Autour du recueil Le Chien Patriarche

, par Jeanne Truong


Intervention à la rencontre de Fertans des 21 et 22 octobre 2017, "Faire la bête. La fabrique humaine des animaux"

1.
Le chien patriarche est un recueil rassemblant 5 nouvelles, relatant des histoires avec des animaux, imprégnées d’un fantastique quotidien. Fantastique pour ceux qui ne sont pas habitués à nommer ces faits, réels. Pour ma part, je les ai écrites comme des histoires vraies, des sortes de témoignages documentaires, même si tous les faits énoncés n’ont pas été chronologiquement dans le même espace-temps et ont pu être parfois inventés. Ces histoires n’ont pas pour personnage principal un animal, mais toutes tournent autour d’une rencontre avec un animal ou des animaux, ce qui va constituer l’occasion d’une illumination ou d’une prise de conscience pour les hommes.

Je suis née au Cambodge sensiblement au moment de la prise de Phnom-Penh par les Khmers rouges et avec mes parents, nous avons vécu dans les camps, puis migré vers le Vietnam, l’Inde, puis la France. J’ai mis dans ces histoires beaucoup de mes observations et réflexions de gamine de huit ans débarquant à Paris dans un monde invraisemblable, perçu à l’époque comme un monde de science fiction. Disons, qu’à partir de là, j’ai intimement compris que toute société était une fiction. Au-delà du déplacement géographique qui n’était en somme pas nouveau pour moi, c’est surtout l’accélération du temps qui m’a le plus marqué à cet âge-là. On peut retrouver ce choc à travers le vécu d’une grand-mère, dans la nouvelle intitulée la dette dont voici un extrait.

Lecture 1
La dette

Ce sont les journées d’une grand-mère immigrée qui essaie de survivre dans un monde nouveau.

Au pied de la tour, il n’y avait rien. Quelques rescapés de la même odyssée. Aucun autochtone. Personne. Le vide. Le silence. Un silence qui ne laissait rien présager. Ni bien ni mal. Personne ne voulait habiter dans ces tours. Toute la famille avait pu s’installer dans le deux-pièces à la moquette brûlée, infesté de cafards, car personne n’y habitait. Les derniers ouvriers avaient quitté les tours pour des pavillons en banlieue. Les tours étaient complètement abandonnées. C’était un vrai désert. Au pied de la tour, assises sur les rebords en béton, les vieilles divaguaient. Quelques voitures, un centre commercial. Pas d’arbres, pas de fleurs, quelques buissons bizarres et malades. Elles, elles étaient des volcans en ébullition à côté de cet ordre moderne et vide. Quelques mois auparavant, c’était encore des femmes aux croupes charnues qui suaient et dégoulinaient de chaleur épicée dans leur sarong, suintant une forte odeur de terre. Je voyais leur puissance passée, me glissais furtivement à côté d’elle. Elles ne me remarquaient pas. Mais, je voyais qu’elles emplissaient les environs de leur vitalité. Leur énergie bestiale réveillait le quartier. Bien que vieilles, elles demeuraient des femmes. Elles avaient leur tête, leurs hanches, leur ventre. Leurs bavardages réchauffaient l’atmosphère gelée, apportaient un nouveau souffle, une nouvelle ambiance. Ils remplissaient le trou amorphe d’un ferment d’émotions et de sentiments qui exhalait un fort goût humain. Nous ne savions pas qu’il pouvait y avoir autant de béton et de grisaille. Les rues palpitaient avec elles. Elles s’abreuvaient de leur sang et de leurs morves. Le sol froid et dur en était irrigué. Les vieilles laissaient monter au ciel les tourbillons de leurs aisselles salées, leurs gerbes de larmes, d’aigreurs, de désir de vie, de désir de justice, les relents de leurs pores de femelles inassouvies et blessées.

Comme vous pouvez le supposer à partir de cet extrait, ce recueil est un regard posé sur une société moderne par quelqu’un qui vient d’un petit pays, d’une société que je peux qualifier d’ancienne, une société dans laquelle une certaine unité existait entre les hommes, que probablement certains d’entre vous ont pu connaître dans les villages français aussi, une société petite, de la taille d’une famille, d’une tribu, une entité réduite où ses membres peuvent se voir et se réunir dans un même espace physique ou presque. Venant de ce type de pays, je témoigne donc de ce que peut représenter une société telle que la nôtre, avec l’acuité de la perception d’une enfant de huit ans, un âge où tout a une clarté extraordinaire et qui doit prendre des décisions existentielles pour le reste de sa vie, c’est-à-dire au moment où cet enfant construit les fondements de sa subjectivité, de ce qu’on appelle sa vision du monde.

2.
La notion de karma ou de la dette envers les animaux

Lecture 2

C’était l’heure des infos. On voyait une journaliste s’introduire dans un bâtiment moderne. Ma grand-mère était suspendue aux images. Elle cherchait à comprendre par les images car elle ne pouvait saisir la langue. Un tapis roulant véhiculait des poules stressées vers une destination inconnue. La caméra fixait l’une d’entre elles. C’était la descente froide et dérisoire d’un poulet vers sa mort. Une machine lui ouvrit le gosier, puis la même machine lui versa sa ration de nourriture et referma son bec. Les poules hurlaient. Le journaliste nous emmenait ensuite vers l’étable, où les vaches étaient gavées. Les gros mammifères y étaient séquestrés. On nous montrait les médicaments et les stimulants qu’on allait leur administrer. Les vaches avaient l’air sonnées. Ma grand-mère n’en croyait pas ses yeux. Puis, d’autres images. On voyait qu’elles grossissaient artificiellement. Leur corps se développait monstrueusement. Les tissus étaient gonflés. Leurs pattes étaient minuscules, leur flanc énorme. Il y avait une disproportion qu’on ne pouvait admettre qu’avec le témoignage des images. Elles tenaient difficilement debout. Elles n’avaient rien des vaches que nos paysans emmenaient paître avec respect. Le commentateur expliquait qu’on obtenait ainsi des kilos rapidement. Elles pesaient deux fois plus que les vaches normales. Ce qui multipliait la rentabilité de ces bêtes par deux !
C’était l’apocalypse pour ma grand-mère ! Elle s’était reculée, puis, de nouveau, avancée vers l’écran. Elle commentait avec une vive révolte : « Que font-ils aux animaux ? Ces pauvres bêtes, on les maltraite ! Ce sont des vaches ou des sacs ? Quels salauds ! Ont-ils oublié tout ce que la vache a fait pour nous ? Sans la vache, nous ne pourrions cultiver ni survivre ! Puis, perdue, ne sachant que faire, désemparée, elle se tourna vers moi et me dit, tu as vu ces voyous, tu as vu ce qu’ils font ! Mon Dieu, comment aider ces animaux ? A qui s’adresser pour ça ? La vache est un animal sacré ! Elle nous donne son lait, elle nous donne son sang, elle laboure, elle tire, elle porte … ! Elle avait dit tout cela comme des cris de détresse, me suppliait de ne jamais commettre de telles exactions. Ses yeux étaient exorbités. Je hochais la tête, sans comprendre. Après un moment, elle me fit signe de m’asseoir à côté d’elle. Puis, elle ajouta avec une profonde tristesse, la vache est un animal sacré. Sais-tu que c’est un animal qui a plusieurs âmes ? Elle a plus d’âme que nous ! C’est péché que de la traiter comme ça ! Commettre un crime sur cet animal, c’est pire que commettre un crime sur nous-mêmes. Tuer une vache, c’est tuer sept âmes. On ne se remettra pas du meurtre des vaches. Le karma en prend pour plusieurs générations. Nous sommes fichus ! Pourquoi maltraiter les bêtes ? Ce sont des êtres vivants, des créatures sensibles ! Ce ne sont pas de vulgaires objets ! Regarde ! Regarde, mon enfant ! Combien vont-ils en tuer comme ça ? C’est invraisemblable ! Ca n’a pas de fin ! Il y en a encore ! Regarde ! Mon Dieu ! Quelle cruauté ! Il ne faut pas manger de cette viande ! C’est normal qu’elle n’ait pas le même goût que chez nous ! »
-  Notre karma ?, demandai-je, entendant le mot pour la première fois.
-  Oui, ma fille, nous sommes éternellement endettés maintenant envers les animaux. L’homme ne pourra pas se relever de tant de cruauté. C’est comme ça qu’ils tuent, ici !
-  Nous aussi ? Même si nous ne sommes pas d’ici ? me suis-je révoltée.
-  Oui, ma fille ! Nous aussi ! Nous faisons partie de la même espèce. Nous le paierons, car nous sommes responsables de cette extermination. On n’a pas le droit de donner la mort froidement, ainsi !
Ainsi, il y avait une dette de l’homme envers l’animal. Je l’apprenais avec ma grand-mère.

La notion de dette ou de karma envers les animaux est centrale dans mon livre.
Le karma est profondément lié à tous les êtres, pas uniquement aux animaux mais aussi aux plantes et aux minéraux.

Pour ceux qui ne connaitrait pas cette notion, le karma s’inscrit dans la croyance bouddhiste de la réincarnation. Il est le résultat des actes positifs et négatifs de la vie d’un homme. Dans l’ensemble des actes, la quantité de mal et de bien définit le karma d’une personne.
La réalité du karma met, au centre des actions de l’homme, la responsabilité.
Tous les actes n’ont pas le même poids. Maltraiter les plus faibles peut créer une dette plus lourde. Le karma dépend de l’intention d’un acte, de l’acte lui-même et de la conséquence de cet acte. La finalité de cette sagesse est d’apprendre à renoncer à son pouvoir et à sa position dominante ou avantageuse au profit de la compréhension de la réalité non séparée des existences. L’attention aux plus faibles et aux plus vulnérables, ainsi que la compassion sont les conséquences naturelles de la prise de conscience de l’unité que forment tous les êtres entre eux et de leur interdépendance.

Pour ma part, la notion de karma me vient de la sagesse populaire attachée au bouddhisme. Je ne chercherai pas à élever cette notion au rang de concept car il n’est pas venu dans ce livre de cette manière-là. C’est une notion profondément ancrée en moi, une notion vernaculaire provenant de nombreuses croyances, superstitions et savoirs de la transmission orale qui constituent pour ma part des vecteurs de connaissances réelles, des valises invisibles. En ce qui me concerne, les savoirs sont en réalité des sortes d’inconscients dont on ne peut pas définir clairement la circonférence. Par exemple, le savoir de mes parents inclut toutes les valises de tous nos ancêtres et même de tout l’univers, peut-être. En ce sens, on peut requérir ces connaissances à n’importe quel moment si on en a la disposition. Ces connaissances, ce sont tous nos possibles, que même un illettré possède du seul fait qu’il est un être humain, du seul fait qu’il a des ancêtres. En ce qui concerne notre devenir animal, pour parler comme Deleuze, la croyance en la réincarnation, autre croyance adossée à celle de karma, postule évidemment que nous ne pouvons ignorer ce qu’est un animal puisque nous l’avons tous été.
J’ai toujours connu la notion de karma. Dans ma famille, on ne la nommait pas forcément, mais on se comportait et agissait avec cette connaissance qui fonctionnait comme une loi inconsciente.

Pour mieux illustrer cette notion de karma, je vais lire un autre extrait de La dette.
La grand-mère est tombée gravement malade et elle se retrouve dans une maison de retraite médicalisée.

Lecture 3

Je lisais beaucoup auprès de ma grand-mère. J’aimais lire auprès d’elle, sentir son assoupissement. Parfois, elle me demandait de m’approcher tout près de son lit. Cette fois-ci, elle m’appela de la main.
-  Ecoute, de toutes les figures géométriques, laquelle, crois-tu, incarne le mieux la vérité ?
Je ne sus que répondre. De quelle vérité parlait-elle ? Je n’en savais rien. Elle continua :
-  Ce n’est ni le carré ni le losange, n’est-ce pas ?
Elle se mit à rire avec ironie.
-  Non, non, ce n’est pas le cube ni le rectangle ! Ecoute ! La figure qui représente parfaitement la vérité, c’est le cercle ! De toutes les figures, c’est le cercle qui est l’image parfaite de la vérité ! Regarde-moi ! Regarde tous ces vieux édentés !
Elle montrait de la main la porte fermée qui donnait dans la salle commune. Puis, elle se mit à rire avec démence, dans une sorte d’autodérision.
-  Regarde ! Regarde tout ça ! Ce n’est pas un hasard ! Cette déchéance est programmée !
Je la fixais sans comprendre, mon livre ouvert entre les mains. J’attendais qu’elle m’explique. Ses yeux brillaient. Elle se reprit.
-  Quelle souffrance, ma fille !
Me souriant à nouveau, elle me dit :
-  Approche encore, ma fille ! Ecoute, tout ça ! Cet attroupement de vieux ! C’est la chaîne ! Ces vieux sont les pères et les mères de quelqu’un. Nous avons tué tant de bêtes dans des conditions atroces. Comment a-t-on pu exterminer toutes ces bêtes ? Les vieux doivent mourir ainsi comme des bêtes. Nous mourons froidement dans nos déjections, dans l’indifférence la plus totale. Puisque les bêtes passent sur la machine, sans âme qui les plaigne ou prie pour eux. C’est ainsi que les vieux d’ici vont mourir.

On voit à travers ce passage que dans la notion de karma prédomine la figure du cercle, du cycle, de l’éternel retour, de la chaine de cause à effet qui représente la logique des logiques, la loi de l’univers. Ce cycle pose avant toute chose l’égalité des hommes et de leur condition humaine, mais aussi l’égalité des êtres vivants et de toutes choses existantes devant cette loi. La seule rédemption se trouve dans l’illumination, la conscience de l’illusion des actes engendrés par l’ego qui sépare et divise les êtres, donnant l’illusion que monsieur Dupont, ce n’est pas moi ou que cette tortue est un être séparé de moi.

3.
Cette réalité de la division et de la séparation se trouve au cœur de mon livre. Je crois que profondément, ce recueil est obsédé par cette réalité de la division et de la dislocation du monde actuel, regrettée de longue date et, qui, à mon sens, s’aggrave de plus en plus. Cela touche à la structure même du recueil et à sa forme. En effet, mon livre a une structure fractale. Ces nouvelles séparées les unes des autres forment un tout cohérent cependant. La dernière nouvelle reprend par exemple les autres dans une histoire à tiroirs. Toutes les histoires interrogent d’une manière ou d’une autre cette idéologie de la division (logique des identités) qui sème le vent du malheur et de la terreur, disloquant tout désir de fraternité entre les êtres, entre les animaux, entre les hommes, entre les animaux et les hommes.

Pour l’illustrer, je vais vous lire un extrait d’une autre nouvelle : la béquille.

Lecture 4

Dans cette nouvelle, Rio le héros vient de subir une rupture douloureuse avec sa femme. Seul, errant dans une ville étrangère, Rio, témoignant de la ferveur et de l’amour que les gens portent les uns envers les autres, va comprendre profondément ce qui l’a poussé à se séparer d’une femme qu’il aimait pourtant.

A coté d’eux, un petit homme cassait nerveusement des pépites de tournesol. Il levait sans cesse ses yeux comme s’il attendait quelqu’un. Rio le voyait cracher une fumée abondante pour soulager ses nerfs. C’était un homme costaud à la peau crevassée. Rio n’avait jamais vu une peau pareille. Elle était tapissée de bourgeons répugnants. Il n’avait jamais vu des pustules aussi épaisses et noires. Rio ne pouvait supporter un tel spectacle. Il détourna les yeux. L’homme sirotait son café avec impatience, tout en aspirant des bouffées épaisses. Peut-être, un paysan du coin. Il en portait les habits. Surgit soudain une minuscule femme. Il la héla de la main. Elle s’approcha de lui. En la voyant venir, il esquissa un regard plein d’espoir. Elle lui sourit. Le visage de l’homme s’éclaira. La femme plongea sa main à l’intérieur de sa robe noire, une tunique interminable, aux tours amples, qui pouvait cacher toute une maison. Elle en sortit un paquet solidement ficelé dans du papier kraft. L’homme défit aussitôt le colis. La femme dénoua son foulard, soupira de soulagement. Elle secoua sa magnifique chevelure noire. Se passant la main sur la figure pour essuyer la sueur et la crasse, elle se frotta comme un chat. Une fois remise de ses émotions, elle arrangea ses cheveux, puis, les rentra dans son fichu noir. Ils se mirent à discuter vivement. Le guide traduisit la conversation à l’oreille de Rio, d’une voix discrète. Une langue populaire et imagée. Une langue familière, sans aucune vulgarité. La femme revenait de loin. Elle revenait du Sud. Un long voyage de douze heures qui la laissait fourbue. Après avoir défait le paquet, l’homme en brandit une racine noire. Une racine toute desséchée. Il rit comme un enfant. Elle était allée lui chercher la racine chez sa mère. Une grave maladie avait enlaidi sa peau. La racine devait le guérir de cette maladie rare. Elle protesta en rougissant, refusa l’argent qu’on voulait lui donner. Sa sincérité lui fit plaisir. Ce qu’elle voulait, dit-elle, timidement, c’était qu’il guérisse. Il leva les yeux au ciel pour la bénir. Un sourire à fendre l’âme égaya ses lèvres. Ils étaient voisins, dit-elle pour toute protestation. Elle demanda des nouvelles de sa fiancée et de sa mère. La racine était censée enlever les pustules qui couvraient son visage et qui horrifiaient la jeune promise. Il ne cessait de la remercier, en évoquant ses fiançailles. S’il se mariait grâce à son remède, il ordonnerait un banquet en son honneur ! Mais, la voisine lui recommanda modestement d’attendre les résultats, de voir s’il allait guérir avant de la remercier.
Faire un voyage de douze heures pour ramener un remède de grand-mère à un voisin malade. L’idée même les fatiguerait. Il semblait à Rio que sa femme et lui n’auraient osé se le demander. Ils n’y auraient pas songé. Rio, avait-il jamais rien fait d’extraordinaire pour sa femme ? Elle avait dû le mépriser, renoncer à croire en lui. Avait-il renoncé à quoi que ce fût pour elle ? Il n’avait rien fait de tel. De son côté, elle n’avait renoncé à rien, non plus. Lorsqu’il eut cet accident, elle n’était pas venue le voir à l’hôpital. Pourtant, elle lui avait manqué cruellement. Il ne s’était jamais senti aussi seul. Il avait commencé à douter d’elle. Dans l’esprit de sa femme, ils étaient des êtres indépendants, même s’ils vivaient ensemble, le désir de préserver sa liberté l’empêchait de lui montrer sa sollicitude. Elle aurait dû tout de même rester avec lui, se disait-il sur son lit. Si elle était demeurée auprès de lui, tout cela ne se serait pas produit. N’était-ce pas là, sa place ? Elle avait des cours de yoga, tous les soirs. Ces cours étaient censés la mener vers une plus grande spiritualité. Mais, visiblement, pas vers une plus grande compassion. Elle ne pouvait pas rater ces cours. Il s’était efforcé de paraître au-dessus de ces contrariétés. Il avait peur d’être ridicule en lui demandant de venir. Car, la solitude n’était finalement rien, en comparaison du ridicule et de l’orgueil. Il avait gardé une blessure indélébile et le sentiment d’une solitude sans fond de sa convalescence. Il avait commencé à se dire que l’amour, malgré leur affection, ne changerait rien à cette solitude. Il comprenait que l’amour de sa femme ne le consolerait ni ne le protégerait. Sa confiance s’était éteinte ces jours de convalescence où elle aurait dû être avec lui au lieu de suivre son cours de yoga. Elle ne voulait pas le gêner, par pudeur, lui disait-elle. Que répondre ? Sa présence l’aurait consolé dans cette chambre froide. Fallait-il lui apprendre une chose aussi simple. Où serait-elle le jour de son agonie ? C’est ce qu’il s’était demandé. Rio se le répétait encore aujourd’hui, au contact de ces gens qui avaient une telle ferveur. Dans la chambre de l’hôpital, il se rendait compte qu’il n’avait pas seulement besoin d’une amante, mais d’une compagne vaillante pour ses vieux jours. Il ne lui en voulait pas. Elle était une femme de son temps. Leur civilisation les avait poussé à cet état d’individualisme. Que pouvaient-ils faire ? Ils subissaient seulement les conséquences de cet individualisme. Aucun psychologue ne pouvait reconstruire l’intelligence naturelle dont faisait preuve cette paysanne à l’égard de son voisin. Sa joie et son sourire étaient gravés dans le cœur de Rio. Il comprenait qu’ils ne resteraient pas ensemble. Leur mode de vie ne le leur permettait pas. Personne n’en avait plus la force ni le dévouement. Tel était l’état de lassitude et de paresse de leur société.

A travers cette nouvelle, c’est évidemment le passage de la valeur-amour à celle de consommation. La disparition de la notion d’endurance (athlétique), de persévérance, allant de pair avec la substitution du plaisir au bonheur est cause de nombreuses séparations et ruptures amoureuses.
De nouveau, la logique de la division est mise en scène ici dans ce qui touche au plus intime des relations, le rapport amoureux. La dislocation est comme programmée par la logique même de consommation.
C’est le mode de vie qui structure les relations et les individus dans un système. On ne peut raisonner comme si les divorces étaient seulement des accidents individuels.

4.
Chacune de mes histoires est associées à une histoire d’amour et à un animal.
En fait, les animaux représentent une sorte de caste avec une fonction bien précise, celle remplie par les bonzes au Cambodge : ils nous permettent de manifester notre clémence et notre compassion, en ouvrant le siège du cœur, aussi bien dans la communication que nous pourrions avoir avec eux, qu’en faisant preuve de plus d’attention à leur égard. Et, il est vraiment préjudiciable qu’ils aient disparu de nos rues, et que leur territoire soit séparé désormais des nôtres dans les villes et les campagnes.

5.
Pourquoi le chien, dont le nom a servi pour le titre du recueil ?

Le chien représente par excellence l’animal, le méprisé. Il symbolise pourtant l’amour fidèle et ses sacrifices. C’est un rappel pour nous de ce qui est fondamental et qui se trouve pourtant rabaissé aujourd’hui. Paradoxalement, il n’y a jamais eu autant de chiens dans notre société. La place des chiens est en réalité un symptôme.
Le Chien patriarche cherche à redonner une forme de noblesse à cet animal. Le chien accepte de se salir pour son maitre, de s’humilier, d’obéir de manière inconditionnelle... On peut voir une similitude avec la relation du fervent avec son Dieu. La question se pose de savoir qui est le maitre et qui est l’animal. Le chien accepte tout de son maitre, avec une patience remarquable, comme un adulte face à l’enfant. Il fait toujours un pas là où l’autre ne le fait pas.
Pour moi, il incarne la liberté dans l’abandon de l’ego.

Lecture 5
La béquille

Dans la ville, Rio, écœuré par le spectacle des touristes, se tourne vers celui plein d’enseignements des chiens sauvages qui sont légion dans les rues.

Devant lui, deux chiens trottaient d’un train léger. Arrivé au feu, le mâle jeta un œil en arrière pour voir si la femelle le suivait bien. Il l’attendit. Le feu passa au vert. Il s’arrêta, indiqua à sa compagne de faire de même. Rio observait leur manège. Cela le troubla beaucoup. Le chien protégea sa femelle avec une infinie délicatesse. Puis, le feu passa au rouge. Ils continuèrent leur route. Les animaux partageaient visiblement ici les rues avec les hommes. Ils suivaient leurs règles. Les chiens sauvages étaient légion dans la région. Ils vivaient en horde, sans peur, ayant visiblement intégré les codes et la signalétique des hommes. Rio s’aperçut que leur présence était réellement salutaire pour lui. Il se sentait moins seul à leur contact.

Rio va faire la rencontre d’un couple de chiens qui va le révéler à lui-même.

Il arrive soudain aux abords d’un terrain entre deux buissons. Une cachette sombre et sale. Il se frotte les yeux. La tête du jeune chien lui fait face. Une tête suppliante. Un grand chien au poil ras, d’un blanc propre et lumineux. Ses yeux le supplient de ne pas lui faire de mal. Le chien se décale légèrement de côté. Rio en reste bouche bée, n’ose croire à ce qu’il voit. Fixant un instant sa longue patte robuste, il est accablé de pitié. Ses yeux restent accrochés à la patte. Ils l’auscultent avec étonnement ! Rio se secoue pour s’extraire du mirage. Il doit finalement s’avouer que le jeune chien soutient un vieux mâle estropié, lui prête docilement sa patte saine. Sa patte valide se pose délicatement à l’endroit du moignon. Son membre vigoureux sert en effet de béquille vivante. Il s’emboite au creux de la cuisse amputée, se colle à sa surface, avec une infinie délicatesse. Le vieux chien ne peut se déplacer sans cette béquille tiède. Les deux animaux avancent patte contre patte, s’accrochent mutuellement à cette soudure artificielle, comme à un radeau de fortune.

(...)

Il se lève, va acheter un peu de viande, puis, revient la déposer à hauteur de leurs pattes. Le vieux manifeste le premier sa reconnaissance. Ses yeux le caressent. Il incline sa tête. Rio croise les yeux du jeune qui le fixent aussi en silence. Aucun des deux ne se jette sur la nourriture. Ils se contentent de le fixer. Le jeune emmène au bout de quelques minutes le vieux devant la nourriture. Tous deux attendent poliment. Ils semblent demander à Rio la permission de s’approcher. Rio acquiesce. La béquille se baisse alors lentement. Elle laisse son aîné manger le premier, le soutient du mieux qu’elle peut. Chacun de ses mouvements exige un immense effort. Rio voit leurs pattes trembler. Le vieux mange peu. Après quelques bouchées, il plie ses trois pattes valides, se redresse, puis, se courbe à son tour, invite son cadet à prendre sa part, se baisse jusqu’à ce que le jeune soit à hauteur de la viande. Ce dernier mange de bon appétit. Les deux chiens se partagent ensuite, tour à tour, le reste.

6.
Dans mon recueil, je défends le fait qu’il existe une communication possible, un langage commun entre nous et les bêtes, que nous avons plus ou moins perdus en fonction de notre culture et de notre éducation.

Lecture 6
exergue

Une terrible catastrophe nous a conduits à ne plus comprendre ceux qui parlaient la même langue que nous. Cette langue commune, quelques uns y retournent par hasard. Miettes, vestiges, apparitions, suffisamment cependant pour rappeler le monde partagé d’avant le déluge.

Notre connaissance des animaux est assez limitée. Par exemple, nous nous émerveillons de pouvoir leur faire comprendre qu’il faut ramener un bâton, s’asseoir... Mais qui s’étonne du fait que nous ne sachions pas les comprendre, eux. On pourrait dire qu’ils ont fait l’effort. Quant à nous, en avons-nous fait suffisamment ? Qu’avons-nous perdu en perdant notre communication avec eux ? Je les compare à la position des bébés qui possèdent un langage mais que nous n’entendons absolument pas. Selon la sensibilité, la volonté et la capacité des individus, ce langage peut nous parvenir sous forme d’intuition. Communication instantanée que je raconte dans la première nouvelle, nouvelle qui s’intitule le chien patriarche justement.

7.
Alors, il est temps de poser la question : Qui sont les animaux dans ce recueil ?

Je dirai l’amour en tant qu’expérience du réel, de toutes les formes variées et inattendues du réel.

Ils incarnent l’essence minoritaire. Le terme de minorité n’est pas à prendre comme l’opposé de la majorité, mais comme la minorité en nous ou ce qui est minoritaire en nous, le révélateur de notre condition humaine. Le réfugié n’est pas minoritaire en soi. La vérité de sa condition de réfugié peut lui faire prendre conscience de l’essence minoritaire en lui.

A travers l’expérience du minoritaire se révèle l’existence d’une condition commune.
Le minoritaire, l’animal aujourd’hui, est du côté du faible, du faiblement écouté, entendu, du faiblement dit. Or, je crois que la réalité ne se révèle que par la conscience et notamment celle du minoritaire en nous.

Le chien patriarche essaie de donner une sorte d’amplification à ces voix assourdies. Si je prends l’exemple de cette grand-mère, ce n’est pas un cas minoritaire, mais majoritaire. En revanche ce qu’elle vit relève du minoritaire. De la même manière, le sort des animaux, car ils font partie de la majorité opprimée, maltraitée. Ce qui est difficile c’est de parvenir à exprimer la voix minoritaire dans ces faits majoritaires. Je pense que c’est le travail de la littérature et de l’art.

Les animaux est une métaphore de ce que représente l’écriture pour moi. La prédisposition à l’ouverture, aux multiples formes et expressions de la vie. Pour écrire, l’écrivain doit devenir son animal.

Conclusion
Enfin, pour conclure, j’aimerais lire cet extrait qui résume l’ensemble de cette conférence et restitue l’esprit du livre.

Lecture 7
Le marché aux animaux

Je portai mes yeux vers le chien. Il me regardait. Ses yeux m’absorbèrent aussitôt. Je pénétrais dans une mer paisible, une constellation aimante. C’était une eau sans fond, une eau noire, une étendue dans laquelle on pouvait avancer sans fin. Sa clémence m’arracha un cri de douleur. Ces yeux m’aimaient. Ils m’aimaient d’une manière divine. Ils m’aimaient absolu ment. Ils m’aimaient sans rien demander car j’étais un être qui était fait pour ça. Ces yeux me le disaient. Cet océan me l’assurait. J’en avais les larmes aux yeux. Il me fut difficile de les dissimuler au couple qui ne s’apercevait de rien, continuant à commenter les plats qui étaient servis. Je me sentais gênée. Je ne sus que balbutier :
-  Il est gentil, ce chien…
-  Il n’est pas agressif, me répondit-on, sans comprendre ce qui m’arrivait.
Je n’osai tourner la tête de honte d’être aimée à ce point. C’était pourtant à ce point qu’il m’aimait. L’avais-je mérité ? Je me dis alors : « Ca ne va pas durer. Ca a dû déjà disparaître… » Pour le vérifier, je tournai craintivement mon regard vers lui. J’avais peur à la fois de ne plus retrouver cet océan d’affection et peur qu’il soit resté intact. Je tournai la tête. Quel choc ! Les yeux étaient les mêmes. Quel amour, sanglotai-je, en silence ! Il comprenait tout. Durant le repas, je ne cessais de plonger mes yeux dans la mer, puis, de les retirer. A mesure que je vérifiais la fidélité de ces yeux, je devenais de plus en plus anxieuse. Je me disais : « Il te restera la mémoire de ses yeux. N’oublie pas ces yeux. Ne les oublie pas ! N’oublie pas cet amour ! N’oublie pas cet amour ! » Chaque fois, revenant vers lui, une mer tendre et calme m’accueillait, indéfectible, éternelle.