d’argumentation ou de démonstration et qui, à ce titre, se donne congé brutalement à l’éthique de la discussion et de la communication démocratiques dont se réclament au reste bruyamment ces gens-là.
C’est, dans son fond, une position qui relève d’une croyance de type religieux. Après tout, il ne fait guère de doute, si l’on se réfère à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, que les crimes majeurs du colonialisme (exterminations ethniques, réduction en esclavage, travail forcé...) sont bien des crimes contre l’humanité et sont, à ce titre, imprescriptibles. On sera donc bien fondé à dire que tout ce qui en prolonge volontairement le tracé dans le présent en est partie intégrante, au même titre exactement que le négationnisme est partie intégrante, encore et toujours, de l’entreprise de destruction des Juifs (et des Roms) d’Europe par les nazis. En d’autres termes, les obscénités de Charlie Hebdo sur la religion musulmane et les femmes arabes ont le même statut exactement que les blagues sur les chambres à gaz et les caricatures antisémites : ce sont des délits qui, néanmoins, prospérant à l’ombre du pouvoir d’Etat et de la police, se transforment miraculeusement en joyaux de la liberté d’expression. L’hégémonie sur les discours est une magnifique machine à géométrie variable, un moyen de jouer sur tous les tableaux, à mobiliser tantôt la règle, et tantôt ce qui y fait exception. L’usage flexible qui est fait de la loi Gayssot par les pouvoirs publics en est un parfait exemple : un couperet prêt à s’abattre sur tout contrevenant au règlement des discours à propos de la Shoah ou du génocide arménien, une chimères aux abonnés absents quand ce sont des gens du sérail qui s’attachent (et pour cause) à dissoudre dans les eaux troubles d’un négationnisme décomplexé la réalité du génocide rwandais. On est ici dans le même cas de figure exemplaire de ce « deux poids deux mesures », un dispositif dont la vocation est distincte : entretenir le déni du fait que notre société est, encore et toujours une société coloniale, imprégnée des crimes du colonialisme et saturée par un racisme d’origine coloniale. Ceci étant la raison pour laquelle cette loi Gayssot, en tant que fleuron du double jeu perpétuel de l’Etat et des faiseurs d’opinion entre l’universalité des principes et la singularité des circonstances exceptionnelles, n’est qu’un chiffon de papier destiné au broyeur, comme c’est le destin de tant de lois de convenance et d’opportunité4.

La question du déni (mais on pourrait dire aussi bien, en reprenant un vocabulaire ancien, celle de la fausse conscience), est ici centrale : se mirant dans le vilain petit miroir de Charlie Hebdo, la société française aime à se voir enjouée, blagueuse, un peu taquine, tout en demeurant d’une intransigeance absolue sur « les principes ». Cette flatteuse image de soi a vocation à en effacer une autre : celle d’une société persistant à être structurellement et intrinsèquement raciste pour autant qu’elle n’a jamais su trancher le lien qui la maintient captive de son histoire coloniale ; qu’elle a, avec l’Etat, les gouvernants successifs et les « élites », obstinément escamoté, notamment, la question des crimes massifs commis par l’arme française pendant la guerre d’indépendance des Algériens, paroxysme de cent trente ans de violences, de spoliations et d’humiliations. En France, le racisme nourri par la colonisation a été la source jamais tarie de cette opération de fragmentation de la population que décrit Foucault dans le cours ci-dessus mentionné, une opération qui, structurellement, entre dans les comptes, les calculs et les stratégies du gouvernement des populations. Ce dont il s’agit, en produisant la fantasmagorie d’un journal héros des libertés démocratiques et martyr de la République (l’immense majorité de ceux qui affichent « Je suis Charlie » aujourd’hui n’ont jamais lu ce journal, à peine aperçu en passant à la devanture d’une maison de la presse), c’est bien d’organiser l’oubli de ce que ce torchon incarne aujourd’hui, parmi tant d’autres objets et actions : la réintensification virale de ce racisme colonial, le retour dans le présent du refoulé de l’histoire coloniale sous la forme de l’obsession de l’étranger (l’immigré) en trop autour de laquelle tourne aujourd’hui tout ce qui tient lieu de vie politique de l’Etat et des partis de l’Etat. Le consensus ou le continuum anti-islamiste, l’ « islamiste » étant le nom du jour de cet « étranger » dont il faut se séparer coûte que coûte pour continuer à « vivre » (Foucault), c’est cela qui constitue aujourd’hui la colonne vertébrale de ce qui s’est substitué à la vie politique en France, de cette lutte des espèces substituée à la lutte des classes, de ce qui s’engouffre dans l’espace béant laissé par le peuple (politique) aux abonnés absents. Quand le racisme devient l’opérateur majeur de la division politique, dans une société, l’horizon qui se dessine est celui du fascisme, d’un fascisme, plutôt. Un fascisme qui, comme tous les fascismes, a besoin d’énergumènes, de bouches à feu, de provocateurs et d’incendiaires5.
Certains pensent, de bonne foi sans doute, que nous ne sommes plus dans la séquence coloniale, que la page est tournée, que tous les post-colonisés ne sont pas musulmans et que ce qui en question, désormais, ce n’est plus tant la violence coloniale et ses séquelles que le rôle des religions dans nos sociétés et singulièrement, la question de l’Islam dans ses relations à la culture démocratique. Cette façon de tourner (ou plutôt d’arracher) la page du colonialisme pour passer à l’ordre du jour de ce qui ne serait jamais qu’une version édulcorée du clash of civilizations repose sur le refus désinvolte de prendre en considération l’enchaînement des circonstances historiques qui nous conduisent des dernières séquences de l’histoire coloniale (la fin de la guerre d’Algérie, pour ce qui nous concerne) à l’après 11 Septembre. Le recours à ce raisonnement discontinuiste de convenance élude deux facteurs massifs. Premièrement, l’histoire coloniale est une page qui ne se referme pas dans les métropoles des anciens empires (la France, la Grande-Bretagne, le Portugal notamment) dans la mesure où l’intégration et l’égalisation par la citoyenneté des anciens colonisés y échoue ou y est repoussée et où ceux-ci, tout naturellement, perçoivent de ce fait même que le stigmate colonial continue d’affecter, sous des formes nouvelles, leur condition et leur existence. La réislamisation massive de ces populations quand elles sont de culture musulmane est un phénomène qui, massivement, se rattache à cette généalogie – ce n’est que pour les imbéciles que les « femmes arabes » se mettent à porter le foulard parce qu’elles y sont contraintes par des pères ou des grands frères eux-même tombés sous la coupe d’imams militants.
Deuxièmement, la disparition de toute perspective d’émancipation collective dans les pays anciennement colonisés, notamment ceux du monde arabo-musulman pousse ces populations, par défaut, dans les bras de l’Islam en tant que fabrique d’identités de consolation. Là aussi, les enchaînements sont visibles à l’oeil nu : c’est avec constance que les dites démocraties occidentales ont soutenu les dictatures autoritaires du monde arabe, au Proche-Orient et ailleurs. Ceux qui sont si pointilleux sur les droits de l’homme en Chine soutiennent le dictateur égyptien Al Sissi dont les flics et les militaires tirent à balles réelles sur les manifestants de toutes convictions, et ils lui fournissent des armes - au nom, bien sûr, de la croisade contre le terrorisme.
Ceux qui, dans nos pays comme dans ceux du monde arabo-musulman, se ré-islamisent aujourd’hui à grande vitesse s’établissent ainsi dans une subjectivité politico-religieuse qui, sans être tout uniment « anti-occidentale », n’en conserve pas moins la mémoire vive des centaines de milliers de morts ayant résulté des interventions occidentales dans le monde arabo-musulman depuis le 11 Septembre. Or, le caractère néo-colonial, néo-impérial de ces interventions, notamment en Irak, en Libye et en Syrie, est difficilement contestable.6

Il ne s’agit pas de dire ici que tous ceux/celles qui, sous le coup de l’émotion produite par l’attentat, se son coagulés autour du slogan « Je suis Charlie » ont en partage tous les travers de ce journal aux relents racistes, et pas seulement islamophobes avérés7. Il s’agirait plutôt de réfléchir à propos du type de communauté ou de peuple que dessinaient ce cri unanime et les mouvements qui s’y rattachaient : non seulement un peuple de l’Etat, rangé sous la bannière de l’Etat, défilant, littéralement (la chose est suffisamment rare et singulière pour être soulignée) derrière l’Etat (comme substance incarnée par cinquante chefs d’Etat, séparés par ce très symbolique « vide sanitaire », de la manif à laquelle Valls avait convoqué le tout-venant ), un peuple attendant son salut de l’Etat et soumis d’avance aux conditions de l’Etat (carte blanche accordée à l’Etat en lutte contre le terrorisme)8. Non seulement un peuple de l’Etat, mais, à l’occasion de la manifestation du dimanche 11 janvier, un peuple de la police ; un peuple qui fraternise non pas avec des grévistes, des étudiants en lutte, des occupants d’une friche menacée par quelque grand projet inutile, des sans papiers guettés par l’expulsion – non : avec les CRS et les garde-mobiles placés sur le long du parcours de la manif. L’image qui se dessine ici, celle d’une communauté sans brèches ni failles placée sous l’autorité de l’Etat et dans laquelle le lien organique qui rattache le citoyen ordinaire manifestant pour « les libertés » au policier qui maintient l’ordre devient fusionnel – cette image est riche de toutes les promesses – pas celles qu’imaginent ceux qui ont vu dans ces scènes une nouvelle figure du sublime démocratique, malheureusement : celle d’un monde à venir dans lequel, « en raison des circonstances atmosphériques défavorables », la lutte des classes sera remplacée par la chasse au terroriste – lequel n’est jamais, dans les conditions françaises, qu’une énième variété d’Arabe, de musulman ou de sujet post-colonial9.

Dans toutes ses multiples variantes, des éructations ouvertement islamophobes des uns aux « tout de même... » embarrassés et rougissants des autres (« Je suis l’homme de toutes les tolérances, je n’ai vraiment rien contre les musulmans, mais quand même, il faut bien reconnaître que dans l’Islam, il y a des choses qui... et que..., etc. »), le discours qui tend à faire de l’Islam un (mauvais) objet de la politique, aujourd’hui, trouve son assise dans une opération très distincte : la substitution d’une approche culturaliste et différentialiste du conflit à une approche historique ou archéologique/généalogique. Sa propriété est d’éluder la question (la dimension) de l’histoire comme milieu des torts infligés et subis. Une approche historique (généalogique) du présent sous l’angle des torts contraint ceux qui s’y essaient à s’établir dans des dispositions qui se situent aux antipodes de celles dans lesquelles se fige et se durcit la société française aujourd’hui ; non pas suivre la pente du fantasme identitaire et immunitaire mais produire l’effort d’imagination ou entrer dans le geste ascétique consistant à tenter de voir les choses en s’établissant dans la position de l’autre – celui qui se situe sur l’autre bord du tort.
Ce qui caractérise les sociétés démocratiques aujourd’hui (et ce en quoi elles sont toujours davantage désignées comme telles par antiphrase), c’est leur difficulté croissante à faire droit à l’engagement à respecter les règles du champ-contrechamp. Le déni même de l’existence ou de la légitimité d’un contrechamp, quel qu’il soit, est ce qui les caractérise en propre.
Dans le cas présent, le discours culturaliste sur l’Islam (quand même, quand même...) est ce qui a, par exemple, vocation à se substituer à l’effort que supposerait le fait de se demander « ce que ça fait » à une société traditionnelle, pauvre, de subir pendant cent trente ans l’épreuve d’une colonisation fondée sur une conquête massacrante, le vol massif de la terre, la ségrégation et l’irruption d’une masse de colons (entre autres, l’énumération est bien incomplète) ; ce que ça fait à ceux qui, du côté du tort subi, continuent de porter cette colonisation dans leurs gènes, pour des raisons généalogiques – sans jeu de mots, mais aussi bien, en raison même de leur condition de subalternité dans les sociétés dites post-coloniales. A l’évidence, il est infiniment plus simple de se demander, l’air grave et profond, « ce qui ne va pas » avec l’Islam substantiel et générique (une fantasmagorie caractérisée du présent) que de se poser ce genre de question. Ce n’est pourtant pas bien compliqué, au fond : il nous suffit d’imaginer que nous en sommes en l’an 65 de l’occupation allemande de la France ; plus que 65 autres années, avant que nous songions à entreprendre une guerre de libération à l’occasion de laquelle nous perdrons dans les deux millions des nôtres - dans quel état imaginez-vous que nous sortirons de cette épreuve ???

Ce qui se lit dans le filigrane du mouvement généreux et empathique « Je suis Charlie » censé adopter la cause de l’autre meurtri ne saurait échapper à qui a des yeux pour lire et des oreilles pour entendre : dans son sens le plus littéral, cet acte d’auto-nomination sentimental doit être compris ainsi : je suis tout ce que voulez, Français, Américain, athée, chrétien ou Juif (toutes sortes d’identités pouvant se subsumer sous le prénom ou le surnom « Charlie »), mais ce qui est assuré, c’ est que je ne suis pas Mohammed ou Djamila , je ne suis pas de cette tribu-là, je ne suis ni Arabe ni musulman10. « Charlie », devient ici la marque d’appartenance à une espèce, contre une autre. Dire « Je suis Charlie », c’est avaliser et réitérer le geste de séparation qui remet l’ancien colonisé à sa place et l’autochtone imaginaire à la sienne, ceci dans l’agitation toujours plus spasmodique de l’ « ethnicité fictive » (Balibar). La captation de l’horreur partagée de « la violence » par ce type de disposition a pour effet de conduire, qu’ils le veuillent ou non, ceux qui sont sous l’emprise de cet affect que la séparation (le rejet) est le remède à la violence, c’est-à-dire de les inciter à valider la reconduction et le durcissement de cela même qui constitue le terreau de ces spasmes d’hyperviolence – la circulation à haute dose, dans le présent, du poison distillé par l’histoire coloniale. Les chemins qui conduisent au pire étant pavés des meilleures intentions et dispositions du monde, il nous faudra bien admettre un jour, que le grand rassemblement humanitariste, républicain et démocratique convoqué par Manuel Valls et François Hollande au lendemain des attentats aura été cela même qui aura achevé de donner droit de cité, dans ce pays, au racisme institutionnel, soutenu par cet état d’exception à géométrie variable qu’une fraction croissante de la population voit, depuis les attentats, comme le meilleur rempart contre le terrorisme. La normalisation accélérée du Front national et le renforcement tous azimuts des dispositifs sécuritaires sont, dans l’immédiat et pour les temps à venir, les deux effets les plus visibles du « sursaut démocratique » consécutif aux attentats.

En experts de la communication non discursive qu’ils étaient, les trois djihadistes exterminateurs ont conçu leur action comme une campagne-éclair destinée à produire un effroi et un effet de sidération d’intensité maximale. Ils y ont parfaitement réussi, anesthésiant durablement toute capacité critique, toute distance à la stridence de l’événement de la psyché (plutôt que la conscience) du public. Cet état d’hypnose est ce sur quoi s’est immédiatement greffé le dispositif gouvernemental de mobilisation générale. De ce point de vue, il s’est vérifié à l’occasion que le ballet du terroriste et de l’antiterroriste est désormais parfaitement bien réglé. Le moment hyperviolent est cela même qui abolit le jugement du public, le plonge dans cet état d’anxiété et de transe dans lequel il devient capable de tout – y compris de se jeter dans les bras du premier policier venu en criant « Maman ! »11.
Le horror picture show qui s’affiche sous ses yeux devient un absolu, il l’enveloppe totalement et le transit. Du coup, il en vient à oublier complètement que ces violences insupportables sont relatives à d’autres qui, elles, le sont beaucoup moins dans la seule mesure où elle se produisent hors champ : la guerre sans images et sans prisonniers que le corps expéditionnaire français poursuit dans le nord du Mali, la guerre des drones conduite par les Américains dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste avec son cortège de bavures, les effets sur le terrain des bombardements visant l’EI en Irak ou en Syrie... Il en vient à oublier complètement que ce qui suscite après le 7 janvier l’impression d’horreur sans précédent ni équivalent est, avant tout, l’effet de proximité : le côté « j’ai tout vu de mon balcon, Mon Dieu, quelle horreur ! ». Mais ces effets et les « impressions » qui vont avec sont bien mauvais conseillers : vues de Gaza ou du Nigéria, ces violences superlatives retrouvent des proportions non pas plus raisonnables, (elles ne le sont d’aucune manière), mais, tout simplement et malheureusement, plus comparables. On se prend du coup à regretter que ce potentiel de mobilisation face à l’intolérable que l’on croyait un peu perdu en France n’ait pas su prendre tournure lors de quelques récents épisodes antérieurs et trouver alors leur formule de ralliement - « Je suis Mohammed de Gaza, écrasé sous les bombes ! », « Je suis Rémi Fraisse, assassiné à Sivens ! »...
Comme toujours en pareil cas, il s’avère ici que la pure et simple allergie nourrie par les sujets de la démocratie immunitaire à certaines formes de violence surexposées, plutôt qu’à d’autres, moins irrégulières et exhibées, n’est vraiment pas la meilleure des boussoles politiques. Comme toujours en pareil cas, il s’avère que le cri d’indignation qui s’élève alors pour dénoncer un « acte de barbarie sans précédent » et débouche inévitablement sur les « plus jamais ça ! » de rigueur, doit s’entendre un peu différemment : « ah non, pas de ça chez nous ! » - et qu’il se fonde sur l’oubli de tout un cortège d’ « horreurs » malheureusement des plus comparables, voire infiniment plus massives...
N’oublions pas que ceux qui, en l’occurrence, conduisent le choeur, s’apprêtaient, il y a quelques mois, à bombarder Damas, en toute simplicité, et qu’il a fallu pas moins qu’un veto américain pour qu’ils y renoncent. Rappelons au passage que bombarder Damas est un geste, une action qui se charge, dans l’histoire coloniale française, d’une forte signification symbolique ; une idée fixe de l’Etat colonial français ; en tant que message adressé aux peuples du Proche-Orient, un tel dessein signifie distinctement : nous revoilà, puissance impériale inflexible ! Ce que nous avons fait sous le Mandat, nous voici prêts à le refaire ! Et tout ceci, les « monstres assoiffés de sang » qui sont passés à l’action le 7 janvier avaient des yeux pour le voir et des yeux pour l’entendre. En cela, ils sont bien, ni plus ni moins, le retour du bâton12.

On ne s’est pas suffisamment intéressé jusqu’ici à ce que l’on pourrait appeler la rhétorique des images de Charlie Hebdo, pour tout ce qui concerne le traitement de l’Islam, des corps musulmans, des femmes musulmanes. Le registre de « la blague » reprend ici un procédé classique, celui dont parle Walter Benjamin à propos de Baudelaire et Céline lorsque ceux-ci entreprennent d’entraîner leur public à leur suite, en faisant dans le registre de « l’énorme », c’est-à-dire en proférant littéralement des « énormités » telle que « Belle conspiration à entreprendre pour exterminer la race juive » ou, dans le même esprit, tous ces bons mots sur les Juifs et la nécessité de s’en débarrasser que l’on trouve dans les deux pamphlets antisémites de Céline13.
L’énormité est le procédé destiné à saturer et effacer toutes les distinctions traditionnelles entre bon et mauvais goût, le comique et l’odieux, le sérieux et le dérisoire, en entraînant le public vers des images ou des énoncés si absurdes ou régressifs que celui-ci se trouve piégé : s’il s’indigne, il s’expose à être traité de pisse-froid (« T’as rien compris, c’est juste de la blague, du secondé degré, t’as pas d’humour... ! »), s’il rit, le voilà embarqué, inclus dans le dispositif mis en place par la blague, complice. Pour cette raison, ce dispositif de « la blague » entendue dans son sens premier, qui est celui que le XIX° siècle donne à ce procédé, est intrinsèquement pervers, car destiné par celui qui l’emploie à gagner sur tous les tableaux : c’est une machine à nuire (le but étant bien, dans le cas de Céline, de chauffer à blanc ses lecteurs contre les Juifs), mais sans s’exposer (« C’est juste pour rire...!). C’est un procédé retors, sournois, un procédé de lâche.
Et c’est exactement ce geste qu’a, de longue date, repris Charlie Hebdo dans son agitation antiarabe, antimusulmane et, ne l’oublions pas, férocement machiste. L’innovation consiste ici simplement à rendre indissociable obscénité, pornographie et énormité. Le défaut du procédé étant ici que, du coup, le « blagueur » étant conduit à donner libre cours à son imagination libidinale, il est conduit à lever un coin du voile sur un monde d’images et de fantasmes qui, de loin, « dépassent sa pensée » et fait frémir. Ce qui nous manque, à vrai dire (fatale distraction de la tribu analytique, une de plus...) , c’est, sur ce matériau, une recherche équivalente à celle qu’entreprit en Allemagne, dès les années 1970, Klaus Theweleit, à propos de l’univers fantasmatique du soldat allemand et des groupes paramilitaires sous le régime nazi – ce qu’il appelle Männerphantasien – les fantasmes masculins pris dans une configuration historique particulière, cette sorte de subconscient collectif qui va se projeter dans la vie sociale, politique et l’activité guerrière sous la forme d’images, d’énoncés, d’obsessions récurrents14.
Pour aller à l’essentiel, les pages de Charlie sont hantées par un motif obsessionnel, celui de la sodomie ou, plus exactement, de l’enculage, conçu non pas comme une activité ou une pratique sexuelle parmi d’autres, mais bien comme une métaphore générale et polyvalente. Associée à l’Arabe et au musulman (une des associations privilégiées pratiquée par les caricaturistes du journal), cette image fantasmatique en forme d’idée fixe se décline à plusieurs niveaux : en premier lieu, remobilisation d’une image raciste coloniale classique, celle de l’Arabe enculeur de chèvre (signe de son appartenance à une civilisation rudimentaire), et, plus généralement, sodomite acharné (signe d’une sexualité déréglée, d’une perversion innée). Sous prétexte de blâmer et ridiculiser la pruderie des bigots en associant leur religion aux conduites sexuelles les plus débridées, c’est bien de cela qu’il s’agit : faire revivre dans le présent tout un monde d’images et de fantasmes qui a accompagné la colonisation de l’Algérie et d’autres pays musulmans.
A un second niveau, ce qui se donne libre cours, dans une sorte de passage à l’acte tout involontaire, c’est le mouvement infra- ou proto-fasciste par excellence, mouvement dont on pourrait presque dire qu’il est « universel » au sens où l’est la prohibition de l’inceste – le doigt (le bras) d’honneur adressé sur un mode lancinant et répétitif à l’Islam, c’est-à-dire aux Arabes et aux musulmans. Le doigt (bras) d’honneur est, est-il nécessaire de le rappeler, une forme euphémisée de l’exclamation agressive et injurieuse : « Je t’encule ! ». Ce cri ou ce geste n’est pas la promesse d’un plaisir (comme il peut l’être en d’autres circonstances), mais bien une menace, celle d’un viol. Il signifie en clair : mon désir et ma disposition les plus immédiats sont de faire subir une violence sexuelle d’une portée symbolique si forte (dans l’inversion des prérogatives sexuelles courantes, du pôle actif et du passif...) qu’elle est destinée à t’anéantir. On peut rappeler à ce propos que, dans certains contextes, le viol anal ou ce qui s’y associe est utilisé comme une arme de guerre (Tchétchénie, Guantanamo). Cette « promesse » inversée est d’une violence terrible, et c’est la raison pour laquelle il suffit d’un doigt d’honneur trop hâtivement dégainé pour déclencher une bagarre sanglante.
Pour les raisons dites plus haut, ce motif est particulièrement sensible en contexte colonial (ou post-colonial), la colonisation pouvant être éprouvée fantasmatiquement (et tant souvent vécue) par les uns et les autres comme un interminable « enculage » du colonisé par son maître – une domination et une humiliation « pénétrant » jusqu’au plus intime de son existence. Les caricatures de femmes en djihab, d’imams et de barbus attendant, le cul tendu, l’organe « blagueur » destiné à les dérider et à les faire jouir envers et contre leur puritanisme de mauvais aloi, ces caricatures surfent en permanence sur cet imaginaire qui réactive le geste premier de la violence coloniale – le geste de « prendre », de s’assurer la maîtrise de corps nouvellement soumis et réduits à composition. Le message adressé par ces dessins est distinct, c’est un message autochtoniste néo-colonial, un geste de restauration : quoi que vous fassiez et disiez, quelles que soient vos dispositions et aspirations à l’égalité ou à ce que vous appeler « le respect » , nous demeurons les maîtres et nous vous le prouvons : nous vous enculons, chaque semaine, en images et en textes, en caricatures et en slogans moqueurs. Ceux qui adressent ce type de message n’ignorent rien de la sensibilité particulière de ceux à qui il est destiné à la violence provocatrice qu’il recèle. Ils n’ont ni l’excuse de la colère, du geste spontané et malencontreux, ni celle de l’ignorance. Ils savent et ils persévèrent. Ce sont les chrétiens, pas les musulmans, qui disent que ce type de persévérance dans l’erreur et le mal est diabolique. Il n’y a donc guère lieu de s’étonner que ces « persévérants » puissent être perçus, littéralement, par ceux dont les têtes ont été colonisées par les visions néo-théologiques de la politique, comme des diables – un mal à exorciser, donc... Quoi qu’il en soit, en tout cas, ces « blagueurs » invétérés, sont de l’espèce du Céline de Les beaux draps et de Bagatelles pour un massacre. Leur indifférence aux effets produits par leurs actions, leur incapacité à se détourner de la ligne que leur assigne le programme dans lequel ils sont inscrits, leur propension d’automates à s’enfoncer dans les impasses où ils se sont jetés – tout ceci les définit comme étant en délicatesse avec le réel lui-même. Le caractère obsessionnel de leurs motifs est l’expression d’une fuite dans l’imaginaire – celui d’un pays dans lequel « la blague » est le révélateur qui permet de faire le partage entre ceux du cru et les autres. Un pays qui n’a jamais existé que dans la tête de ces « petits Blancs », mais un imaginaire qu’ils ont en partage avec tous ceux qui, sans avoir jamais lu Charlie Hebdo, ont immédiatement senti qu’il y avait là matière à cause commune.

Ce n’est au fond un secret pour personne, sauf ceux qui n’en veulent décidément rien savoir, que le récit du présent qui constitue le socle de l’action des exterminateurs du 7 janvier est la chose la mieux partagée qui soit parmi cette fraction de la population, notamment jeune, dont le trait commun est d’occuper dans nos sociétés la place du colonisé (du post/néo-colonisé) et de s’éprouver comme excentré et constamment tiré vers le bas. Plus d’un reportage réalisé après les attentats dans « les quartiers » périphériques de grandes villes, après les attentats, témoigne de l’enracinement de ce récit qui entre violemment en conflit avec celui que tentent de faire prévaloir les institutions, à commencer par l’école. C’est un « récit d’en-bas », mais dont le propre, contrairement à d’autres, n’est pas de promouvoir les richesses, les puissances des cultures populaires et des valeurs qui s’y rattacheraient, mais d’être tout entier habité par une plainte : celle qui prend pour cible le mensonge perpétuel du pouvoir et des élites (de « ceux d’en-haut ») dans leurs rapports avec la violence cachée qu’ils exercent sur ces nouveaux damnés de la terre - les post/néo colonisés d’aujourd’hui, singulièrement les musulmans du monde entier. Dans ce récit, les motifs classiques de l’exploitation ouvrière (le musulman des discours xénophobes d’aujourd’hui étant souvent un « ouvrier qui a perdu nom » - dixit Rancière, si je ne m’abuse) et de l’oppression coloniale se déplacent ou se redéploient en direction d’une posture soupçonneuse : toute parole d’Etat, toute production discursive des élites sont suspectées d’avoir avant tout pour vocation de voiler cet inavouable secret qui préside à l’ordre du monde – la guerre sournoise et inexpiable que les puissances occidentales, le monde des « Blancs » conduisent contre cette nouvelle figure du plaignant sans recours qu’est le néo-colonisé, singulièrement, le musulman.
Ce récit du monde produit par ceux qui, pour ainsi dire, naissent offensés et se voient en victimes d’un tri social implacable n’est pas une fantasmagorie symétrique à celle dont se nourrit le discours de vomissement de l’étranger qui prospère sur des « impressions » d’envahissement, de menace, de violence que démentent toutes les approches rationnelles de la vie commune15. C’est la mise en imaginaire collectif d’une situation partagée bien réelle, un « bricolage » à partir de positions, d’expériences, d’épreuves qui, elles, n’ont rien d’imaginaire.
La place prépondérante qu’occupe dans ce récit du présent le motif du mensonge cynique et manipulateur des maîtres du monde découle du sentiment d’impuissance politique de relégation sociale et de rejet culturel qu’éprouvent ces populations. Tous ceux qui s’étonnent, pour la blâmer, de la propension de ces groupes sociaux à penser l’actualité en termes de manipulation et à prêter foi à des fantaisies conspirationnistes feraient mieux de s’interroger sur le lien qui s’établit distinctement, ici, entre impossibilité structurelle de se faire entendre, introjection blessée du discours accusateur de l’ « en-trop » et recours à des explications faisant appel à une « logique cachée » qu’il s’agirait d’extraire du mensonge institué et légitimé. Après tout, ils/elles ne délirent pas, ceux/celles qui voient s’établir une relation solide et chronique entre la façon dont les médias leur racontent le présent et la reproduction du partage violent entre le « haut » et le « bas », ici et ailleurs, le reproduction d’un ordre mondial qui fait violence aux sans voix. Le recours aux raccourcis logiques, aux raisonnements par induction approximatifs, aux « est-ce un hasard si... ? », aux « tout se tient... » est ce qui vient occuper la place d’une philosophie de l’histoire présente pour ceux dont le tort subi est inarticulable. Il faut bien admettre que le discours du pouvoir sur les événements en cours n’est jamais le dernier à leur tendre des perches – après tout, une nouvelle fois, l’intervention américano-britannique en Irak ne fut-elle pas fondée sur un mensonge de pure facture totalitaire ? Après tout, n’est-ce pas dans la très sérieuse et estimable London Review of Books et non pas sur un site islamiste délirant que j’ai lu un article parfaitement documenté révoquant en doute la thèse occidentale officielle à propos de l’utilisation de gaz toxiques contre la population civile dans un quartier de la banlieue de Damas, en août 2013 ? Après tout, est-ce vraiment avoir l’esprit embué par les théories conspirationnistes que de nourrir quelques doutes quant à la version policière de la carte d’identité « oubliée » par l’un des deux tueurs de Charlie Hebdo dans l’un des véhicules utilisés pour l’attentat ?
Qu’est-ce qui, donc, fait la différence entre les trois exterminateurs du 7 janvier 2015 et la multitude de ceux qui, ici, parmi nous non moins qu’ailleurs, se sont fait une religion de ne plus prêter foi d’aucune manière au récit du présent propagé par les gouvernants, les médias, l’école, les élites et qui, pour autant, ne prennent pas les armes pour en finir avec les insulteurs de l’Islam et autres provocateurs salariés ? C’est, tout simplement que les premiers ont été saisis par l’un des appareils de la guerre civile mondiale (Carl Schmitt) qui étend son emprise sur le monde actuel. Multipolaire, mobile, en pleine expansion, cet appareil, quelles qu’en soient les dénominations et les emplacements, fait désormais partie de « la situation générale » et ce sont les actions et les discours qui en émanent qui présentent le contrechamp de la « lutte contre le terrorisme » conduite par les puissances hégémoniques. Que cet appareil aspire à l’Etat, à ce fait Etat (le Califat comme Etat islamique) suggère qu’il a plus de traits communs avec ce qu’il combat qu’il ne l’imagine (et que ne l’imaginent ses ennemis). Les forces en présence sont sans proportion, mais, désormais, une terreur fait face à une autre. Le régime d’histoire qui monte, aujourd’hui, c’est celui de la terreur et les djihadistes n’en présentent que le visage le plus exposé, dans l’actualité immédiate que l’on sait. Pour le reste, ceux qui leur font face ont pris plusieurs siècles d’avance sur les égorgeurs assoiffés de publicité, en matière de terreur massacrante – à Hiroshima, Nagasaki, Dresde, Sétif et ailleurs.

Nous sommes entrés désormais dans une phase où, comme l’a proclamé Valls, l’Etat est « en guerre » contre le terrorisme. Ce qui va donc s’expérimenter sous nos yeux, à notre corps défendant et peut-être sur notre corps même, c’est la notion d’une « démocratie de guerre » qui est tout autre chose qu’une démocratie entraînée dans une guerre conventionnelle. C’est qu’en effet la « guerre contre le terrorisme », ennemi absolu et sans statut juridique (un « partisan, au sens de Carl Schmitt), se traduit en premier lieu non pas par des opérations militaires, mais par la mise en place d’un état d’exception à géométrie variable. Le trait constitutif de cet état d’exception est de s’exercer en premier lieu au détriment de tous ceux qui sont, dans cette situation, à la place du suspect – les populations d’origine étrangère, singulièrement coloniale ; il est donc d’intensifier, de dramatiser et d’aggraver l’opération de fragmentation qui est à l’origine du tort dont les événements du 7 janvier sont le débouché strident. La boucle se boucle là où le dispositif destiné à « empêcher qu’une telle tragédie se reproduise » est celui-là même qui en créé les conditions. La guerre déclarée par Valls en est moins une d’ailleurs qu’une chasse dont le terroriste islamiste est le gibier. Une guerre sans prisonniers et sans témoins, donc, mais avec trophées de chasse. Le modèle en est l’exécution de Ben Laden par le commando télécommandé par le marshall global Obama.
La prochaine fois qu’un immigré restera sur le carreau, suite à l’une de ces bavures policières qui ont, chez nous, un statut de quasi-institution, ce sera la faute aux terroristes qui, en accroissant le surmenage policier, rendent ce genre d’ « accident » inévitable et, du coup, bien excusable.

On ne peut, pour finir, s’empêcher de faire le rapprochement entre l’affaire de l’Interviewer et celle de Charlie Hebdo  : qu’elle soit bouffonne ou tragique (une cyber-attaque attibuée à la Core du Nord ou un attentat sanglant), la crise finit toujours par s’imposer comme ce qui relance les affaires : elle transfigure un navet pathétique et incendiaire en poule aux œufs d’or, elle fait bondir un canard sous perfusion de 50 000 à plus de deux millions de vente. Ce n’est pas seulement la merde que le capital transforme en or (Marx), c’est le sang des hommes.

1 Ce que vise à rappeler le chiffon rouge de la « déchéance de nationalité » agité par l’UMP et, bien sûr, le Front national.

2 Michel Foucault : Il faut défendre la société, cours au Collège de France du 17 mars 1976, Gallimard Seuil, 1997 ; Etienne Balibar : Les frontières de la démocratie, La Découverte, 1992 . Ou bien encore son livre écrit avec Immanuel Wallerstein : Race, nation, classe : les identités ambiguës, La Découverte, 1997.

3 A Nice, un enfant de huit ans qui avait refusé de prononcer la formule sacrée du catéchisme républicain du moment - « Je suis Charlie » est déféré par son instituteur auprès du directeur de l’établissement, lequel le dénonce à la police, laquelle convoque le gamin et lui fait subir un interrogatoire. La ministre de l’Education nationale approuve. Les syndicats enseignants demeurent discrets...

4 Le New York Timesé, le réseau ABC se sont notamment refusés à le faire. On pourrait, dans le même sens, faire remarquer que non seulement un journal comparable à Charlie Hebdo dans sa ligne éditoriale et ses procédés n’existe pas, dans aucun des pays voisins de la France, mais qu’il y est inconcevable, ces pays n’étant pas moins des démocraties fondes sur les mêmes principes généraux que la nôtre... Mais on peut supposer qu’aussitôt, les mêmes qui étaient arc-boutés sur les principes la seconde précédente, rétorqueraient que c’est bien là une preuve supplémentaire du génie particulier de notre peuple, passant sans transition et sans souci de cohérence du régime de l’universel intransigeant à celui de l’unique et du singulier.

5 Un abus dont nul ne semble s’offusquer parmi les élites politiques et culturelles de notre pays, mais qui saute aux yeux des observateurs étrangers. Voir par exemple à ce propos l’article de Seumas Milne « Paris is a warning : there is no insulation from our wars », paru dans The Guardian du 15/01/2015. On ne soulignera jamais trop les responsabilités des médias, télévision en tête, qui ont été au premier rang dans la mise en place de ce dispositif dans lequel disparaît toute possibilité pour les offensés de rétorquer publiquement à leurs insulteurs professionnels. Les trois exterminateurs du 7 janvier sont les enfants du muslim bashing orchestré par les médias. A ce stade de l’outrance et de la mauvaise foi, le motif détourné de la « liberté d’expression » devient indistinct du pur et simple exercice du « droit du plus fort ». Nulle surprise alors qu’une cohorte de dictateurs et de représentants de gouvernements autoritaires, de partisans de l’apartheid à la Netanyahou se reconnaissent immédiatement dans la cause de Charlie...

6 Je démarque ici le motif d’une caricature publiée dans un journal australien, en « hommage » à Charlie – l’évêque étant bien sûr, dans cette version démocratiquement correcte remplacé par le Prophète et les bibles par des corans...

7 Jacques Rancière : La Mésentente, Galilée, 1995.

8 Voir sur ce point Edward Saïd : Israël, Palestine, l’égalité ou rien, trad. De l’anglais par Dominique Eddé et Eric Hazan, La fabrique, 1999.

9 Et dont le film de tribunal hollywoodien est l’une des « vitrines ».

10 Voir à ce propos Alain Badiou, Sylvain Lazarus, Natacha Michel : Une France pour tous...

11 Jean-François Lyotard : Le Différend, Ed de Minuit, 1983.

12 Axel Honneth : La lutte pour la reconnaissance, Folio...

13 Nathalie Nougayrède, éphémère directrice du Monde dont elle fut débarquée sans ménagements en mai 2014, publie dans The Guardian, au lendemain des événements un long article intitulé « Defending the right to offend ». Que ne prêche-t-elle donc par l’exemple en joignant à son papier quelques extraits des Protocoles des Sages de Sion et quelques caricatures extraites du Stürmer du nazi Julius Streicher ? A cette condition, nous commencerions à croire à l’universalité du « droit » qu’elle prétend promouvoir ici... A défaut d’une telle démonstration, ce dont nous la voyons l’avocate, c’est la liberté de certains d’en offenser d’autres, sans aucune clause de réciprocité. Or, en la matière, la réciprocité est le fondement de l’égalité.

14 Telle était notamment la position du regretté Pierre Vidal-Naquet.

15 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon texte « Lettre de loin », disponible sur le site « Ici et ailleurs – pour une philosophie nomade » et sur le blog de Marco Candore, « Le silence qui parle ».

16 Voir sur ce point l’article de Jeffrey Sachs « The War with Radical Islam », Taipei Times, 19/01/2015.

17 Voir sur ce point l’article très convaincant d’Olivier Cyran, ancien collaborateur de Charlie Hebdo, publié dans Article 11, 5/12/013.

18 Le rapprochement est éloquent, entre la photo de la manif vue de haut qui souligne cet écart entre les grands de ce monde agglomérés en tête de manif et celle qui fut publiée dans la presse et qui, prise à hauteur d’homme, entretient l’illusion d’une continuité entre les deux manifs – celle des dignitaires et celle du quelconque.

19 On ne saurait trop insister ici sur le douloureux contraste entre le caractère résiduel des manifestations qui ont eu lieu après l’assassinat de Rémi Fraisse à Sivens et le volume de l’agrégat suscité par les attentats du 7 janvier. Quelques jours après ceux-ci, on apprenait la fin de la garde à vue du gendarme auteur du tir de grenade qui a tué le jeune manifestant.

20 Ce qu’ont parfaitement compris ces manifestants qui défilaient à Alger, le 17 janvier, en criant : « Je suis Mohammed », ceci en réaction au nouveau numéro de Charlie Hebdo dans lequel la relève, après le massacre, persistait et signait dans le registre des blagues incendiaires.

21 C’est là un des aspects saillants de la « guerre totale » contre le terrorisme, par lequel celle-ci s’apparente à la « guerre totale » tout court : au lendemain d’événements comme les attentats, le public est « bombardé » de messages propagandistes (sur le modèle de la guerre aérienne) et les espaces publics sont détruits, comme espaces pluralistes d’échanges, par ces tapis d’énoncés « corrects », comme le sont, pendant la seconde guerre mondiale, Dresde, Hambourg, Tokyo, etc. Ces opérations de saturation font disparaître toute distinction entre propagande totalitaire et propagande démocratique, à ceci près qu’à la terreur ouverte se substitue la saturation. Dans un tel contexte, toute opinion non alignée exprimée à haute et intelligible voix devient criminelle. Que les énoncés de base sur lesquels reposent ces dispositifs d’anesthésie et de mobilisation totale de l’opinion soient manifestement boiteux et aisément réfutables est sans importance : ce qui compte n’est pas que les énoncés soient bien formés, c’est la seule puissance de feu des gouvernants et des appareils de pouvoir. Ce point est essentiel : lorsque surviennent de telles situations d’exception, il apparaît en pleine lumière que les gouvernants pensent comme des porcs (Gilles Châtelet). Le paradoxe étant que ce travers (de porc) n’amoindrit en rien, dans ces moments, la force d’aimantation de leurs énoncés.

22 Dans un entretien avec Bertrand Poirot-Delpech, Jean Genet se rappelle : « Quand j’étais à Mettray, j’ai été envoyé en Syrie, et le grand homme, en Syrie, c’était le Général Gouraud, celui qui n’avait qu’un bras. Il avait fait bombarder Damas (…) Les petits gars de Damas prenaient un grand plaisir à me promener dans les ruines qu’avait faites les canons du Général Gouraud. J’avais une double vision du héros et de la saloperie, du type dégueulasse qu’était finalement Gouraud. Je me sentis tout à coup tout à fait du côté des Syriens ».
En mai 1945, de Gaulle envoie des troupes en Syrie et donne à l’aviation française l’ordre de bombarder Damas, ceci dans le but de casser les reins au mouvement pour l’indépendance dans le pays. Mais les Britanniques s’opposent à ce retour en force de la puissance mandataire...
C’est donc bien simple : quand la France impériale est de retour sur le théâtre moyen-oriental, son premier mouvement, c’est de bombarder Damas...

23 Walter Benjamin : Baudelaire, édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, trad. De l’allemand par Patrick Charbonneau, La fabrique, 2013.

24 Klaus Theweleit : Männerphantasien, vol., Verlag Roter Stern, 1977 (disponible en anglais).

25 C’est le « paradigme » de ces vallées vosgiennes (côté Alsace) qui se remplissent chaque week-end de touristes allemands mais se voient envahies par des migrants imaginaires et, pour cette raison, plébiscitent le Front national...