Une vraie histoire de dingue

, par Clémence Fayot


« Son âme était lasse de tout ce qu’exige la vie »
John Cowper Powys, Givre et sang (1925)

1- Ordre de grandeur du massacre : Gaza, c’est Babi Yar (entre 30 et 40 000 morts), étalé sur plusieurs mois. Faire mention à haute voix de cette commune mesure, cela peut vous conduire tout droit dans les locaux de la police judiciaire.

2- Le problème de la pensée du juste milieu, c’est qu’elle ne pense rien du tout ; davantage encore : elle est un dispositif tourné vers la dé-pensance. Exemple, ce titre d’un édito du Monde : « Israël-Gaza : une contestation légitime, des dérives inacceptables ». Quelque chose arrive : des milliers d’étudiants, sur des campus et sites universitaires états-uniens, français et autres, se mobilisent pour Gaza. C’est un événement, dans l’ordre de la vie politique, publique. L’opération conduite par la pensée du juste milieu va consister, dans un premier temps, à le dissoudre dans un bain de moraline en renvoyant dos à dos ceux qui dénoncent les crimes de masse israéliens et ceux qui les soutiennent. Dans un second temps, à faire disparaître l’événement que constitue cette mobilisation en l’enfouissant sous la rhétorique du « d’un côté... de l’autre côté ». La pensée du juste milieu est l’ennemie jurée de toute espèce d’événement.

3- Pas besoin d’aller chercher très loin pour nourrir un pessimisme anthropologique fondamental (par opposition au pessimisme circonstanciel) : lorsque surviennent des temps sans qualité ou pire, carrément obscurs, on voit croître et proliférer sans tarder toute une mauvaise graine, comme sortie du néant, et dont on ignorait non seulement l’existence mais, pire, dont on ne soupçonnait même pas qu’elle puisse exister – voir cette horrible génération spontanée qui a donné lieu à l’apparition de la caste dirigeante macroniste, ministres, notables parlementaires, conseillers, tous et toutes plus improbables et généralement émétiques les un.e.s que les autres et dont, brusquement, les noms viennent occuper les journaux et les écrans de télévision ? L’homme et la femme de la rue que le sens commun n’a pas encore totalement déserté se demande alors, atterré.e : Mais d’où ça sort, tout ça ? Et puis surtout : comment une telle espèce (une telle catégorie humaine) peut-elle exister ?
Sans doute l’avait-on su, jadis, naguère – mais cela fait partie des choses que l’on s’empresse d’oublier...
Et le pire, c’est que le pire est encore à venir – quand le bleu sera devenu tout à fait marine, c’est-à-dire brun.

4- Quand Marine sera aux affaires, donc, il y aura des milices brunes à brassard qui seront chargées (entre bien d’autres choses) de faire régner l’ordre dans les boîtes à livres. Même Jean Giraudoux et Georges Duhamel n’y seront plus en sécurité.

5- Avant, les Français se faisaient une gloire et un plaisir de se moquer des Belges, avec les blagues du même nom. Maintenant, ce sont les humoristes belges qui sont grassement payés pour se moquer de nous, sur la radio du service public, en plus. Quelque chose me dit que ce scandale ne va pas durer bien longtemps encore, et c’est heureux. Mais Adèle van Reeth n’est-elle pas une blague belge en elle-même ?

6- Quand vous avez affaire à des gens qui vous apparaissent comme des fous furieux, des névrosés à mort, efforcez-vous de savoir d’où ils (pro)viennent – et émerveillez-vous qu’ils ne le soient pas davantage encore (fous comme des lapins, névrosés à bloc, etc.).

7- Les boîtes à livres, ce sont aussi les égouts dans lesquels vient se déverser la littérature scolaire. Régulièrement, un jeune homme ou une jeune femme en rupture d’études ou bien s’étant tout juste acquitté.e de la formalité du bac vient y vidanger le meuble de rangement surencombré de sa chambre à coucher, y jetant épars classiques Hatier, abrégés, Annabacs et autres digests concoctés par de jeunes agrégés peinant à payer leurs pensions alimentaires. On perçoit dans ces entassements d’où émergent ici Andromaque, là Candide, ailleurs encore Ruy Blas, Thérèse Raquin et même la Métaphysique des mœurs, la joie tant sauvage que maligne de l’adolescent.e qui s’allège, et pour toujours, de ces astres morts. Le problème étant, bien sûr, que pour la majorité d’entre eux.elles, cela aura été leur adieu définitif au livre tout court. Une existence à tout jamais libérée du livre, c’est une vie émancipée de quoi, au juste ?

8- Si Dieu existait vraiment, il serait une femme – au moins de temps en temps.

9- « Et toi, qu’est-ce que t’a fait ? », demande le gros dealer de coke colombienne (et qui en a pris pour quinze ans) au petit binoclard chétif qui vient tout juste de prendre ses quartiers dans la cellule déjà surpeuplée.
- Moi ? J’ai écrit un livre... ».

10- On serait bien fondé à se demander, lâcha N. d’un ton sentencieux, si les libraires haïssent les boîtes à livres (et ceux qui les installent) autant que les industriels de la viande ont en horreur l’appellation « steak végétarien » (et ceux qui les fabriquent). Mais comme je ne fréquente plus trop les librairies depuis qu’existent les boîtes à livres, justement, je ne sais pas trop à quoi m’en tenir sur la question...

11- Plus les gens avancent dans le grand âge, et plus leur existence réelle se replie vers la nuit – cauchemars, insomnies, angoisses mortelles, malaises de toutes sortes. Leur vie diurne et éveillée n’est plus qu’un pauvre appendice, un reliquat de leur survie spectrale.
Ceci dans l’attente de ce qu’ils veuillent bien se donner la peine de mourir.

12 – Ce n’était pas une si bonne idée que ça de publier chez un éditeur parisien en vogue (et surtout sans scrupules) ce bref essai rigolard et démagogique intitulé Comment battre son conjoint sans se faire repérer ? – en pleine campagne gouvernementale contre les violences conjugales. N. devait en faire promptement la cuisante expérience, et ce fut tout à fait en vain qu’il argua du fait qu’il n’avait pas adopté l’écriture inclusive dans le titre de son ouvrage.

13- C’est fou ce que les gens peuvent utiliser comme marque-pages, quitte à les oublier ensuite dans les bouquins dont ils ont abandonné la lecture et qu’ils déposent dans les boîtes à livres : cartes postales (la tante Olga en vacances à La Croix-Valmer), coupures de presse, tickets de cinéma, billets d’entrée dans les expositions, marque-pages aussi, tout de même... et, récemment, jusqu’à une protection féminine (intacte) sous son emballage plastique... Des lettres oubliées aussi, parfois, et là, ce peuvent être les grandes lignes d’un scénario qui se dessinent. Ainsi, dans cet ouvrage récemment découvert, en deux exemplaires neufs, jamais ouverts, et accompagnés d’une lettre manuscrite adressée par l’auteur à une dédicataire prénommée Jeanine :
« C’est vrai que j’ai travaillé longtemps à ce livre qui puise dans les souvenirs d’enfance et d’adolescence, et sans doute au plus profond de moi-même. Très près de mon cœur, Boris et Boris [le titre de l’ouvrage] est quand même un roman, une synthèse de sentiments et d’émotions. Le cadre historique de la guerre n’a pas été inventé, ni celui du collège où j’ai fait mes études. J’ai voulu que le livre soit vrai, même s’il est inventé (...) ».
En préambule à cette présentation sensible, l’auteur remercie sa correspondante pour la commande du livre – vente directe, donc, d’un roman publié à compte d’auteur, comme il y en a tant. Un achat de courtoisie, selon toute évidence, vu les conditions dans lesquelles les deux exemplaires se retrouvent, avec la lettre de l’auteur, dans la boîte à livres. Le contraste est cruel, entre le ton de proximité confiante de la lettre accompagnant l’envoi et la manière selon toute apparence cavalière dont la destinataire s’est délesté des livres... Mais qui sait ? On imaginerait tout aussi bien Jeanine déjà affaiblie par la maladie et achevant ses jours au bord de la mer, sans avoir trouvé la force d’ouvrir le livre, la suite étant comme écrite d’avance – héritiers pressés de faire le ménage dans l’appartement de la défunte, la boîte à livres constituant un débouché naturel du grand nettoyage. Après tout, la lettre est datée du début de l’année 2006...
Une brève recherche sur internet me renseigne sur l’auteur : né en 1932, mort en 2022, ayant faire carrière dans la banque (belge), romancier, novelliste, poète à ses heures... Sa photo – bonne tête, belle gueule. Le mieux serait encore de mourir sans traces.

14- Ce sont les mains qui trahissent les acteurs vieillissants, lorsqu’ils s’obstinent à interpréter des rôles de jeunes hommes romantiques et énamourés. C’est quand on les voit prendre dans leurs bras l’objet de leur flamme que les veines saillantes et les tavelures sur leurs mains trahissent impitoyablement leur âge. Le maquillage se concentre sur les visages et néglige les mains, à tort : elles font l’âge du bonhomme, sans merci. Au hasard : Charlton Heston dans Nairobi Affair de Marvin J. Chomsky (1989). Charles Boyer dans L’Arc de Triomphe de Lewis Milestone (1948).
La remarque vaut pour les femmes aussi – parfaite égalité entre les sexes.

15- Les plus mal lotis, dans les boîtes à livres de la Côte d’Azur, c’est les bouquins en néerlandais. Même le Journal d’Anne Frank trouve difficilement preneur.

16- Toujours plus de chiens, au bout d’une laisse. Toutes sortes de chiens, mais tous racés (racisés ?). Comme une odeur de carences affectives (chez les maîtres). Il est désormais courant que, dans une famille, chacun.e ait son chien – le papa, la maman, la jeune fille... Chacun.e promène son chien et s’en occupe. Quand tout va bien, on se rend des services – on sort le chien de l’autre, s’il.elle est pris. Parfois aussi, c’est la guerre des chiens – la guerre des humains, les familles qui se déchirent, par chiens interposés.

17- Envisager les psychanalystes comme une corporation de voleurs d’histoires professionnels. Ayant en commun une infirmité – ils ne savent pas raconter des histoires – ils se vengent en extorquant doucereusement celles des autres. Et le pire (qui montre bien qu’ils ont un pacte avec le Malin), c’est qu’ils se font payer pour ça !

18- Découpler d’un geste décidé le suicide de la mort volontaire. Le suicide joue dans le camp du malheur, du désespoir, il est poisseux. La mort volontaire, c’est le dernier mot, le dernier cri (souverain) de la Grande santé.

19- Depuis qu’Adèle Haenel a fait la superbe voix off qu’on sait dans Retour à Reims (Fragments) de Jean-Gabriel Périot, on ne dit plus la divine Adèle, on dit la bourdivine Adèle.

20- Et puis surtout, pour finir en beauté : n’oubliez pas de vous repeigner avant le selfie – selfie décoiffu, selfie foutu !

Clémence Fayot