Les confessions d’un mangeur de chien

, par Norbert Puke


Ma plus grande faiblesse, à part les femmes, c’est la viande de chien. Je vendrais ma mère pour m’en procurer et satisfaire ce besoin dévorant – mais il me faut bien avouer que je suis souvent en manque. Les petits chiens noirs sont de loin les plus savoureux. Certains les tuent à la naissance pour les consommer, mais c’est une erreur. Il faut les laisser grandir quelques mois, voire un an, avant de les cuisiner – c’est alors que leur chair est vraiment à point [1].
J’ai écrit : faiblesse, mais c’est plutôt passion que je devrais dire, crânement, sans honte. Bien sûr, quand je commence à raconter à mes amis que je raffole de la viande de chien, ils me font la gueule, instantanément. Chaque fois, je me dis que je ferais mieux de la boucler, ça gâche l’ambiance et ça fait le vide autour de moi. Mais d’un autre côté, je trouve la chose tout à fait injuste : en quoi le fait de manger du jeune chien est-il pire que se régaler de côtes d’agneau ou de rôti de veau ? Pure question de goûts culinaires et d’usages alimentaires – le domaine par excellence de la diversité culturelle. Evidemment, mon tort, le seul sans doute, est d’être minoritaire, ultra-minoritaire même, parmi les miens, dans mon propre pays. Pire : mon malheur est de vivre dans une société où non seulement le commun des mortels n’a pas le goût de manger du chien (comme certains peuples rechignent à manger du mouton, du lapin ou des cuisses de grenouilles), mais où l’idée même qu’on puisse le faire suscite une vive indignation, une unanime réprobation – coutume barbare, la cause est entendue une fois pour toutes.
Le paradoxe, c’est quand même que ceux qui dénoncent avec le plus de vigueur cet usage à leurs yeux révoltant, répugnant, n’ont évidemment jamais goûté de la viande de chien. Il me font à ce titre penser à ces prêtres catholiques qui n’en finissent pas de tempêter contre la débauche sexuelle alors même qu’ils sont supposés n’avoir jamais approché ni de près ni de loin les plaisirs de la chair. Gageons que si nombre d’entre eux avait, ne serait-ce qu’une fois, une seule fois, goûté un ragoût de chiot convenablement engraissé, préparé dans les règles de l’art, délicatement parfumé au gingembre et relevé de quelques clous de girofle, ils se hâteraient moins de tonner contre mon penchant. Difficile de ne pas y revenir une fois qu’on en a tâté.

C’est une addiction, alors ? Possible. Le fait est que quand je suis vraiment en manque, je me damnerais pour une demi-livre de poitrine du premier mâtin venu, même jaune, comme d’autres sont prêts à tout pour se procurer leur dose d’héroïne. Ceci étant, si dépendance à la viande de chien il y a, celle-ci est infiniment moins néfaste et dangereuse, à tous égards, que, non seulement les addictions aux drogues dures, mais même, plus banalement, à l’alcool, au tabac, aux médicaments, aux jeux de hasard, à internet, à Marine, etc.
Quel mal y a-t-il à élever quelques jeunes chiens de boucherie en un lieu aseptisé, dans lequel ils disposent de suffisamment de lumière et d’espace pour se mouvoir, et où ils sont richement nourris ? Bien moins, assurément, qu’à élever des volailles en batterie, dans ces véritables camps de concentration pour animaux où elles s’entassent par milliers dans la poussière et une saleté repoussante ? Et les porcs serrés les uns contre les autres dans la boue de leurs enclos, les veaux qui ne voient jamais le jour et ne tiennent pas sur leurs jambes ?

Mais passons. Ma passion étant si peu partagée dans notre pays et l’élevage de chiens en vue de leur consommation si sévèrement réprimé, il me faut bien me débrouiller seul pour satisfaire ce que le grand nombre, bien à tort, s’obstine à considérer comme un vice. Même si j’en avais les moyens, je ne pourrais pas aller m’approvisionner à la SPA – non seulement ils les vendent cher, leurs pensionnaires décavés, mais ensuite, pas question qu’ils disparaissent sans laisser de traces, c’est surveillé de près tout ça, par puces électroniques, passeports de santé, vétérinaires, toute cette police des animaux domestiques, infiniment mieux protégés que les pauvres et les sans-logis, par les temps qui courent.

Il m’a donc bien fallu improviser, inventer des solutions pour satisfaire mon penchant – lorsque je suis en manque, je me sens prêt à commettre l’irréparable, enlever en pleine rue un petit teckel potelé sous les yeux de sa maîtresse, faire irruption nuitamment dans le jardin des voisins et égorger le gros boxer qui y monte la garde... Alors, je me suis mis en cheville avec ces chenils hongrois un peu patibulaires qui sont spécialisés dans la production de carlins au nez aplati au gré d’opérations et de manipulations génétiques inavouables. Tous les mois, je prends ma voiture, je go fast sur les autoroutes allemandes et autrichiennes en direction de Budapest, je bifurque vers Székesfehérvàr et m’en vais récupérer dans un chenil perdu au bout d’une zone industrielle dévastée mes deux ou trois portées de chiots de quelques semaines, je paie en liquide, récupère les documents bidonnés qui vont avec et, hop, go fast en sens inverse. Jamais plus de 24 heures l’aller-retour, le tout au café et au Red Bull (marque déposée).
Je revends les carlins à des animaleries avec lesquelles j’ai mes habitudes, deux ou trois fois le prix où je les ai achetés aux Magyars sans scrupules. Et donc, pour douze que je refourgue, je garde le treizième, le plus dodu, pour ma consommation personnelle. Je l’élève à la maison, je le dorlote, je le choie, je le gave – jusqu’au jour où, lui tâtant les côtes, je l’estime à point. Je n’irais pas jusqu’à dire que je l’immole toujours de gaîté de cœur sur l’autel de mon irrésistible envie – mais l’idée, l’imagination du ragoût fumant aux effluves enivrantes est toujours plus forte que l’attachement à cette jeune vie à peine entamée – et si aisément substituable !

Le seul problème, avec les carlins, c’est leur frappante ressemblance, en tant qu’espèce, avec Jean-Paul Sartre – ce regard un peu torve, ces babines tombantes – c’est, chaque fois que mon regard s’arrête sur l’un de mes pensionnaires provisoires, le même choc : comme si, plutôt que mon mets royal (Royal canin, marque déposée !) du lendemain, j’avais sous les yeux la dernière édition de L’Etre et le Néant... C’est que Sartre est, depuis toujours, le plus précieux de mes inspirateurs, mon maître de sagesse... Et déguster la chair de son maître de sagesse, est-ce bien raisonnable... ? Mais pourquoi pas, répondrait le disciple de Claude Lévi-Strauss passant par-là : tout comme le primitif, en consommant le cœur de son ennemi, pense incorporer ainsi sa puissance, le mangeur de chien spécialisé dans le carlin, peut éprouver à bon droit qu’en s’adonnant à sa passion, il s’approprie le meilleur de la philosophie de Jean-Paul Sartre...
Pas plus con, en tout cas, que l’idée qu’en faisant un peu d’editing pour le compte de Paul Ricoeur, le citoyen Macron ait été susceptible d’être tout juste effleuré par l’aile de sa philosophie.

Enjoy your meal !

Norbert Puke

Notes

[1Passage manifestement interpolé, sans doute par un scribe désœuvré ou en quête de reconnaissance. Le lecteur/la lectrice sagace qui identifiera la provenance de l’emprunt est invité-e à se présenter dans les locaux d’Ici et Ailleurs aux heures ouvrables, afin d’y retirer le cadeau surprise qui l’y attend.