Le grand dégoût culturel, dix ans après

, par Alain Brossat


La traduction espagnole du livre d’Alain Brossat, Le grand dégoût culturel, vient de paraître.
La revue El Confidencial en a profité pour poser quelques questions à l’auteur. L’occasion pour ce dernier de revenir sur quelques-unes des thèses avancées voilà presque dix ans, et de les confronter à l’état actuel du monde des arts et de la culture…

L’une des thèses principales du livre est que l’art se rapproche toujours un peu plus de ses anciens ennemis naturels, comme la mode ou le marketing, et aussi qu’il partage avec eux une certaine logique de prostitution. La situation s’est-elle améliorée, ou a-t-elle empiré depuis la première édition du livre, en 2008 ?

Ce que j’essaie de discerner dans ce livre (déjà vieux d’une décennie, comme le temps passe !), ce sont des tendances lourdes qui affectent le destin de l’art et de la culture, dans les sociétés du « Premier monde » et les sociétés occidentales en premier lieu – la convergence toujours plus marquée non seulement entre les processus artistiques, les manifestations culturelles et le marché, mais, plus précisément entre art, culture et nouvelles formes capitalistes – je mentionnerai ici la manière dont le devenir-marchandise de l’art et la marchandisation des formes culturelles surviennent désormais de façon croissante en amont de l’élaboration et de la présentation des œuvres, et non plus seulement dans la saisie par le marché et la quête du profit, des œuvres et de leur présentation au public en amont de leur élaboration ou de leur reenactment. Ici, comme dans de nombreux domaines, Hollywood est un des laboratoires où s’élaborent ces mécanismes de préemption et de pré-programmation du contenu et de la forme des œuvres. Pour faire bref, et en caricaturant volontairement, je dirai que nous sommes entrés dans une époque où la « création artistique », la création culturelle et l’étude de marché ont scellé un pacte. C’est bien évident quand on parle des Studios Disney ou de la fabrication des séries télé brésiliennes ou sud-coréennes, mais je crois que, si l’on observe les choses d’un peu près, cet esprit de « l’étude de marché » contamine profondément et globalement la création artistique et les pratiques culturelles aujourd’hui.
De plus en plus distinctement, vous voyez les jeunes (et moins jeunes) écrivains anticiper sur ce qui se nommera par euphémisme « les goûts du public » en se tentant de répondre à une « demande » supposée, en scrutant l’ « horizon d’attente » supposé – dont il se trouve qu’ils sont eux-même formatés par des puissances industrielles et des pouvoirs – édition, médias, etc. Et donc, vous aurez ainsi, davantage que des modes, des « cycles » ou des « périodes » qui ne correspondent en rien à l’ « inspiration » individuelle de tel ou tel écrivain mais plutôt à son aspiration par les logiques du marché, ou, ce qui est la même chose, à la symbiose de son ambition de « percer » avec la conjoncture en matière d’économie de la lecture, des loisirs, de l’entertainment par le livre : vous aurez ainsi des périodes « romans noirs », des périodes « romans historiques » nouvelle mouture, dans lesquels le « mentir-vrai » (Aragon) s’immerge dans les archives et s’empare de la vie de personnages réels, etc. Selon toute probabilité, nous allons entrer maintenant dans le cycle du roman animalier renouvelé, en tant qu’effet secondaire mercantile du débat en cours tendant à une complète réévaluation de l’entendement occidental de la relation entre humains et animaux...
C’est le temps de malins qui surfent sur l’esprit du temps, des opportunistes qui s’entendent à anticiper sur ce qui fait consensus entre directeurs de collections et directeurs commerciaux dans les grosses structures d’édition, l’œil constamment rivé sur les prix littéraires et les têtes de gondole, le temps de ceux/celles dont le talent est de plaire et d’amuser plutôt que d’inquiéter et d’assombrir – le temps où l’on gagne gros en traitant Barthes en farce plutôt qu’en s’intéressant à la portée critique de son œuvre – La septième fonction du langage de Laurent Binet, traduit dans toutes les langues, incluant probablement, déjà, le basque et le galicien. Ou alors, autre stratégie d’auto-marchandisation qui fait merveille, c’est le temps des lanceurs de bombes incendiaires factices, sur les plateaux de télévision, des néo- et nano-céliniens à la Houellebecq. Au milieu du XIX° siècle, un critique alors connu, Nisard, s’étonnait de l’apparition de ce qu’il nommait, déjà, la « littérature industrielle » - on parlerait plutôt aujourd’hui de « littérature de marché », celle dont les cours s’établissent et varient dans ces Bourses invisibles où officient les spéculateurs du monde de l’édition, des médias, des coteries et de la finance tout court.

Bref, nous sommes pris ici dans des logiques qui portent bien au delà des effets de mode et dont on ne peut s’attendre à ce qu’elles s’inversent par l’effet de la bonne volonté de telle ou telle partie de ceux qui sont les agents/acteurs de ces processus. L’une de mes thèses principales, dans le livre, c’est que le destin de l’art est étroitement lié à celui de la vie politique. Ce qui veut dire entre autres choses que, quand les logiques de l’émancipation sont aux abonnés absents, comme c’est le cas dans une société comme la mienne aujourd’hui, le processus de captation des pratiques artistiques et culturelles par les puissances mercantiles et, pire, en un sens, par l’esprit du capitalisme, ne peut que s’accentuer sans relâche. Tant de jeunes artistes, écrivains, metteurs en scène de théâtre, réalisateurs de films, etc. sont portés à se couler dans le rôle de l’entrepreneur et à rendre indissociable le développement de leur œuvre et celui de leur carrière que l’on se dit qu’il faudrait vraiment un séisme politique ou historique de magnitude 9 pour qu’une bifurcation effective puisse intervenir ici.
Un autre indice de ce processus de captation par l’esprit du capitalisme : ils ne parlent plus, lorsque les journalistes les interrogent ou font face au public, de leur art, ils parlent de leur travail. Ils se voient comme une sorte d’aristocratie artisane, plutôt qu’ouvrière, mobilisée sur leur front propre – le cinéma, la danse, le cirque, que sais-je ? C’est à ce titre qu’ils défendent farouchement leurs prérogatives et leurs statuts, sur un mode absolument corporatif, comme travailleurs de luxe, s’activant sur le front de la culture.

Il se dit parfois que la culture devient quelque chose de secondaire lorsqu’on se trouve plongé dans une crise économique. Vous affirmez de votre côté que la culture nous « absorbe » et nous définit davantage que nos vies professionnelles. Dans un autre passage du livre vous écrivez que « la culture est le territoire de la subversion pour cette raison que les élites savent qu’aucune révolution n’est jamais venue des arts ». La culture peut-elle offrir une voie vers l’émancipation ? De quelle façon ?

Le mot « émancipation », en français du moins, est redoutablement équivoque : le maître « émancipe » son esclave ou bien alors les travailleurs luttent pour leur propre émancipation – ce n’est pas du tout le même processus, ce ne sont pas les mêmes enjeux subjectifs. Et donc, lorsqu’on pose la question classique - la culture peut-elle être un moyen d’émancipation ? - qu’entend-on au juste par là ? Que plus on va « se cultiver » et plus, et mieux on sera émancipé ? On perçoit d’emblée le caractère intenable d’une telle position – ce ne sont pas les « idiots cultivés » et même très cultivés qui manquent, dans nos sociétés, il suffit de feuilleter les pages « culture » de nos quotidiens et nos hebdos pour le vérifier... et que n’a-t-on répété ad nauseam que le peuple allemand, de haute tradition culturelle, « le-peuple-le-plus-cultivé-d’Europe » n’en avait pas moins succombé, à l’heure fatidique, au charme du petit joueur de flûte autrichien... La question est donc, aussi bien dans sa généralité que dans l’acception même d’une émancipation remise entre les mains d’une instance ou d’une sphère aussi plastique que « la culture », mal posée, flottante, trop générale.
Si l’on continue à penser, dans la tradition par exemple de l’Ecole de Francfort première manière, que la politique ne se réduit pas à la recherche des compromis « raisonnables » ou du consensus, que son horizon n’est pas tout entier saturé par la lutte pour les droits de l’homme et la protection de l’humanité souffrante, mais qu’au contraire la lutte pour l’émancipation demeure une idée rectrice de l’action politique - alors ce qu’il s’agit de problématiser est beaucoup plus spécifique : comment nos désirs d’émancipation et nos luttes soutenues par ce conatus de l’émancipation (un procès continu plutôt qu’un illusoire « but final ») rencontrent-ils des œuvres, des auteurs, des « événements » situés dans le milieu de l’art ou celui de la culture ?
J’ai insisté dans mon livre sur le fait que les régimes respectifs de « subversion » dans la vie proprement politique et la sphère culturelle étaient radicalement hétérogènes – notre époque est celle d’un substitutisme permanent de la dite radicalité de telle ou telle œuvre ou pratique culturelle à la radicalité politique ; en effet, le prix de cette dernière est, lorsque ceux qui en sont les porteurs sont vaincus, infiniment élevé – par contraste avec ces formes de radicalité culturelle alléguée qui, elle, rapportent gros, parfois, à leurs auteurs. Mais ceci n’empêche nullement que toutes sortes d’étincelles puissent se produire, lorsqu’un désir singulier d’émancipation (ou une énergie portée par ce désir) rencontre une autre singularité – un film, un roman, un spectacle, une chanson ou un poème... A ce point de rencontre, peuvent se produire les choses les plus inattendues – des catalyses, des « réactions en chaîne », des départs de feu... Un désir s’agence sur une œuvre ou un motif saisi au vol sur une page et balise un tracé durable. Je me dis parfois que ce qui dépeuple le peuple aujourd’hui (le « peuple qui manque » de Deleuze), c’est moins le fait que les jeunes gens ne lisent pas Marx et Lénine que l’absence, sur leur table de chevet, de Billy Budd, Le Nègre du Narcisse ou Michael Kohlhaas... Les écrans des smartphones ne sont pas la meilleure fenêtre ouverte sur une pensée critique des conditions de l’hétéronomie et de l’autonomie, sur la dialectique de l’émancipation. La jeunesse ultra-connectée n’y rencontre, au mieux, que des idées maigres de ces motifs, incarnées par de prétendus « insoumis » qui ne rêvent que de les reconduire aux conditions de la politique parlementaire. Face à ces involutions politiciennes, on est porté à se dire que ce n’est pas, bien sûr, « le livre », « la culture » qui peuvent encore leur ouvrir de salutaires lignes de fuite hors de l’esprit de servitude et de la bêtise ambiants - mais bien tel livre, tel « signe » émergeant du fatras de la culture sédimentée et que leur adressera une page d’écriture, une scène de films, un texte de chanson.

La culture occupe-t-elle selon vous une fonction particulière dans le champ social et politique ?

Je regarde autour de moi, en cette période d’été, de vacances, et je suis frappé de constater à quel point le motif général de la culture fait désormais partie intégrante des dispositifs du gouvernement des vivants. Les vacances, c’est le temps où il faut que les gens soient occupés sur le mode du divertissement, du loisir. L’élargissement de l’assiette de ce qui se nomme désormais « culture » va donc servir à proposer à la partie de la population qui est placée sous les conditions de la « vacance » (dont le temps est « vacant », c’est-à-dire à remplir) des modes d’occupation portant le label avantageux de « la culture ». C’est ainsi que le Tour de France cycliste est, désormais, une manifestation culturelle non moins que sportive. Je l’ai vu cette année drainer des centaines de camping-cars, à l’occasion d’une étape de moyenne montagne qui lui faisait traverser le « petit pays » où je me réfugie en été. Les personnes d’âge mûr et de conditions sociales variables qui participaient à cette migration collective sur les traces de la caravane du Tour et des coureurs n’avaient évidemment rien en commun avec les supporteurs dit ultras de quelques grands clubs de football européens ; elles avaient en partage la « culture du Tour », un mélange d’intérêt pour des performances sportives, des paysages, un mode de migration vacancière agréable, leur permettant de traverser toutes sortes de régions, de faire des rencontres variées au fil de leur pérégrinations, de goûter les cuisines locales et les petits vins de pays... la gastronomie et le vin étant, eux aussi, devenus partie intégrante de la vie (ou de la sphère) culturelle.
On voit bien par là que, plus que jamais, « la culture » dans son acception constamment étendue, a pour vocation première de susciter des rassemblements inoffensifs (du point de vue des élites gouvernantes) et d’occuper la population en produisant les répartitions convenables, en proposant à chacun ou chaque catégorie socio-culturelle son « dû », selon sa demande, son goût et ses inclinations. De ce point de vue, le processus d’égalisation, c’est-à-dire de mise en équivalence de toutes les formes et manifestations culturelles devient particulièrement visible pendant les mois d’été : le Tour de France ou l’organisation, à l’occasion d’une fête de village, d’un défilé sur le thème des « années 1960 » (voitures, costumes et musiques d’époque) sont égaux et homogènes, en « valeur culturelle » aux plus prestigieux des festivals d’été de musique classique, sacrée, baroque, etc. La seule différence tient aux publics et aux modes de diffusion : à France Télévision le Tour de France, à France-Musique le festival d’Aix-en-Provence ou de La Chaise-Dieu... La culture est devenue une sorte de monnaie qui circule de main en main et étend sans relâche la sphère des échanges en matière d’occupation du temps non consacré au travail – une sphère qui, elle-même, tend à se rétracter, comme on le sait. La culture, selon cette acception étendue, c’est bien sûr ce qui s’oppose à l’oisiveté suspecte, aux plaisirs vulgaires et à l’abrutissement de la masse par la boisson ou les jeux d’argent... et encore : la France n’est-elle pas le pays de la « culture de comptoir », et « La Française des jeux » un monopole étatique... ?

Vous faites mention d’un certain esprit de « l’année de l’Algérie » en France, afin de dénoncer l’ « effet anesthésiant de l’art », basé sur le sentimentalisme et le règne du consensus. Quels exemples récents pourraient illustrer ce diagnostic ?

L’art contemporain qui circule sans se soucier des frontières d’exposition en festival, dont les objets circule sur le marché, se déplacent d’un musée à l’autre, se vendent et s’échangent sans fin est assurément aux avant-postes des processus contemporains de la globalisation, il est le visage le plus cosmopolite et apatride du capitalisme contemporain. C’est un art de ce marché globalisé où l’on voit, tout à coup, tel artiste chinois atteindre une cote vertigineuse à Francfort ou New York. Pour cette raison, il sera toujours plus facile, par les temps qui courent, d’obtenir des visas pour un groupe de danseurs nigérians invité à l’occasion d’un « festival des cultures du monde » se tenant au mois d’août dans une sous-préfecture française que pour un groupe de doctorants angolais appelés à présenter leurs recherches à l’occasion d’un colloque international se déroulant dans une grande université française.
L’art contemporain incarne en ce sens la tendance la plus intégralement libérale du capitalisme contemporain – que tout circule, s’échange, se consomme sans rencontrer d’obstacles sur la surface lisse et liquide du globe ! Il s’oppose à ce titre au néo-protectionnisme qui fait fureur dans d’autres secteurs de la production capitaliste – l’agriculture, entre autres – achetez des abricots français (et pas espagnols, car moins sucrés !), des œufs français (et pas belges, car contaminés par je ne sais quel produit toxique), des vins français (et pas australiens ou californiens, tous de goût monotone)... On voit s’affirmer une sorte d’exception de l’art contemporain qui l’établit solidement dans la sphère globale, post-nationale et l’éloigne en général de ce néo-nationalisme, néo-patriotisme assez en vogue dans d’autres domaines.
Cette particularité débouche sur une sorte de condition d’immunité chic que s’est amusé à tourner en dérision ce groupe d’artistes argentins d’inspiration post-soixantuitarde qui a monté naguère le projet loufoque intitulé « La baleine est pleine » - cela vous est sans doute familier. Le principe en était qu’à partir du moment où un bateau rempli de migrants illégaux venus d’Afrique et se dirigeant vers un port d’Europe ou des Etats-Unis était défini comme partie prenante d’un « projet d’art », où son odyssée était qualifiée comme une sorte de performance, il devait non seulement échapper à tous les règlements policiers mais rendre possibles les actions de sponsoring les plus délirantes et mégalomanes. Cette équipe de joyeux drilles a su faire un film hilarant de la relation des péripéties de ce « projet » délirant, conduit jusque dans ses conséquences les plus absurdes. L’idée de base étant que dès l’instant où une action litigieuse (hautement litigieuse en l’occurrence – le trafic de migrants clandestins !) porte le label de l’art, elle se situe dans une sphère qui la place hors d’atteinte de tous les règlements policiers de la terre...
Ce film montre qu’évidemment les choses ne sont pas aussi simples, mais la « fable » est claire – le nom de l’art et l’établissement des pratiques dans la sphère culturelle créent aujourd’hui des conditions d’exception et ont valeur de sauf-conduit, là où une approche directement et explicitement politique de ces mêmes pratiques auraient des débouchés tout à fait opposés. Au bout du compte, cela signifie que désormais, les seules conduites subversives qui seront tolérées (voire encouragées), seront celles qui se produiront sur le mode de la simulation parodique, dans le monde de la culture – au « second degré » culturel. C’est, dans cette sorte de Second Empire perpétuel qui est le régime de la politique contemporaine, en Occident, régime où s’agitent sur le devant de la scène clowns et parvenus, l’opérette d’Offenbach comme mode d’enchantement totalement factice d’un monde déprimé, d’un réel évidé – un monde où la révolution et le soulèvement ou tout simplement la dissidence se rejouent en « blague » aussi futile que sinistre – « Nuit debout », sur la Place de la République, comme cette « performance » destinée à mettre en orbite quelques plébéiens, d’opérette justement, se destinant à jouer les utilités parlementaires sous l’habit de lumière de la « France insoumise »...

« L’art devient le laboratoire du capitalisme liquide », écrivez-vous. Cela rappelle la thèse de The conquest of cool de Thomas Frank, selon laquelle le monde de l’entreprise et la contre-culture partagent un certain nombre de motivations identiques. Approuvez-vous cette thèse ? De quels autres auteurs vous sentez-vous proche ?

L’art est devenu un milieu de plus en plus liquide, au sens où Zygmunt Bauman parlait de capitalisme liquide. Ce qui a remplacé le « système des arts » de jadis, c’est une sorte de continuum des flux artistiques où tous les seuils sont abaissés et toutes les frontières effrangées. Le cinéma, notamment dans ses grandes structures de production industrielle, a été l’un des principaux opérateurs de cette liquéfaction. Il fait ses emplettes aussi bien dans la littérature que le théâtre (voire les journaux), il « adapte », pille, remet en circuit, enchaîne, sérialise sans discontinuer, le reenactment est devenu l’un de ses gestes les plus automatiques, somnambuliques, et qui consiste, au fond, à pousser son caddie dans les allées de toutes les pratiques artistiques que distinguait jadis la tradition et à y empiler pêle-mêle tous les produits susceptibles d’alimenter ses chaînes de montage. Le cinéma est un intensificateur formidable de la liquéfaction de l’art, un destructeur de hiérarchies, certes, ce qui pourrait être pris en bonne part, mais aussi de tous les repères de certitudes. Ceci a notamment pour effet de valider la pire des impostures – l’entretien concerté de la confusion entre « art populaire » et produits courants des industries de la culture. C’est là que Nisard retrouve toute son actualité : Harry Potter, ce n’est pas de la littérature « populaire » parmi les adolescents du monde entier, c’est de la littérature industrielle destinée, en occupant aussi massivement le « terrain » de leur temps de lecture, de les détourner d’autres livres, moins conformistes et bêtifiants.

Votre conclusion est que nous n’avons pas besoin d’un art « fondé sur de bonnes intentions », mais d’un art qui révèle « la vacuité de la situation présente ». Pouvez-vous donner quelques exemples ?

Un de mes amis cinéastes, Jean-Gabriel Périot, dit que le propre du spectateur d’aujourd’hui est d’aller voir un film qu’il a toujours le sentiment d’avoir « déjà vu » - quand bien même celui-ci vient de sortir de la fabrique des blockbusters ou, aussi bien, de celle des films porteurs de la supposée « French touch ». La plupart des spectateurs ne vont pas au cinéma pour être surpris, inquiétés, désorientés mais pour se baigner pour la xième fois dans le même fleuve, pour jouir des conforts de la reprise – d’où le succès des remakes, des suites et des séries – La planète des singes, encore et encore, avec la star montante du moment. Ceci vaut pour tous les publics, incluant ceux qui sont en quête, au cinéma, de messages critiques, contestataires, d’éloges de la révolte, etc. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas du tout un inconditionnel d’un cinéma réputé militant, comme celui de Ken Loach, et pas davantage du cinéma « à thèses » des frères Dardenne ou de M. Hanecke. C’est que, quelles que soient les bonnes dispositions, les bonnes intentions dans lesquelles travaillent ces réalisateurs assurément éclairés, ils ne font jamais que répondre aux attentes du public qui va voir leurs films – ils remplissent la commande avec scrupule et talent, ceci sans produire le moindre effet de déplacement ou de désorientation. Ils ne « changent pas les termes de la conversation », comme le dirait le penseur décolonial Walter Mignolo ; Ken Loach raffermit les militants dans leur conviction que le capitalisme ultra-libéral est, comme dirait Fidel, une multicochonnerie, les Dardenne et Hanecke dans la certitude que le cœur de l’humain est un puits de ténèbres. Ils ne font jamais que boucler la boucle des certitudes partagées par ces publics respectifs et, en ce sens, la fonction dite critique du cinéma se trouve enfermée dans l’espace de la réassertion. Si vous voulez trouver un cinéma qui vous fait tomber à la renverse et vous pousse à reformuler les termes de la « conversation » sur le présent et l’actualité, il vous faut aller chercher ailleurs, plus loin, dans les angles morts du « marché », du côté de cinéastes comme l’Algérien Tariq Teguia, l’Haïtien Raoul Peck, le Palestinien Rael Andoni. Ce qui tue le cinéma dit d’auteur, c’est la relation « tautologique » qui s’établit entre le public et un Woody Allen qui ne cesse de faire du Woody Allen, un Almodovar qui fait du Almodovar, etc. Ce type de cinéma emporté dans la spirale de la répétition et du bégaiement, s’il montre en fin de compte le « vide de la situation présente », le fait d’une manière tout à fait involontaire et en s’exposant lui-même comme cadavre - non pas exquis mais luxueux.

Que pensez-vous de l’état actuel de l’art en France et en Europe ? Sommes-nous encore pris dans la logique de prostitution ?

Bien sûr et heureusement, il y a toujours des gens, jeunes et moins jeunes, qui ne gardent pas les deux pieds dans le même sabot et qui continuent à chercher, à expérimenter, dans les pratiques artistiques, de nouvelles façons de dire et de faire. Le problème est évidemment que l’époque est tout sauf propice à ces démarches, souvent ascétiques, et qu’au temps des gros malins, les vrais expérimentateurs et les imaginatifs sont souvent condamnés à l’isolement, la solitude, la marginalité, la pauvreté. C’est ça l’esprit du néo-Second empire, ce temps du mépris imposant ses conditions à ceux qui ne brossent pas le public, les décideurs et les financiers dans le sens du poil. Ceux qui ne dînent pas en ville.
Je parlais plus haut de Jean-Gabriel Périot : ce mardi 15 août, en pleines vacances, donc, va sortir dans quelques salles choisies son dernier film, Lumière d’été, une histoire habitée par les fantômes de la destruction atomique de Hiroshima. A l’heure où Trump brandit en direction de la Corée du Nord la menace d’une guerre nucléaire, ce film d’une extrême finesse, ou précision, je ne sais comment dire, trouve une singulière actualité... Mais qui ira faire le rapprochement, et qui saura rendre hommage, à l’occasion de la sortie de ce « petit », forcément « petit » film à cette faculté mystérieuse qu’a le cinéma d’exposer telle imposture du présent ?

(14/08/2017)