Vient de paraître

Manifeste contre la normalisation gay Par Alain Naze


Alain Naze, Manifeste contre la normalisation gay, La Fabrique éditions, 2017, 150 pages, 12 euros.

« Si l’homosexualité concerne tout le monde et présente un intérêt pour chacun, c’est évidemment parce qu’elle n’est pas l’affaire des seuls dits gays. C’est à partir d’une petite différence (dans le sexe des partenaires sexuels) que l’homosexualité produit des formes d’existence hétérogènes, non assimilables au modèle hétérocentré – et ces formes d’existence ne sont pas réservées à celles/ceux qui se définiraient comme homosexuel(le)s à partir du sexe de leur(s) partenaire(s). Par conséquent, le mouvement de normalisation des gays n’est pas sans avoir des effets sur l’ensemble de la société, car ce sont des lignes de fuite hors de la territorialité hétérocentrée qui tendent actuellement à disparaître. En effet, les gays et lesbiennes qui ne définissent l’homosexualité qu’à partir de la considération objectiviste du sexe des partenaires entrent dans le cadre de cette territorialité hétérocentrée, où ledit sexe des partenaires ne change rien à l’affaire – c’est ainsi que la forme du mariage a pu leur sembler s’imposer comme forme même de l’égalité entre homo et hétérosexualité. Pour sortir de cette impasse, l’homosexualité doit donc s’entendre, de façon radicale, d’abord comme la simple possibilité de différer d’avec soi, dans le geste d’une provocation anti-identitaire. C’est en cela qu’elle est essentiellement politique, insurrectionnelle, délinquante, comme n’a cessé de l’affirmer Guy Hocquenghem : « […] la chance de l’homosexualité réside encore, même pour un combat de libération, dans le fait qu’elle est perçue comme délinquante. Ne confondons pas l’auto-défense avec la respectabilisation [1] ». L’homosexualité non substantielle est foncièrement anti-identitaire, et c’est en cela que le mouvement actuel de normalisation des vies gays constitue autant de reniements en cascade. Se vouloir respectable au nom d’un « combat de libération » (ou supposé tel), c’est faire siennes les armes des vainqueurs, et se condamner à faire le jeu de ces derniers (notamment en produisant de l’exclusion) – quoiqu’on pense y avoir gagné, comme le droit à se marier entre personnes de même sexe. » [pp. 13-14]

« L’argument selon lequel le “mariage pour tous” constituerait une avancée du point de vue de l’égalité (réelle, et pas seulement juridique) paraît dès lors fort discutable. Cette revendication d’égalité, en effet, trace les contours d’une certaine forme d’existence homosexuelle ; elle vise essentiellement un “droit à l’indifférence”, et aspire à ce qu’on peut bien appeler une forme d’assimilation. En réclamant leur accès élargi, elle s’adosse par conséquent à une reprise des formes sociales existantes. Il y a dans cette logique un présupposé universaliste qui n’interroge pas la nature de la société dans laquelle il s’agit de s’intégrer - voire de s’assimiler, si l’on tient à maintenir l’idée d’une distinction effective entre les deux termes. Une société hétérocentrée a nécessairement envisagé ses institutions du point de vue de l’hétérosexualité, valant dès lors comme universel. Réclamer de se fondre dans les cadres de cette société, pour les homosexuels, c’est reconnaître l’hétérosexualité comme correspondant en effet à l’universel.
J’entends bien que les homosexuels vont transformer, et ont déjà transformé de fait, la famille. Ces transformations sont la condition même de sa survie [2] – conformément à la célèbre formule de Lampedusa, selon laquelle il faut tout changer pour que rien ne change – et c’est en changeant la famille que les homosexuels travailleront le mieux à sa survie. Mais ce “droit à l’indifférence” se paie au prix d’une homogénéisation sociale, d’un découpage dans le monde homosexuel lui-même, les “Folles” se voyant par exemple régulièrement fustigées par nombre d’homosexuels, pour l’image qu’elles véhiculeraient d’une “homosexualité” non assimilable. Le mouvement d’homogénéisation sociale des homosexuels produit ainsi inévitablement une marge, un reste, et puisque cette assimilation s’effectue aux conditions d’une société hétérocentrée, on peut bien dire – le paradoxe n’est qu’apparent - que la “tolérance” contemporaine envers les populations LGBT [3] ne va pas, dieu merci, jusqu’à inclure les pédés irréconciliés. » [pp. 28-29]

« Il suffit de rappeler la terminologie utilisée par Christine Boutin, la pasionaria des opposants au Pacs, pour juger de l’absence de rupture dans le discours papal : elle précisait toujours qu’elle ne condamnait pas les “personnes homosexuelles”, mais seulement leurs actions – elle les qualifierait plus tard, reprenant les termes bibliques, d’actes constituant une “abomination”. Or, le pape François opère la même scission, lorsqu’il parle d’une “personne” qu’il n’a pas à juger quand bien même elle serait gay – énoncé qui, prudemment, ne dit rien des actes sexuels eux-mêmes. De cette façon, aux gros sabots de Christine Boutin, mais aussi de ses prédécesseurs au Vatican, le pape François préfère substituer un ton très conciliant, plus en accord avec notre époque de “tolérance”. Du coup, il s’agit essentiellement d’une affaire de marketing, ce qu’on appelle, dans le jargon de l’Eglise, une modification de la pastorale. On est face à un simple changement dans la manière de parler aux gens, qui ne concernerait pas le dogme lui-même. Autrement dit, l’Eglise catholique continue à condamner l’homosexualité, mais parle autrement, moins durement aux couples homosexuels, aux divorcés remariés, etc. Sous ce rapport, si le pape ne peut avaliser le mariage entre personnes de même sexe, le fait qu’il y ait “mariage”, par conséquent avec engagement (au moins verbal) à la “fidélité”, ne peut que le toucher. Il est conduit, mezzo voce, à distinguer entre une homosexualité, certes condamnable mais aux aspirations nobles, et une homosexualité débridée, tout comme entre des divorcés qui finissent par revenir dans le giron du mariage et ceux qui vivent leur sexualité à la manière de célibataires n’ayant pas fait vœu de chasteté. La différence, pour l’Eglise, serait dans cet amour entre deux personnes (la forme du couple) : certainement mal orienté lorsqu’il concerne des êtres de même sexe, mais susceptible de transcender (sinon d’abolir) les simples relations charnelles entre individus de même sexe – ce que ne pourraient pas de simples rencontres fugitives, surtout si elles en venaient à déborder les limites quantitatives du couple.
Par cette modification de la pastorale, il s’agirait de faire preuve de miséricorde, ce sentiment que l’Eglise destine aux “malades”, étant entendu que c’est grâce à la miséricorde qu’ils pourront s’améliorer. Face à cette ruse de prêtre, comme aurait dit Nietzsche, visant à séparer la puissance de ce qu’elle peut, comme aurait commenté Deleuze, on peut se surprendre à entretenir une certaine nostalgie envers une époque où l’Eglise ne prenait pas tant de précautions pour parler aux homosexuels - il vaut mieux, à tout prendre, être considéré comme un “relapse” (à l’image du sodomite) plutôt que comme une “espèce” (à l’image de l’homosexuel) [4]. Cette atmosphère de tolérance contemporaine, avec ses airs de fausseté, rappelle les mots de Pasolini : “Dans la tolérance on définit les différences, on analyse et isole les anomalies, on crée les ghettos. Je préférerais être condamné injustement, plutôt que toléré [5].” ». [pp. 59-61]

« Les deux photos illustrant dans le Taipei Times un article sur une manifestation, dans les rues de la capitale taïwanaise, qui aurait rassemblé plus de 2000 participants en faveur de la reconnaissance juridique du mariage homosexuel, sont particulièrement significatives de ce qu’on pourrait appeler une forme de globalisation des revendications gays, entendue comme une hégémonie “LGBT” – l’article relève d’ailleurs bien le rôle moteur joué par les associations LGBT à cette occasion [6]. Sur l’une des photos, on voit un militant pour les droits gays (Chi Chia-wei), monté sur un toit et dominant ainsi la manifestation en contre-bas, agiter un drapeau arc-en-ciel (le célèbre Rainbow flag) ; sur l’autre apparaît au premier plan, sur fond de foule, un jeune homme dont la légende indique qu’il “crie des slogans réclamant du législateur qu’il envisage un projet de loi visant à légaliser le mariage homosexuel” mais qui, surtout, porte une pancarte arc-en-ciel sur laquelle figurent ces mots, en anglais : “We Are All The Same”. Le raccourci est saisissant, qui permet d’associer la revendication d’un accès au mariage pour les gays aux couleurs et à la langue LGBT (Lesbian, Gay, Bisexual and Transsexual) mais aussi, dans un même mouvement, à une revendication d’identité. “Nous sommes tous les mêmes”, ce n’est pas la même chose en effet que “Nous sommes tous égaux” : une revendication à être identique (à la réalisation effective du fameux “droit à l’indifférence”) s’est en effet substituée à une revendication d’égalité. Or ce devenir-identique, c’est ce que symbolise ce jeune homme au premier plan de la photo, adorable certes mais devenu, précisément en tant que fashion victime, indiscernable du signifiant LGBT ; c’est par tout un discours que son corps, ses vêtements, ses attitudes signifient l’identification LGBT, qui constitue une des formes de l’occidentalisation/américanisation du monde ». [pp. 91-92]

« On ne peut guère nier que la galaxie LGBT constitue un instrument au service d’un nouvel impérialisme occidental : en imposant au monde des catégories de pensée particulières, elle aboutit à un appauvrissement des cultures et à un amoindrissement de leur diversité. Elle conduit d’autre part à asseoir l’hégémonie occidentale en donnant aux formes occidentales de démocratie l’image de modèles politiques attentifs aux libertés individuelles, et donc nécessairement désirables pour les personnes LGBT du monde entier. C’est là le principe même du pinkwashing, pratique consistant pour un Etat à donner l’image d’un pays en pointe quant aux droits accordés aux personnes LGBT, de façon à apparaître comme étant également aux avant-postes sur la question des libertés en général. Le cas d’Israël est remarquable à cet égard : “Dès 2010, 90 millions de dollars ont été investis par l’office du tourisme de Tel Aviv pour représenter Israël comme une destination du tourisme gay. Il s’agit là d’une véritable opération de pinkwashing : laver les crimes d’Israël au détergent gayfriendly.” C’est d’ailleurs ce qui incite de nombreux Etats à chercher à se conformer à certains critères juridiques relatifs au traitement des populations dites LGBT, afin d’être reconnus dignes de participer au concert des nations jugées fréquentables. Il ne s’agit évidemment pas de dire que si cette attitude a pour conséquence une amélioration effective des conditions d’existence des gays, elle doive être déplorée, mais seulement de faire remarquer que l’acceptation juridique de l’homosexualité par certains Etats risque de n’être que très superficielle : fondée sur une forme d’opportunisme, elle peut même masquer une réelle homophobie dans l’instance étatique et/ou dans la société. D’autre part, les critères de la liberté pour les gays sont posés comme universels, sans considération aucune de la diversité culturelle des pays en question. Comme on l’a déjà souligné, on ne tardera pas à juger homophobe tout Etat qui ne reconnaîtra pas, juridiquement, le droit de se marier entre personnes de même sexe. Et ce jugement s’appuiera probablement en effet sur le fait que des associations LGBT issues de ces sociétés réclament bel et bien ce droit – mais cette demande existe-t-elle toujours au-delà des seuls représentants LGBT des gays, c’est-à-dire aussi lorsqu’on s’écarte des centres urbains ? » [pp. 103-105]

« Accepter l’idée que l’obtention du « mariage pour tous », en France, parachève les mouvements de libération gay initiés au XXe siècle, signifierait aussi admettre que ce que nous avons pu vivre avant d’atteindre ce Graal ne constituait, au mieux que des formes embryonnaires, encore bien maladroites, de notre bonheur à venir, au pire, des modalités d’existence seulement contraintes et nullement issues d’un désir positivement défini. Dans cette conception progressiste de l’histoire gay, le fait de vivre en couple, au grand jour (coming out) avant l’obtention du mariage, aurait alors représenté une forme d’existence de type avant-gardiste pour les gays, tandis que ceux qui se contentaient de dériver auraient constitué le lumpenproletariat gay, heureusement amené à disparaître... Mais les lucioles n’ont pas encore tout à fait disparu [7], et si le génocide culturel concernant les marges situées hors de l’homosexualité « blanche » est bien en marche, on peut encore chercher à l’enrayer, en commençant par saisir tout l’arrière-plan politique, racialiste et classiste de cette question. Si les gays peuvent avoir partie liée avec la plèbe, c’est à la condition de résister au mouvement d’intégration et d’inclusion dont l’accès au mariage est le signe le plus tangible. Si nous acceptions cette marche vers la respectabilité sans faire défection à cette occasion, c’est là que nos existences, nos désirs, nos amours s’aboliraient ; ils seraient alors reconduits au statut de simples moments appelés à être dépassés, selon un mouvement dialectique faisant du couple et du mariage, la réalisation ce que nos existences, si imparfaitement, dans l’obscurité de leur âge et de leur irrationalité, auraient cherché à tâtons. Non, nos gestes de dérive valaient et continuent de valoir pour eux-mêmes ! Ils ont leur positivité spécifique, que Guy Hocquenghem a si magnifiquement décrite. » [pp. 117-118]

Notes

[1Guy Hocquenghem, La dérive homosexuelle, Paris, Jean-Pierre Delarge Editeur, 1977, p.130.

[2La famille qui, comme le montrait bien Guy Hocquenghem, achève d’ailleurs de s’assimiler au simple couple, au XXe siècle : « Le couple, forme essentiellement moderne, impérialiste, vigoureuse, d’organisation sociale, est devenu la condition nécessaire de l’être social. Tout est prévu pour lui, et les célibataires, plus encore qu’au XIXe siècle où ils étaient suspects aux yeux de la police familialiste, condamnés aux chambres d’hôtel biplaces (on n’en fait plus en monoplace). J’ai bien dit le couple, pas le mariage. Que beaucoup de couples continuent par le mariage, encore aujourd’hui, ne change pas le grand phénomène : avant le mariage, les jeunes désormais vivent en couple Déjà. […] A la limite, ce couple, la forme la plus restrictive de la vie amoureuse et sociale jamais expérimentée massivement dans l’histoire de l’humanité, peut se passer de gosse, quoique sa fonction essentielle reste de “maintenir intact, par vents et marées, le rapport électif à l’enfant”. Pour commencer, le couple à un seul enfant, en lequel s’incarne plus parfaitement le couple lui-même, enfant-plante d’intérieur destinée à orner la relation exclusive, à la sceller. » (G. Hocquenghem, « L’avenir est au couple. L’être-à-deux, forme totalitaire de la modernité », in Chimères, « Désir Hocquenghem », hiver-printemps 2008/2009, p.199-201).

[3Sigle regroupant Lesbiennes, Gays, Bisexuel(le)s, trans, et sur lequel je reviendrai (on y ajoute parfois les lettres Q, pour Queer, et I, pour Intersexes).

[4Selon la distinction opérée par M. Foucault, dans La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

[5P. P. Pasolini, répondant à une interview de Natalia Aspesi, cité in Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, trad. René de Ceccatty, Paris, Gallimard, 1993, p.367-368.

[6« Led by a coalition of LGBT advocates from the Taiwan Alliance to Promote Civil Partnership Rights (TAPCPR) and other groups, the demonstrators demanded that the “Marriage Equality Amendment” be applied to the Civil Code by the end of the current legislative session in December » (Lii Wen, « Gay marriage advocates rally in Taipei. », in Taipei Times, le 6 novembre 2014). Je remercie vivement Alain Brossat, pour m’avoir communiqué divers articles émanant des presses chinoise et taïwanaise, pour l’élargissement de perspective qu’ils ont rendu possible.

[7La « disparition des lucioles » constituait, pour Pasolini, le symbole par lequel il signifiait le triomphe de « l’homologation consumériste », aboutissant à la disparition de toute culture comme de toute langue (et uniment de tout corps) populaires (« génocide culturel »). Pasolini, « L’article des lucioles », Ecrits corsaires, op. cit., p.180-189. Voir aussi Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Editions de Minuit, 2009.