A propos de Comparer l’incomparable

, par Alain Brossat


Conférence en ligne prononcée le 9 juin 2021 à l’intention d’étudiant-e-s taïwanais-es en cinéma (Ndlr)

J’aimerais commencer par une brève remarque sur les comparaisons – puisque le livre que je vais vous présenter brièvement consiste en une comparaison entre deux films fameux, Naissance d’une nation, de l’Américain D. W. Griffith (1915) et Le Juif Süss de l’Allemand Veit Harlan (1940).
En sciences humaines, la méthode comparative est un moyen de produire de la connaissance par le rapprochement de deux objets, quels qu’ils soient. Le recours à cette méthode est courant et, généralement, il ne pose pas de problèmes particuliers. Par exemple, vous pouvez faire une étude sur l’enseignement du cinéma dans le monde chinois en comparant les formes et contenus de cet enseignement dans les universités du continent et à Taïwan – ce faisant, vous produirez un certain nombre de connaissances et pourrez tirer un certain nombre de conclusions – cela ne pose pas de grands problèmes, ni méthodologiques ni autres.
En revanche, peuvent se présenter des sujets, des situations dans lesquels le geste même de la comparaison peut faire l’objet de toutes sortes de réserves et de contestations – ceci parce que cela heurte des habitudes de pensée, des intérêts, des positions politiques ou idéologiques dominantes, etc. C’est dans cette catégorie que se situe la comparaison systématique, détaillée et argumentée selon des règles académiques que j’ai entreprise, entre les deux films mentionnés.
En effet, non seulement cette comparaison ne va pas de soi, mais je dirais même qu’elle est, a priori, complètement contre-intuitive ou, du moins, qu’elle est intéressante, pour moi, précisément parce qu’elle heurte de front tout un ensemble d’opinions solidement établies et d’habitudes de pensée. A plus d’un égard, cette comparaison est explosive et c’est précisément la raison pour laquelle je l’ai entreprise.
Pourquoi cette comparaison pose-t-elle problème ? En tout premier lieu pour des raisons de réception et de contextes historiques. Dès sa sortie, le film de Griffith s’est imposé à la critique comme au public, états-unien d’abord puis mondial, comme un chef d’œuvre absolu, indissociable de l’invention du cinéma comme 7ème art, bourré d’innovations techniques et de trouvailles narratives destinées à s’imposer dans le langage filmique, direction d’acteurs, filmage, utilisation des décors naturels, montage, etc. Au fil du temps, malgré le fait évident et massif que cette saga située pendant la guerre civile aux Etats-Unis est inspirée par un violent parti-pris suprémaciste blanc et un racisme anti-noir des plus distincts, ce film n’a rien perdu de sa réputation et il suffit d’ouvrir n’importe quelle histoire, n ’importe quel dictionnaire du cinéma, dans toutes les langues, pour retrouver, lorsqu’il est question de lui, les mêmes qualificatifs et les mêmes louanges. La tournure rhétorique qui s’est imposée universellement, quand on parle de Naissance d’une nation, est celle-ci : un monument, un film pionnier dans l’histoire du cinéma, en dépit des regrettables préjugés idéologiques de son auteur. Tout se passe donc comme si, selon ce régime universellement partagé de la critique, la qualité artistique de l’œuvre, son statut de chef d’œuvre, se tenaient hors d’atteinte de ses « faiblesses » politiques et idéologiques.
Dans un contraste criant, Le Juif Süss, réalisé par Veit Harlan au début de la Seconde guerre mondiale, alors que les persécutions antisémites battaient leur plein en Allemagne nazie et que les dirigeants du IIIème Reich préparaient activement l’extermination en masse des Juifs d’Europe, est un film maudit. Au lendemain de la défaite de l’Allemagne nazie, son auteur a dû rendre des comptes à la Justice de son pays pour l’avoir réalisé. Il faut dire qu’il s’agit d’un film qui, sous les dehors d’une œuvre de divertissement en costumes, dépeignant la carrière et la chute d’un parvenu juif, Süss Oppenheimer, à la cour du duc de Würtemberg, au début du XVIIIème siècle, est tout entier voué à l’agitation antisémite impulsée par le IIIème Reich – le ministre de la propagande Goebbels a d’ailleurs supervisé de bout en bout la préparation et le tournage du film. En dépeignant l’ascension de l’intrigant Süss, devenu conseiller et financier du duc, puis sa disgrâce, son procès et sa pendaison suite à la mort du duc et à une révolte du peuple de Stuttgart contre la « tyrannie des juifs » (autorisés en conséquence des intrigues de Süss à quitter leur ghetto pour vivre parmi les chrétiens), Harlan apporte avec ce film un soutien clair et distinct à l’entreprise de destruction des Juifs d’Europe qui se met alors en place. Ceci de façon d’autant plus désastreuse que ce film rencontra, lors de sa sortie, un grand succès en Allemagne et dans tous les pays d’Europe occupés par les nazis.
Pour cette raison, ce film a, après la Seconde guerre mondiale, été déchu de sa condition d’œuvre d’art pour devenir un crime ou la marque du crime – de manière tout à fait exceptionnelle, sous le régime général de disponibilité des œuvres cinématographiques, la représentation publique de Le Juif Süss demeure soumise aux plus sévères restrictions – en gros dans des pays comme la France et l’Allemagne, la présentation du film en salles est interdite, aujourd’hui encore, et c’est aux Etats-Unis qu’en a été préparée l’édition en dvd, avec des commentaires de spécialistes en forme de mises en garde.

Le travail comparatif que j’ai entrepris sur le film de Griffith et celui de Harlan consiste en premier lieu à s’interroger sur le contraste absolu qui apparaît dans la réception pérenne de ces deux films – alors même qu’ils présentent de si grandes parentés. C’est qu’en effet, ce ne sont pas seulement l’un et l’autre des films ouvertement racistes, le premier désignant les esclaves noirs (Afro-Américains) comme des sauvages prêts à se livrer à tous les excès et à commettre tous les crimes dès l’instant où ont été brisées leurs chaînes, le second décrivant les Juifs comme race dégénérée, fourbe, cupide, ferment de dégénérescence dès lors qu’elle s’insinue dans le corps sain de la communauté chrétienne. Le film de Griffith a part liée avec l’esclavage de plantation comme crime historique collectif, comme crime contre l’humanité, au même titre exactement que celui de Harlan a part liée avec l’holocauste. L’un et l’autre composent une fable, racontent une histoire qui fait, en vérité, l’apologie de ces crimes.
Mais davantage encore, ces deux films ne se contentent pas d’être ouvertement racistes. Un pas plus loin, ils véhiculent un motif politique terrifiant : l’idée selon laquelle le salut de l’humanité vraie – l’espèce blanche et chrétienne, la seule qui soit pleinement humaine et civilisée, dont l’intégrité mérite d’être promue et défendue, ce salut passe nécessairement par l’éloignement ou la mise à mort des espèces humaines inférieures, parasites, dangereuses – les Noirs dans un cas, les Juifs (comme « Orientaux ») dans l’autre. Pour faire vivre la communauté (l’espèce) blanche menacée, il faut faire mourir les espèces dégénérées et inassimilables, réfractaires à la civilisation qui rêvent de se mélanger, de se métisser avec elle. Tout particulièrement d’empoisonner son sang.
En effet, dans les deux films, le temps fort du film est un viol ou une tentative de viol d’une innocente jeune fille de la race « supérieure » (blanche et chrétienne) par un représentant de l’espèce inférieure et dangereuse, lubrique et violent, en proie à un désir irrépressible de s’unir sexuellement avec une jeune Aryenne. Dans les deux cas, cette agression débouche sur la mort de la jeune fille, son suicide. Le même fantasme du métissage insupportable, de la pollution du sang de l’espèce supérieure par cet autre absolu qu’est le Noir ou le Juif hante le film de Griffith comme celui de Harlan. Cette scène du viol est centrale dans l’économie narrative de chacun des deux films. Toute l’intrigue y conduit et débouche, à l’étape suivante, sur la punition du violeur, mis à mort expéditivement et exemplairement : la leçon qui se dégage de cette exécution est limpide : en aucun cas l’alliance et le métissage de la race blanche avec une race inférieure ne peuvent être acceptés, il faut maintenir les espèces humaines rigoureusement séparées – que ce soit sous la forme des formes de ségrégation et de discrimination qui vont se mettre en place aux Etats-Unis après la guerre civile et l’abolition de l’esclavage selon les lois « Jim Crow », ou bien alors, plus radicalement encore, avec la tentative de destruction des Juifs d’Europe par les nazis – tueries massives, camps d’extermination, chambres à gaz.
Autour de cette affinité centrale entre les deux films s’organise tout un système de « parentés » entre eux que j’analyse dans mon essai – c’est ici que la méthode comparative a tout son rôle à jouer. Mais ce qu’il importe d’expliquer aussi, c’est le radical contraste entre les réceptions respectives des deux films. Comment se fait-il que deux œuvres qui, l’une comme l’autre sont indissolublement liées à des crimes contre l’humanité aussi inexpiables l’un que l’autre aient, dans la mémoire du cinéma et celle des sociétés des statuts aussi différents ?

C’est ici qu’intervient la question de l’organisation des récits ayant trait aux crimes historiques du passé, la question de la mémoire collective de ces crimes. En bref, ce qui fonde le bannissement et l’impossible normalisation posthume du film de Harlan, c’est le fait que, dans un récit eurocentrique des crimes historiques commis au cours du XXème siècle, l’Holocauste a acquis le statut du crime absolu, sans égal. Par comparaison, d’un point de vue eurocentrique, l’esclavage de plantation tel qu’il a été pratiqué aux Amériques ( pas seulement aux Etats-Unis – jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, Haïti était la plus prospère des colonies françaises) est un crime « décentré » et éloigné dans le temps. Du point de vue de l’histoire états-unienne blanche, tout porte aussi à rejeter ce crime collectif dans l’ombre. C’est ce qui fait que, jusqu’à une période récente, un film comme Autant en emporte le vent, avec ses esclaves fidèles comme des bons chiens et ses maîtres en proie à leurs passions romantiques, pouvait être célébré sans états d’âme et à l’égal de Naissance d’une nation, comme un chef d’œuvre absolu.
Par contraste, en Europe et par extension dans tout le monde occidental, voire celui du « Nord global », s’est imposé un récit de l’histoire du XXème siècle dans lequel l’Holocauste est perçu comme le Mal absolu et donc, par définition, incomparable. J’essaie de montrer dans ce livre comment ces « plis » du récit historique se transposent et en quelque sorte trouvent une forme officielle et réglementaire dans la réception des films et l’histoire du cinéma ; comment l’hégémonie des récits eurocentrés se traduit en pratique par le fait que Naissance d’une nation est présenté et « enseigné » dans toutes les écoles du cinéma du monde, tandis que Le Juif Süss demeure à peu près invisible, interminablement accompagné de sa réputation d’objet exceptionnellement toxique, à l’égal du Mein Kampf de Hitler.

Un proverbe français dit : comparaison n’est pas raison – mais il me semble que, dans ce cas, le recours à la méthode comparative prend tout son sens et nous aide à penser – autour du destin de ces films en particulier et de la condition du cinéma dans ses rapports à l’Histoire en général.