Rencontre le mercredi 27 mars à la péniche Anako - Une histoire arménienne

, par Catherine Pinguet


Une présentation du livre Une histoire arménienne. La photographie dans l’Empire ottoman aura lieu à 20 heures, le mercredi 27 mars à la péniche Anako (bassin de la Villette, 34 quai de la Loire).

Présentation
À Constantinople, comme à travers l’Empire ottoman, les Arméniens font figure de pionniers de la photographie, se passionnant très tôt pour le nouveau médium et ouvrant les premiers ateliers locaux.
Une histoire arménienne retrace les péripéties de leurs carrières, notamment le parcours des frères Abdullah, premiers photographes officiels de sa Majesté Impériale le Sultan, qui s’installent dans le quartier cosmopolite de Péra où la Grande Rue se transforme en centre photographique du Levant.
Les images sélectionnées dans la collection Pierre de Gigord témoignent du talent de ces opérateurs, de l’évolution du marché et de l’engouement pour les cartes postales. Mais avant tout, ces photographies redonnent vie à leur communauté, le millet arménien, avant le « Grand Crime » et l’effondrement de l’Empire ottoman.

Avant-propos
Chaque livre a une histoire, et celle du présent ouvrage n’a pas manqué de rebondissements. Qu’importe, au final, puisqu’il a débuté sous le signe d’une rencontre, puis d’une amitié, entre un écrivain-chercheur et un collectionneur, bien connu de ceux qui s’intéressent de près ou de loin à l’Empire ottoman.
Tout a commencé par la commande d’un éditeur qui souhaitait consacrer un livre à un célèbre atelier de Constantinople, Abdullah Frères, qui comme leur nom de famille ne l’indique pas étaient d’origine arménienne. Si un an plus tard, cette maison d’édition allait mettre la clé sous la porte, celle-ci m’a permis de faire la connaissance de Pierre de Gigord, à l’automne 2008, puis de correspondre avec le professeur Dickran Kouymjian, qui a accepté de lire mon travail. Au fil de nos échanges entre Paris et l’université de Fresno, en Californie, où il enseignait, j’ai reçu un mail qui peut se résumer ainsi : « Ne vous limitez pas à l’atelier des Abdullah, vous avez matière à écrire un livre sur l’histoire de la photographie dans la capitale ottomane ». Le conseil a porté ses fruits et j’ai poursuivi mes recherches, aidée pour les documents en arménien par Raymond H. Kévorkian, à la bibliothèque Nubar.
Ces trois années de travail ont conduit à un essai, Istanbul, photographes et sultans 1840-1900, publié en 2011 par CNRS éditions et pour lequel Pierre de Gigord m’avait donné carte blanche pour le choix des photographies. Ce livre, rapidement épuisé, n’a pas été réédité et seule la traduction turque reste actuellement disponible. Sur ces entrefaites, Pierre m’a chargée, avec le photographe Philippe Blanchot, d’inventorier sa collection. Cette tâche de longue haleine, passionnante (pas moins de 7 000 photographies sélectionnées, répertoriées et légendées) m’a permis d’avoir une idée très précise de son contenu, d’une richesse exceptionnelle.
J’avais déjà constaté que les photographes arméniens étaient particulièrement nombreux à travers l’Empire ottoman, mais l’inventaire et la découverte de nombreux studios ont révélé qu’ils détenaient un quasi-monopole. J’ai décidé de savoir pourquoi, en écrivant un second livre, mais aussi en retraçant l’histoire de leur communauté par le biais des photographies sélectionnées.
Quand Xavier Mouginet, directeur de la maison d’édition Elytis, a accepté ce projet, je pensais l’intituler, Constantinople/Bolis, la « Ville » des Arméniens. Mais leur histoire ne se limite pas à la capitale ottomane, loin s’en faut ! Pour ce livre, qui repose exclusivement sur une collection, nous devions aussi inclure les photographes des provinces de l’Empire ottoman. Leur production est moins connue que celle des ateliers de Constantinople, et par conséquent, d’autant plus précieuse. À elle seule, notamment à partir d’albums inédits, ce corpus pourrait donner lieu à un autre livre. Même constat pour les cartes postales, notamment celles publiées par des éditeurs arméniens, dont une infime partie a été retenue.
Tous les clichés ont été réalisés par Philippe Blanchot, la haute résolution permettant d’entrer dans l’image, par plans rapprochés, et de redonner vie à ces instantanés du passé. Je remercie Philippe, d’un professionnalisme exigeant et d’une constante bonne humeur, avec qui travailler a été un véritable bonheur.
Ce livre est dédié à Osman Kavala, fondateur d’Anadolu Kültür, « Culture d’Anatolie » qui a, entre autres, coproduit le court métrage d’animation de Serge Avédikian, Chienne d’histoire (Palme d’Or au festival de Cannes 2010), accueilli dans son centre culturel, DEPO, à Tophane, l’exposition du photographe Antoine Agoudjian, Les yeux brûlants, et une rétrospective des frères Dildilian, photographes arméniens en Asie mineure. Arrêté le 18 octobre 2017, Osman Kavala est depuis incarcéré à la prison de Silivri, dans la périphérie d’Istanbul.
LA BAUDIÈRE, août 2018

Photographies de l’atelier Dildilian Frères (actifs de 1888 à 1923)


Dans l’objectif des Dildilian Frères : Témoigner de l’histoire perdue d’une famille arménienne
Affiche de l’exposition qui a débuté à Istanbul (au centre culturel DEPO) et s’est poursuivie à Marzevan (Merzifon, dans la province d’Amasya), à Diyarbakir, Ankara et Erevan.

L’été dernier, j’ai tenu à localiser mon avant-propos (écrit dans la propriété d’un ami ethnomusicologue, Jérôme Cler, où des stages de musiques balkaniques et orientales sont organisés depuis des années), et plus encore à le dater (espérant, sans trop y croire, une libération d’Osman Kavala)
https://baudiere.com/

Au moment de la parution de ce livre, le 16 novembre dernier, treize personnes ont été arrêtées : des universitaires (dont Betül Bantay, mathématicienne à l’université du Bosphore, Turgut Tarhanlı, doyen de la faculté de droit à l’université de Bilgi), des journalistes et des figures de la société civile accusés de « désobéissance civile » et de collaboration avec Osman Kavala dont l’organisation aurait « financé et organisé » les événements de Gezi et leur propagation, semant « chaos et désordre » à travers le pays. Les locaux d’Anadolu Kültür ont été perquisitionnés et trois de ses responsables placés en garde à vue. Toutes ces personnes ont été libérées le surlendemain, à l’exception de Yiğit Aksakoğlu (militant des droits de l’homme et représentant de la fondation néerlandaise Bernard van Leer en Turquie), incarcéré à la prison de Silivri.

En février dernier, un procureur d’Istanbul a requis la prison à perpétuité à l’encontre d’Osman Kavala, accusé de « tentative de renversement du gouvernement » pour avoir soutenu les événements anti-gouvernementaux du printemps 2013. Quinze autres personnes sont visées par cet acte d’accusation dont Yiğit Aksakoğlu, l’avocat Can Atalay, l’architecte Mücella Yapıcı, l’urbaniste Tayfun Kahraman. Ne seront pas présents sur le banc des accusés : Can Dündar (journaliste et ancien directeur en chef du quotidien Cumhuriyet), exilé en Allemagne ; l’acteur Mehmet Ali Alabora et sa femme, la comédienne Ayşe Pınar Alabora, réfugiés en Europe.
Le procès est fixé au 24 juin prochain au tribunal de Silivri.
https://www.osmankavala.org/en/about-osman-kavala

Extraits :


Gülmez Frères, Le Bosphore des hauteurs de la rive asiatique ca. 1890
« J’ai vu au cours de ma vie bien des pays et toutes sortes de merveilles, mais le souvenir des jardins de Silihdar est resté ineffaçable. En tout lieu, j’ai emporté ces jardins avec moi et je m’y suis réfugiée chaque fois que des nuages ont assombri mon horizon. »
Zabel Essayan évoquant à Erevan, au début des années 1930, le quartier de son enfance, sur la rive asiatique de Constantinople.

Zabel Hovhanessian, originaire de Constantinople, n’a que dix-sept ans quand elle part étudier la littérature et la philosophie à La Sorbonne. À Paris, elle fréquente des écrivains et des artistes, épouse le peintre Tigran Essayan, publie dans des revues arméniennes et françaises, puis dirige la section féminine du journal Dzaghig, « Fleur ». À Constantinople peu après le rétablissement de la Constitution, elle se rend en Cilicie, en juin 1909, comme membre d’une commission d’enquête mandatée par le patriarcat arménien de Constantinople. Dans un ouvrage majeur traduit en français sous le titre Dans les ruines, Zabel Essayan relate son expérience de près de trois mois, prêtant sa voix aux femmes et aux enfants rescapés, consciente, comme le seront d’autres écrivains de « l’âge des extrêmes », des limites du langage et de la tâche qui lui incombe. Au sujet des orphelins, question cruciale qui l’oppose au nouveau gouverneur d’Adana, Djemal bey (futur Djemal Pacha), qui voudrait imposer l’usage du turc dans les orphelinats, elle écrit : « Quand pour la première fois, j’ai vu ces centaines d’orphelins blêmes, je n’ai pu saisir, même par un effort extrême, tout l’intensité de leur malheur ; c’est une chose qui, jusqu’à ce jour, m’est resté impossible. »
Zabel Essayan, seule femme, avec Marie Beylerian, à figurer sur la liste des personnes à arrêter, échappe à la rafle du 24 avril 1915, se cache, puis trouve refuge en Bulgarie, d’où elle se rend à Tiflis et à Bakou (ville où elle transcrit et publie en 1917, L’Agonie d’un peuple, premier témoignage d’un survivant, Hayg Toroyan). Du Caucase, elle ne cesse de recueillir et de traduire les témoignages de rescapés arméniens, qu’elle apporte à Paris à la fin de la guerre.
En 1933, elle pense trouver sa place de femme et d’écrivain dans l’Arménie soviétique où elle s’installe avec ses deux enfants. Elle y publie un splendide récit, Les jardins de Silihdar, décrivant le quartier de son enfance, la vie quotidienne de l’époque et l’amour d’une fille pour son père. Elle disparaît en 1943, après six ans d’incarcération, entre la prison de Bakou et le chemin du goulag.

Chromolithographie publicitaire éditée par la Chocolaterie d’Aiguebelle et faisant partie d’une série consacrée aux massacres d’Arméniens de 1895.

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En 1896, les sources diplomatiques et le Patriarcat arménien de Constantinople font état de cent mille à deux cent mille morts, environ cinquante mille orphelins et un nombre incalculable de réfugiés. Dans l’histoire ottomane, pour trouver un massacre d’une telle ampleur, il faut remontrer au 16e siècle, sous le règne de Selim 1er dit « le Terrible », qui a mené une guerre impitoyable contre les kızılbachs, partisans du souverain safavide Chah Ismail. Les croyances des kızılbachs, ancêtres des alévis, s’apparentent à un vaste syncrétisme religieux imprégné d’animisme, de chamanisme, de chiisme, de soufisme. Pour de nombreux sunnites, il s’agit de « rebelles hérétiques », et pour les plus radicaux, de gavur, « infidèles ».
Des Arméniens ont échappé aux massacres en trouvant refuge auprès de communautés kızılbaches, notamment dans les montagnes du Dersim, ou encore auprès de familles turques comme kurdes appartenant à cette minorité musulmane qui, sous l’Empire ottoman comme à l’heure actuelle, ne bénéficie d’aucun statut.
Pour les chrétiens, il n’était nullement question de conversion étant donné qu’on naît alévi, on ne le devient pas. Cette communauté ne respecte pas les cinq piliers de l’islam, ne fréquente pas les mosquées, mais se réunit entre hommes et femmes lors de cérémonies, longtemps tenues secrètes, ponctuées de danses rituelles (sema) et de chants. Célèbre est le répertoire des bardes alévis (achik), poésies et épopées portées par la musique et le chant dont l’équivalent arménien est celui des poètes itinérants (achough). À l’heure actuelle, évoquer des ancêtres arméniens, mais aussi une grand-mère ou des tantes, reste moins tabou chez les alévis qu’il ne l’est chez la majorité des Turcs sunnites, croyants ou non.

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Garabed Krikorian, Entrée solennelle de l’empereur Guillaume II à Jérusalem, le 31 octobre 1898 (bâtiment municipal, construit deux ans plus tôt à l’angle de la rue Jaffa et de la rue Mamilla, magasin nouveau Nicodem, ganterie-mercerie, brasserie-billard, l’enseigne Isaac J. Cohen, tailleur, un panneau, en français et en arabe, pour l’Hôtel National).

Il était courant de dire, et certains affirment toujours à l’heure actuelle, que Jérusalem était une ville arriérée, figée dans le temps, négligée par une administration ottomane corrompue – point de vue de l’historiographie nationaliste arabe, mais aussi d’historiens sionistes selon lesquels la Palestine d’avant le mandat britannique était un espace vide, archaïque, disponible.
À la fin de XIXe siècle, le gouvernement ottoman a bien au contraire conscience de l’importance politique, stratégique et symbolique de Jérusalem : la ligne Jaffa-Jérusalem est inaugurée, un grand hôpital est créé, les canalisations sont rénovées et un théâtre municipal ouvre ses portes.
Face au recul territorial dans les Balkans et à l’afflux de réfugiés, Abdülhamid, à la tête d’un Empire de moins en moins chrétien et de plus en plus musulman, privilégie les provinces arabes et endosser, plus que tout autre sultan, le rôle de calife. Il renforce ainsi son pouvoir personnel (puisqu’obéir au calife est obéir à Dieu et à son Prophète) et réaffirme son autorité spirituelle et morale sur l’ensemble des musulmans, y compris dans les anciennes provinces ottomanes passées sous administration coloniale européenne (Égypte, Tunisie, Algérie).
Par cette politique du califat, Abdülhamid cherche surtout à empêcher les révoltes dans les provinces à majorité musulmane, à freiner la montée des nationalismes, mais aussi à parler d’égal à égal avec les grandes puissances chrétiennes : les Russes qui se posent comme les protecteurs des orthodoxes, les Français des catholiques, les Anglais des druzes et des assyro-chaldéens.

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Comestible et buvette A. Paloulian & Fils, à Alexandrette.
Sur la façade, des publicités pour le whisky Risk, la bière de la brasserie Bomonti, le champagne Veuve Amiot. Carte postale éditée par Hagop Paloulian & Fils.

La collection Pierre de Gigord comprend près de quarante éditeurs arméniens de cartes postales, mentionnées dans plus de vingt localités différentes à travers l’Empire ottoman. À Beyrouth, la célèbre société Sarrafian Frères (Abraham, Boghos et Samuel) publient de nombreuses cartes postales du Mont Liban, mais aussi d’Antioche, d’Aintab, de Mardin (où Boghos a fait des études d’anglais et d’arabe au lycée américain), de Diyarbekir (ville natale de la famille Sarrafian, où avait été ouvert le premier atelier, abandonné après les événements de 1895).
Pour certains, l’édition de cartes postales est une activité annexe : Garabed Hadjinian, à Kütahya, est papetier et quincailler ; la famille Paloulian, à Alexandrette, tient un magasin d’alimentation et un débit de boissons. D’autres éditeurs résident à l’étranger, comme H. B. Manissadjian (le frère de Johannes Jacob Manissadjian, célèbre botaniste du collège américain de Marzevan).

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Dans la collection Pierre de Gigord figurent une soixantaine de photographies prises pendant la Première Guerre mondiale, à Karkemish, à Mardin et dans les environs de Mossoul, rassemblées dans un album en deux volumes par un militaire allemand, comme l’indiquent les légendes manuscrites. Parmi ces photographies, l’une montre le cadavre décharné d’un enfant dénudé qui, selon la légende, est « mort de faim » ; l’autre six jeunes enfants mourants avec, en arrière-plan, des militaires.
Où ces images ont-elles été prises et à quelle date précise ? Qui est l’auteur de ces prises de vue, sachant qu’il était formellement interdit de photographier les déportations et les camps ? Pourquoi avoir pris ce risque ? Pourquoi ce registre macabre qui détone singulièrement avec l’ensemble de l’album essentiellement consacré aux militaires allemands dans ces régions, leurs moments de détente compris ? Autant de questions en suspens qui ont conduit à ne pas reproduire ces images – photos-choc trop souvent utilisées, comme si l’horreur se suffisait à elle-même et rendait le travail documentaire superflu.
Les images photographiques, en tant que processus technique, ont longtemps été perçues des images intrinsèquement véridiques. Mais la photographie n’est bien évidemment pas un simple appareil enregistreur. Elle est au contraire un objet extrêmement malléable, qui pour acquérir un statut de preuve nécessite, au préalable, une rigoureuse mise en contexte et un minutieux travail de décryptage, a fortiori quand il s’agit d’images ayant trait à des crimes de guerre et à une entreprise génocidaire.

Nombreuses sont les photographies prises après la défaite des Ottomans, lors du partage par les forces de l’Entente de diverses régions de l’ex-Empire ottoman – répartition que les Français et les Britanniques avaient planifié en secret dès mai 1916, en pleine bataille de Verdun, lors des fameux accords Sykes-Picot. La France obtient la bordure maritime de la Syrie, la Haute-Mésopotamie et les riches terres de Cilicie, ancienne province où de nombreux rescapés arméniens retournent en 1919, les autorités françaises leur ayant promis monts et merveilles : aide, protection, et même autonomie.
Mais deux ans plus tard, dans le cadre d’un accord signé avec les forces nationalistes turques, que dirigent Mustafa Kemal, la France accepte le retrait de ses troupes de Cilicie, notamment pour consolider ses intérêts en Syrie et au Liban. Dès l’annonce de l’accord franco-turc, en novembre 1921, c’est le sauve-qui-peut. En l’espace de deux mois, la région se vide d’une grande partie de ses habitants, des chrétiens en général, des Arméniens en particulier. Personne ne croit que leur sécurité sera assurée, pas même le général Dufieux, à la tête de la division de Cilicie, selon lequel « les termes de l’accord ne laissent aucun espoir à des garanties sérieuses concernant le sort des minorités non-turques ».

Anonyme, Gare d’Adana, novembre 1921.
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À la veille de la Première Guerre mondiale, selon le recensement du Patriarcat arménien, la communauté, estimée à 161 000 personnes, comptait quarante-sept églises, quarante-deux écoles, quantité d’associations culturelles et de sociétés philanthropique. Bolis, « la Ville », était plus que jamais la capitale de la vie religieuse, économique, intellectuelle et culturelle des Arméniens de l’Empire.

Anonyme, École et orphelinat à Psamatia, quartier arménien d’Istanbul, 1923. Le 29 octobre, la République turque est proclamée.

Le photographe le plus célèbre de Turquie est sans conteste Ara Güler, né en 1928 à Istanbul, dont le père, Tatjat Terkerian, originaire de la province de Trébizonde, est pharmacien à Péra (Beyoğlu). Après des études au lycée Guétronagan, puis un bref passage par l’université d’économie, Ara Güler se passionne pour le théâtre et le cinéma avant de s’orienter vers le journalisme et le photoreportage. À partir des années 1950, il travaille tour à tour pour Time-Life, Hayat, Paris Match, Stern et The Sunday Times avant de rejoindre la célèbre agence Magnum Photos.
Ara Güler a sillonné le monde, l’Anatolie aussi, et plus encore arpenté les rues de sa ville natale, enregistrant les mutations sociales et les premiers bouleversements urbains, attentif aux détails de la vie quotidienne, aux habitants surtout (chômeurs, ouvriers, éboueurs, portefaix, marchands des quatre saisons, nouveaux immigrés). Ses « archives », comme il les appelle, qui s’inscrivent dans le courant humaniste et le réalisme poétique, ont été exposées dans le monde entier et ses livres sont constamment réédités.
Une série de reportages publiés en 1952 dans le journal Jamanak, consacrée aux pêcheurs arméniens de Kumkapı, quartier déshérité qui disparaîtra lors du tracé d’une avenue longeant le littoral, a été rééditée chez Aras. Cette maison d’édition, dédiée à l’histoire et à la littérature arméniennes, a été fondée à Istanbul en 1993 par Yetvart Tomasyan, soutenu par des écrivains et des intellectuels dont Hrant Dink.
Ce dernier a été abattu le 19 janvier 2007 devant les locaux de son journal, Agos. Lors de ses obsèques, dix mille personnes ont suivi le cortège, jusqu’au cimetière de Balıklı, en brandissant des pancartes où était inscrit : « Nous sommes tous Hrant Dink », « Nous sommes tous Arméniens », mais aussi « 301 assassin », soit l’article du code pénale qui sanctionne « l’insulte à l’identité nationale turque » et qui avait valu à Hrant Dink d’être traduit en justice.

Carte postale, L’hôpital catholique arménien Surp Agop (Saint-Jacques), près de la place Taksim, dont le cimetière a été exproprié dans les années 1930.

La fondation Hrant Dink a mené un immense travail d’inventaire du patrimoine immobilier arménien à Istanbul. Consultable sur internet (istanbulermenivakiflari.org), y compris en version anglaise, et constamment mis à jour, cet inventaire permet de comprendre les méandres de la législation, mais aussi de découvrir, photographies et cartes à l’appui, l’histoire et la situation des biens arméniens dans chaque quartier d’Istanbul.
À ce jour, la communauté possède une cinquantaine d’églises, dont certaines ne sont ouvertes que quelques jours dans l’année, cinq établissements secondaires et quatorze écoles primaires – avec 2 989 inscrits en 2017-2018, dont seulement 706 lycéens, soit un nombre d’élèves en constante diminution.

Actuellement, le nombre d’Arméniens est estimé à environ soixante mille, vivant essentiellement à Istanbul. Dans ce chiffre ne figurent pas les Arméniens d’Arménie, travailleurs temporaires en Turquie, ni les Arméniens ayant fui la guerre en Irak et en Syrie, et encore moins les crypto-arméniens, également appelés « Arméniens cachés », soit des descendants d’Arméniens islamisés pendant ou après le génocide. Quant aux Grecs, qui représentaient au début du 20e siècle la plus grande communauté non-musulmane, leur nombre est estimé à Istanbul entre quatre mille et deux mille personnes – grécophones chrétiens de nationalité turque appelés Rum, par référence à l’Empire romain d’Orient. Autant dire que le cosmopolitisme d’antan n’est plus qu’un pâle souvenir et si les photographies d’Ara Güler des années 1950, comme il le déplorait, témoignent d’un monde révolu, que dire de celles publiées dans ce livre ! Pour retrouver des traces du passé, il faut se contenter de palais, de mosquées et d’églises, voire de quelques édifices sauvegardés qui ont pour la plupart perdu leur vocation première, telle la gare de Haydarpacha où ne circule plus le moindre train.

Quand Ara Güler sillonnait ses quartiers de prédilection, pour « constituer une mémoire visuelle d’Istanbul », la ville comptait environ un million et demi d’habitants. À l’heure actuelle, sa population est estimée à plus de quinze millions. Et ce n’est pas tout, des bouleversements sans précédent sont en cours, parmi lesquels : la mosquée de Çamlıca, suffisamment gigantesque « pour être vue de toute la ville » ; la mosquée de Taksim, de taille nettement plus modeste, mais dont la hauteur doit dépasser l’imposante église grecque orthodoxe, située à deux pas. Bien visible des hauteurs de Psamatia, un gigantesque espace inauguré un an après le grand mouvement contestataire de Gezi, en mai-juin 2013, destiné à accueillir les meetings du gouvernement, mais aussi les fêtes commémoratives de la prise de « Byzance l’infidèle » par Mehmed II le Conquérant.
La démesure, telle qu’elle est à l’œuvre, reflet d’un autoritarisme tous azimuts, n’a pas le culte du passé, surtout pas d’un passé qui dérange, mais procède volontiers à une réécriture de l’histoire, exaltant l’Empire ottoman et caricaturant une société multiconfessionnelle. Parfaite illustration de cette politique, le sort de la Grande Rue de Péra, symbole de cette société d’antan, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Que fait-on pour sauvegarder le patrimoine architectural et culturel de cette célèbre avenue ? On contraint à la fermeture d’anciens magasins, de vieux cinémas, les libraires et les bouquinistes, dans l’incapacité de payer les loyers exorbitants, ou encore sous le coup d’expropriations et de démolitions. On procède aussi à des restitütyon, terme emprunté au français. Concrètement, on démolit et on se contente de construire une façade prétendument identique. Tel est le cas du bâtiment qui a abrité le Cercle d’Orient, puis du Narmanlı han, un temps haut lieu d’accueil pour écrivains et artistes où le plus ancien journal arménien, Jamanak, a été imprimé quarante ans durant.