Apprendre sans recevoir de leçons

, par Philippe Roy


Le pouvoir disciplinaire, donner des leçons

Commençons comme commence ce petit court-métrage. Par l’irruption d’un énoncé au sein d’un quotidien routinier « je ne retournerai plus à l’école », énoncé dont le ton n’est pas celui combatif d’une opposition mais plutôt celui d’une décision assumée, insouciante, légèrement joyeuse. Cet énoncé est de suite accompagné d’un mystérieux « à l’école on apprend des choses qu’on ne sait pas » sur lequel je reviendrai. Cet énoncé va provoquer de suite un aiguillage, une coupure, qu’exprime le montage du film, on passe de la séquence de la cuisine familiale à celle de l’école où va tenter d’être effectuée une reprise en main d’Ernesto. Il faut ramener l’enfant dans le droit chemin. Intervient alors le directeur de l’école en compagnie des parents. A ce comportement anormal d’Ernesto va répondre une tentative de renormalisation. Il faut remettre Ernesto aux normes, il faut que le geste du pouvoir disciplinaire puisse à nouveau s’effectuer.
En évoquant le pouvoir disciplinaire, je me réfère à Michel Foucault. Il est bien ici question de ce pouvoir qui consiste à imposer des conduites méticuleuses, des savoirs, sous contrôle, surveillance, au sein de parcours aux étapes ordonnées et dont les rythmes de développement sont pré-définis. Les passages d’une étape à une autre étant sanctionnés par des examens (et donc des classements, des rangs). Ces parcours dépassent le cadre de l’école, ils traversent nos sociétés, allant de l’école à l’entreprise, aux parcours de soin, d’insertion etc. On peut condenser cela en disant que l’on a affaire à des suivis, chaque point du suivi supposant donc un instructeur-normateur-contrôleur. Et si on ne peut pas suivre, sont prévus d’autres suivis, sur des parcours plus éloignés de la normale, mais qui restent des parcours de normalisation (mais selon d’autres normes), des parcours spécialisés. Chaque décrochage d’un parcours a ses mesures d’accompagnement. Il y a donc constamment des triages, nous faisant passer dans des compartiments avec leurs normes propres. La mère d’Ernesto fera référence à ces compartiments quand elle dira au directeur à propos de son fils « vous voyez le genre ». Michel Foucault insiste beaucoup sur le genre « compartimenteux » de cet ensemble de concepts propres au pouvoir disciplinaire : quadrillage, espace cellulaire, tableaux, séries, parcelle, emploi du temps etc.
Ici deux des acteurs principaux du pouvoir disciplinaire sont présents, la famille et l’école. La famille ayant au sein du pouvoir disciplinaire un rôle plus protecteur et un rôle d’accompagnateur de l’enfant. La disposition spatiale dans le film le manifeste, les parents sont au plus proche de l’enfant sous l’œil du contrôleur-instructeur qu’est le directeur. Mais cette disposition est aussi temporelle en tant que ce moment prend donc place sur un parcours, est évoqué constamment le « que va-t-il devenir ? » au sujet d’Ernesto, le film se terminant non sans humour par la connexion avec le parcours professionnel et de celui d’une vie d’adulte normal « C’est-y vrai que ça saura quand même lire un jour, boire et manger, travailler-travailler, se tromper et tout le machin ? ». La disposition est donc spatiale et temporelle. Se présente ici la topologie propre à ce que j’appelle un diagramme, topologie spatio-temporelle. Plus généralement, je soutiens que chaque pouvoir nécessite un diagramme pour s’effectuer, des places y sont disposées et pour chacune des places des fonctions sont assignées s’effectuant par des actions et perceptions spécifiques. Ici la fonction d’imposer certaines conduites est effectuée par le directeur, les parents ayant donc plutôt la fonction d’un accompagnement protecteur. Le diagramme permet que soit effectué le geste disciplinaire, geste dont on remarquera qu’il n’est pas propre à un seul type d’acteur (le normateur) mais à tous ceux du diagramme et donc même à l’élève. En effet pour que le geste disciplinaire s’effectue il faut que les conduites de l’élève soient conformes aux autres, qu’elles soient en phase avec elles. L’élève effectue donc normalement autant le geste que les autres. Or ici Ernesto est un point de résistance à l’effectuation du geste qui se traduit par un certain nombre de contre-conduites que ce soit par ses répliques ou par ses attitudes (ses regards, sa tenue bras en arrière, il mâche un chewing gum etc.).
En quoi va alors consister la réaction des agents du geste disciplinaire, la résistance à la résistance, ici menée essentiellement par le directeur ? Eh bien dans ce cas, car c’est bien d’un cas qu’il s’agit, (« cas unique » dit le directeur) par cette tentative de renormalisation dont je parlais tout à l’heure. Ce n’est pas un jugement, on n’a pas affaire à un tribunal. Quelle forme va prendre cette renormalisation ? Je pense qu’on pourrait la synthétiser par le terme de « leçon ». Le directeur va essayer de donner une leçon à Ernesto. Il faut entendre « leçon » aux deux sens du terme, leçon à réciter et leçon au sens de correction. Il est intéressant de voir que le terme de « leçon » est né dans les monastères au XIIe siècle là où justement a été élaboré cette forme de pouvoir, disciplinaire. Un exemple parmi beaucoup d’autres : Foucault signale que le programme scolaire est né dans un groupe religieux, les Frères de la Vie commune. Or si leçon (lectionem) a voulu au départ dire « réciter un texte », très vite cela a signifié « respecter des conduites » ou « sanctionner ». Ce mot de leçon venant même de lectio c’est-à-dire du verbe trier, ce qui signifie que toute leçon est au départ un tri parmi ce qu’il y a à réciter, à apprendre et comment l’apprendre.
Tous ces sens sont bien présents dans la leçon que le directeur et même les parents vont essayer de donner à Ernesto en pointant à la suite : le portrait de Mitterrand, le papillon épinglé sous verre et le globe terrestre. En posant la question « et ça qu’est-ce que c’est ? » le directeur veut à la fois imposer un savoir, une perception à Ernesto et éliminer toutes les autres idées, toutes les autres perceptions que l’on pourrait avoir à leurs sujets.
Ces injonctions n’ont donc pas à être justifiées par le directeur, il faut qu’elles déclenchent un comportement voulu, préféré, ceci par des phrases concises, des gestes codifiées (comme le directeur qui montre du doigt le portrait de Mitterand). « Toute l’activité de l’individu discipliné doit être scandée et soutenue par des injonctions dont l’efficace repose sur la brièveté et la clarté ; l’ordre n’a pas à être expliqué, ni même formulé ; il faut et il suffit qu’il déclenche le comportement voulu. » [1] C’est un interrogatoire, un examen mais non une enquête, car il sert à codifier, à normaliser (on retrouve cela dans les fameux audits dans le travail et dans toutes les soi-disant évaluations). Normer c’est nécessairement exprimer la préférence d’une norme et donc déprécier les autres. Ce qui compte au fond ce n’est pas de faire adopter des normes mais de faire adopter des préférences. Il faut qu’Ernesto préfère dire ce que le directeur préfère qu’il dise. Ernesto ne doit pas préférer la norme parce qu’elle est préférable mais parce qu’il faut la préférer. C’est pourquoi quand on donne une leçon on donne aussi une bonne leçon (au sens moral ou éducatif du terme), en ce sens que l’on demande à celui qui la reçoit d’adopter ce qui est considéré d’après elle comme étant le bien, comme étant ce qu’il faut préférer. Alors, bien sûr, puisque ce qui est en jeu est de l’ordre d’un affect (la préférence exigée), cela ne pourra pas se faire sans des conditionnements affectifs, faire plaisir au maître, aux parents, recevoir des bons points, être bien classé etc. ou alors avoir peur de la sanction etc. Remarquons que les parents adoptent eux aussi les normes préférées car ils assistent le directeur en demandant à Ernesto ce qu’est le papillon épinglé. Les parents sont des assistants-incitateurs.
On comprend donc aussi pourquoi, dans le cadre scolaire, le geste disciplinaire ne vise pas fondamentalement à nous apprendre quelque chose mais à nous faire apprendre comme il veut. Ce que veut le geste disciplinaire c’est que nous fassions comme lui, que nous soyons ses bras. Un geste ne se transmet pas par accord sur des buts mais avant cela par des manières de faire, de percevoir, de savoir. Ou pour le dire autrement, ce que les agents du geste disent vouloir, par exemple le bien de l’enfant, qu’il soit éduqué, qu’il connaisse des choses, est secondaire par rapport au vouloir fondamental qui est de vouloir adopter les conduites du geste, sa manière d’être. Preuve en est que les buts sont relativement indéterminés (que veut vraiment dire le bien de l’enfant, apprendre etc.) et n’ont de sens que sous un certain geste (c’est le bien de l’enfant pour le geste disciplinaire). J’ai parlé tout à l’heure de compartimentations comme étant essentiel au geste disciplinaire or on voit bien que c’est ce que va demander le directeur à Ernesto : « compartimente avec moi , adopte la manière d’être du geste ».
Être dans un compartiment implique de n’être pas dans un autre, Mitterrand ne peut pas être aussi un bonhomme, le globe ne peut pas être aussi un ballon ou une pomme de terre. Les choses doivent donc être découpées selon des critères qui les destinent au classement comme notre vie doit être segmentarisée dans l’espace-temps du diagramme. On peut dire qu’au regard du diagramme nous ne sommes que des individus caractérisés par des normes, propres à la place que l’on occupe et non des singularités. Ce qu’exprime bien aussi le rapport qu’il est demandé d’avoir au papillon, le voir comme un individu qui illustre une classe d’individus et non comme ce papillon qui a été tué, « un crime » dit Ernesto. Bref le directeur normalise en engageant Ernesto à subjectiver le geste pour qu’il puisse à nouveau l’effectuer. Qu’apprendre ne soit pas dirigé vers quelque chose à découvrir, qu’il ne soit pas apprendre au sens noble, cela est donc clair ici puisque le directeur se fout des remarques d’Ernesto au sujet du globe terrestre et que le directeur ne pose pas des questions au sujet de quelque chose de particulièrement intéressant, il aurait d’ailleurs pu prendre n’importe quoi (il prend ce qui lui tombe sous la main) mais son objectif est de donner une bonne leçon, peu importe ce qu’elle récite. D’une certaine manière on n’interroge pas les objets, on ne cherche pas à les connaître, ce sont eux qui nous interrogent : dis-moi que je suis Mitterrand, dis-moi que je suis la terre etc.
Remarquons enfin que le directeur ferme d’emblée l’espace, le cloisonne, il dit à Ernesto qu’« ici on est ici et non de partout », sous l’œil du directeur des directeurs, le président, dont le regard orienté vers la classe vient participer à ce cloisonnement, de même que la vitre du papillon dans laquelle se reflète les parents interrogateurs, geste cinématographique des Straub pour montrer que l’objet n’existe que comme objet d’interrogation des normateurs, dans ce rapport fermé.

Quand le directeur ne récite plus que des leçons

Le problème est que Ernesto ne veut pas recevoir de leçons. Il ne veut pas apprendre comme le directeur le propose et plus largement comme l’école le propose.
Le geste disciplinaire ne peut donc pas s’effectuer. Habituellement dans ce genre de situation on fait appel à de gentils spécialistes qui viendront répondre au dysfonctionnement diagrammatique pour permettre une ré-orientation de l’élément résistant. Les Straub vont nous épargner cela, pour notre plus grand plaisir. Car le geste disciplinaire qui ne s’effectue pas est comme mort, ce geste n’existe qu’en s’effectuant continûment. Ce n’est pas le cas par exemple du geste de souveraineté qui existe en se suspendant, pensons à la situation où un condamné est gracié. Il n’y a pas d’être en suspens du geste disciplinaire. S’il ne peut s’effectuer, s’il reste en suspens, il tourne à vide.
Le directeur va se trouver désemparé, on sent que le temps d’impuissance commence à s’étirer et il va apparaître avec une certaine clarté que lui aussi est comme en train de réciter une leçon (son élocution en témoigne), c’est un grand moment du film. Les Straub soulignent bien ici que la leçon n’est à vrai dire pas seulement à réciter par l’élève car le directeur lui aussi récite. C’est qu’en effet le geste disciplinaire est celui auquel obéissent tous les acteurs du diagramme, le geste n’est pas personnalisé comme il l’est dans le cas du geste de souveraineté, les normateurs obéissent autant que les normés, ce pourquoi eux-mêmes peuvent faire l’objet de normes spécifiques et de surveillances (comme l’inspecteur envers le maître ). Le directeur récite sa leçon sans la donner, le geste étant suspendu nous pouvons alors prendre plaisir à le contempler. Et le filmage s’y attarde, c’est le directeur qui devient l’observé et non plus Ernesto. Même dans les plans où il n’apparaît pas, parlant en hors champ, les regards des parents et d’Ernesto sont rivés sur lui. Les plans ne sont plus centrés sur Ernesto comme cela l’était au début du court-métrage. Un point de basculement a eu lieu. Qui a commencé quand Ernesto affirme au directeur qu’il a une nouvelle méthode, « rachâcher ». Le directeur perçoit alors que derrière les contre-conduites d’Ernesto il y a un geste, le geste de rachâcher, que sa résistance n’est pas passive mais active, car sous-tendue par un geste. On rentre alors dans une lutte gestuelle, la confrontation va ainsi se traduire par un véritable face à face, visible dans les regards déterminés d’Ernesto et du directeur qui lui dit d’ailleurs « faites attentions à vos expressions où vous allez me braquer ».
Puisque le geste disciplinaire ne trouve pas les actions qui lui permettent de s’effectuer et puisque le conflit est maintenant déclaré, le directeur va être tenté de passer à l’acte violent, pour remettre à sa place l’enfant, car il est clair maintenant que Ernesto n’occupe plus sa place dans le diagramme disciplinaire puisqu’il se réclame d’un autre geste, il remet donc en même temps en cause l’ordre des places et donc la place du normateur-instructeur qui ne tient la sienne que de sa différence avec l’autre. Or la violence esquissée du directeur, puisqu’elle prend pour cible un individu qui doit normalement être protégé, immunisé par le geste disciplinaire, est mal perçue par les agents de celui-ci, voire inacceptable. Ce pourquoi la mère va recadrer le directeur, effectuant sa mission protectrice, en le menaçant d’une contre-violence « n’approchez pas où je cogne ». On voit bien ici toute la différence qu’il y a entre geste disciplinaire et geste de souveraineté puisque le directeur n’a pas le monopole de la violence, seule la contre-violence protectrice est tolérée.
C’est peut-être même contre le geste de souveraineté que cette contre-violence est à ce moment-là destinée car on peut penser que le directeur a comme effectué un décrochage, ne pouvant plus être sous le geste disciplinaire il a alors pris la main de la violence souveraine, dé-clivant la pyramide miniaturisée de souveraineté qui est imbriquée normalement dans le diagramme disciplinaire, petite pyramide de directeur. La souveraineté annexée au geste disciplinaire est comme un instant sortie de ses gonds pour se retrouver de suite annexée au geste disciplinaire par la contre-violence protectrice. Le directeur n’est pas souverain.

Rachâcher

Ernesto se réclame donc d’un autre geste, celui de rachâcher. Si Ernesto ne veut pas apprendre, pas recevoir de leçon, c’est au nom d’un autre geste (justement une autre manière d’apprendre), il ne résiste donc pas au geste disciplinaire il s’y oppose en conséquence, sa résistance est un effet de son geste. Ce pourquoi le concept de résistance est bien souvent insuffisant en politique car il occulte la dimension gestuelle. Ici il ne s’agit pas seulement d’un point où le geste a des difficultés pour s’effectuer auquel cas le geste disciplinaire peut essayer de trouver, de créer ses remédiations propres, en ce sens il peut, lui aussi, résister. Ici c’est une lutte gestuelle, c’est geste contre geste. Le geste d’Ernesto n’est pas un point résistant dans le diagramme mais un trou sur lequel on ne peut pas avoir de prise, on tourne autour d’un trou mais on ne peut pas agir sur lui. Le trou est l’apport d’un dehors dans le diagramme, les parents d’Ernesto vont en avoir furtivement conscience quand, après l’expression de l’opposition d’Ernesto à l’apprentissage disciplinaire, ils se disent en coeur « au fond du fond il a peut-être raison » entendu par là qu’il y a un dehors du diagramme, il y a un fond, un trou. Que ce geste fasse trou dans le diagramme se remarque déjà à sa formule incompréhensible, par ce geste de parole « en rachâchant » accompagné par le sens non moins mystérieux du « je ne veux pas apprendre ce que je ne sais pas encore ». Et cela désempare complètement les agents du geste disciplinaire qui souffrent de ne pas saisir son geste, ce trou est un point aveugle, « étrange » dit le directeur. Seul Ernesto est en mesure de voir le directeur, alors les phrases du début du court-métrage résonnent maintenant tout autrement, « personne ne le voit il a l’air de rien » était-il dit de lui, de même le directeur disait de lui qu’il ne le reconnaissait pas, Ernesto lui rétorquant « moi, je vous connais ». Et les Straub nous présentent tout au long du court-métrage la puissance d’un regard qui va se transmettre au nôtre, spectateur, et qui est d’autant plus puissant, plus acéré, qu’il est celui de l’individu qui n’avait l’air de rien sous le geste disciplinaire. Le trou d’Ernesto est celui où la caméra a placé notre œil. Nous sommes avec lui des voyants et nous nous retirons avec lui du diagramme disciplinaire.
Mais alors par quel geste nous saisit Ernesto ? le peu qu’il nous en dit suffit pourtant à nous saisir. Le signifiant « En rachâchant » semble renvoyer à une sorte d’obstination, comme s’il fallait rabâcher, ressasser, pour avancer et apprendre. Or rabâcher avec fermeté suppose de partir de ce que l’on connaît pour aller petit à petit vers ce que l’on ne connaît pas, « inévitablement » nous dit Ernesto au sujet de lire et écrire. On apprend à lire et écrire en fonction de ses nécessités et des choses que l’on sait, pour être amené à connaître encore. Ernesto nous dit même que c’est une méthode. On a l’impression d’entendre Descartes qui proposait lui aussi dans sa méthode de ne passer que par le connu (qui est clair et distinct) pour aller vers une autre idée claire et distincte. Sauf qu’Ernesto laisse entendre que ce chemin de connaissance lui est propre et non réglé par le clair et le distinct comme pour Descartes qui, à travers ce critère, le rendait valable pour tout homme, universel et non singulier.
La méthode d’Ernesto serait donc plutôt celle valable pour tout chemin de connaissance singulier, ne sommes-nous en effet pas tous passés d’un connu à un autre connu, ces connus n’étant pas les mêmes pour chacun et même quand ils le sont n’étant pas connus dans le même ordre, pas par les mêmes chemins ? Rachâcher serait donc peut-être ce qui échappe à toute éducation en tant qu’il serait le nom générique des enchaînements différents et nécessaires de connaissances propres à chacun, rachâcher serait du côté de l’apprendre par soi-même et non de l’éduquer. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas une discipline particulière puisqu’il y va d’une certaine méthode. Avec Ernesto se défait le lien entre éduquer et apprendre, lien qui est scellé dans l’éducation nationale. Le geste disciplinaire n’est-il pas justement celui qui a absorbé l’apprendre dans son éducation normalisante ? La normalisation ayant pour fin véritable d’articuler un ensemble sériel de normes sélectives, les unes nécessitant les autres, pour passer d’un compartiment à un autre par filtrage. Et on pourrait dire en poussant un peu la tendance du geste disciplinaire, mais c’est ce à quoi incite le film, que les normes ne sont pas des règles permettant l’accès à d’autres choses mais qu’elles seraient aussi ce à quoi il faudrait accéder. Une norme serait à la fois la porte et la pièce dans laquelle on rentre, la pièce est comme sous la porte, la porte c’est la pièce, c’est un compartiment. Ainsi on apprend une règle de grammaire pour elle-même, on souligne les titres dans son cahier parce qu’il faut les souligner, on fait la règle de trois parce que c’est comme ça, bref on retient les leçons car ce sont des leçons. Si bien qu’on n’arrête pas de passer des portes, des toutes petites (souligner le C.O.D…) comme des toutes grandes (le bac…), arriver à passer d’une porte à une autre porte voilà la vie disciplinaire. Chacun essayant comme il peut de trouver les bonnes portes. Comme on dit.
Et c’est bien ce que cette fable nous raconte, Ernesto est comme l’incarnation du libre apprentissage en face des incarnations disciplinaires, ce court-métrage propose une situation très épurée, à vrai dire peu réaliste au sens où des parents, comme un directeur ou un maître d’école, ne sont jamais que des agents du geste disciplinaire, de même qu’un enfant assume rarement un geste d’apprendre par soi-même. Ernesto a bien vu qu’il n’y avait que des portes qui ne donnent nulle part, il a bien vu l’arbitraire des portes, pourquoi celle-ci et pas une autre, pourquoi on apprend des choses qu’on ne sait pas ? mais il l’a vu parce qu’il est allé voir ailleurs, et c’est depuis là-bas qu’il voit, il peut donc pour finir prendre congé de tout ce petit monde, les laisser faire leur bilan, le directeur retrouvant d’ailleurs à nouveau de la sérénité puisqu’il réoccupe la fonction propre à sa place. Ernesto n’est plus là, on ne voit plus grand chose, on entend mal, tout s’éloigne, on s’enfonce dans le temps. Et la vie d’Ernesto se trace déjà, loin dans le temps, puisque toutes les portes lui semblent à présent fermées. Pour lui donner le dernier mot, retournons alors la formule d’Ernesto, « à l’école on apprend des choses qu’on ne sait pas » car, pourrait-on dire, « à l’école on n’apprend pas des choses que l’on sait » puisqu’elles ne sont pas faites pour ça.

Echanges

Est-ce que la locution « rachâcher » n’a pas une valeur plus négative que positive ? N’est-elle pas une allusion au fait d’être « rebuté » par l’institution ou d’y résister ? (le « ra » renvoyant au « ré » de « résister »). « En rachâchant » n’est-ce pas proche de « en s’arrachant » ?
Par ailleurs cette locution est le produit d’un geste de souveraineté d’Ernesto, tant tout créateur d’un langage est souverain. Mais de quelle souveraineté est-il question ? Il faudrait distinguer le geste de souveraineté au sens du geste personnifié (celui du roi, de l’Etat) de la souveraineté du geste qui n’appartient a priori à personne, impersonnel. Le nom propre étant ici plus celui du geste que d’un auteur supposé premier. Le nom propre « Ernesto » ne renvoie-t-il pas au prénom de « Che Guevara » c’est-à-dire à un geste révolutionnaire, à la souveraineté d’un geste ? (la personne du Che n’ayant pris sa consistance que par la subjectivation propre à ses gestes révolutionnaires, elle ne pré-existe pas à ses gestes). Cette souveraineté du geste on la retrouve aussi dans l’acte de jouer. Le jeu crée un espace de souveraineté, on le distinguera du sport qui est justement de l’ordre du disciplinaire (en tant que le sport suppose des normes, des mesures, des classements). Par contre n’est-il pas encore question de geste de souveraineté quand le directeur montre du doigt le portrait de « Mitterrand », d’autant plus qu’il est vertical, du bas vers le haut ?
Ce film montre un univers disciplinaire qui ne correspond pas à la date de sa sortie, c’est un film des années 1980 mais qui présente plutôt l’institution des années 1950. Ce décalage n’est-il pas aussi celui que nous ressentons maintenant à l’égard de ce type de pouvoir ? Le pouvoir disciplinaire s’exerce-t-il encore ? Il a été rapporté que certains formateurs de la formation professionnelle sont désemparés, car leur pouvoir disciplinaire n’a plus prise sur les jeunes qu’ils forment. Ils ne savent plus comment les prendre. De plus ils ressentent une forme d’humiliation liée à la relégation de leur compétence technique au regard de celles des réseaux informatiques que maîtrisent ces jeunes. Ces nouvelles technologies propres aux vitesses de transmission et de réception engendrant la difficulté, pour ceux qui les pratiquent, de ne pas avoir la patience que certains apprentissages supposent.

(Les Cahiers de Philomène, n°2)

Notes

[1Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 195.