Carnet de bord du week-end du 21 au 23 juin 2019, à Fertans sur le thème du « jeu »

, par Alain Naze


« On ne peut pas gagner en étant puni » (Philippe Roy, confidence hors-champ)

Arrivant de Quimper le vendredi après-midi, Estelle vint me chercher à la gare de Besançon-Viotte, sous un soleil prometteur (le soleil, « ce père nourricier, ennemi des chloroses » qu’à raison chantait Baudelaire). Cet après-midi fut paisible, et nous faisions bien de ménager nos forces pour le week-end qui s’ouvrait, lors duquel nous n’aurions guère le temps de souffler – mais après tout, « souffler n’est pas jouer », comme disent les amateurs du jeu de dames (et j’en suis, quoi que les mauvaises langues puissent en dire).
L’arrivée des un(e)s et des autres, au fil des heures, fut dignement fêtée, notamment par le truchement d’un dîner d’aubergines gratinées au parmesan – ambiance joyeuse augurant bien de la suite des choses. Il faudrait y ajouter le nom des crus nous ayant accompagnés, mais ma mémoire s’avère en cela un peu défaillante.

La journée du samedi s’ouvre sur l’intervention de Philippe (« Parce que jouer n’est pas faire semblant »). En préambule, hommage est rendu à Philippe Bonnet, le facteur d’arc ami des week-ends de Fertans, brutalement disparu. Philippe évoque le souvenir émouvant de cette flèche, qu’il avait reçu de lui en cadeau.
L’exposé commence par la distinction entre « jouer » et « faire semblant » : on peut certes imiter un pompier, mais alors on reste dans le cadre d’une copie de copie – dans son rôle, le pompier imite aussi un modèle (l’Idée de pompier aurait dit l’autre). Or, si « jouer au « pompier » s’assimile à l’imposture d’un faire semblant, alors ce jeu semblerait bien viser sa propre annulation. Le geste du faire semblant inclurait en effet l’idée qu’on cherche ainsi à tromper en vue d’une fin (comme celle de correspondre à un modèle). En cela, le sérieux et le faire semblant se rejoindraient, à travers le fait que la croyance au faire semblant suppose qu’il y a du sérieux. Il est vrai que Philippe a laissé de côté la question de savoir si un pompier de 17 ans pouvait seulement être sérieux – n’est-il pas alors toujours un peu pyromane ?
L’enfant, en revanche, n’est pas oublié, Philippe faisant remarquer que ce serait au fond avec les enfants que l’acte de jouer se ferait production, rompant donc avec toute fin visée. L’enfant peut ainsi, à l’occasion, se produire Indien. Cependant, cette autoproduction suppose toujours un appui et une liberté, comme dans le cas où un enfant s’empare d’un cube pour laver son chien en peluche. En cela le cube est transformé en savon – là est l’appui à la liberté de l’enfant. Jouer aux « CRS contre Gilets Jaunes », ce serait s’emparer de cet appui (Gilets Jaunes réels) en ouvrant sur une liberté avec surgissement d’un imprévisible.

A cette intervention a fait suite celle de Michaël, « Expérimenter philosophiquement des jeux vidéo. Essai de caractérisation de l’expérience esthétique ludique ». Le plan est énoncé : 1) le jeu placé du côté du contingent (comme quelque chose de peu d’importance) ; 2) la philosophie et les sciences humaines ont commencé à s’intéresser au jeu lors du XXe siècle ; 3) apparition, au XXe siècle, d’un nouveau type de jeu : les jeux vidéo.
La question posée revient à se demander si la vidéo conduit la philosophie à repenser son rapport au jeu – ce qui pourrait produire une transformation de la philosophie sous cette impulsion. Question formulée autrement : jusqu’où la méthode de l’expérimentation, chez Deleuze (sa réflexion sur le cinéma), est-elle pertinente, et donc éventuellement transférable à l’analyse des jeux vidéo ? Question qui se relance également : quelles nouvelles transformations les jeux vidéo nous forcent-ils à penser ? – au-delà de Deleuze, et en débordant la méthode deleuzienne.
Là où les Game Studies s’intéressent au jeu comme ensemble de règles, les Play Studies s’attachent au jeu en se demandant ce que serait une expérience ludique (il s’agit alors de s’intéresser aux jeux eux-mêmes pour saisir quelque chose de l’expérience ludique). C’est donc tout naturellement que l’exposé se déplace du côté de la présentation de jeux vidéo, comme Detroit : Become Human. Deux types d’affects traverseraient le rapport à ce genre de jeu vidéo : 1) choisir son but (en fait, pris dans le jeu, le choix est évident, bien que sans but déterminable – au fond, l’enjeu est seulement que le jeu se poursuive ; 2) le fait de pouvoir être violent à l’encontre d’une machine.
La définition de l’expérimentation sur laquelle on débouche diffère alors de celle de Deleuze : on est bien face à une indiscernabilité, mais par rapport à une médiation (que Deleuze ne penserait pas) – on est dans le cadre de drames interactifs.

La mi-temps fut sifflée, interrompant le jeu des concepts, de façon à nous restaurer, et à humidifier nos amygdales criant sècheresse, la température (celle de la météo tout au moins) ayant sérieusement monté. Un émincé de poulet en sauce, accompagné de haricots verts nous fut servi, la discussion allant bon train (était-on dans le game ou dans le play ? fut un thème récurrent), chacun, pourtant, se gardant bien d’abuser du breuvage de Bacchus, sachant devoir sauvegarder sa vigilance pour l’après-midi. « Insoucieux de tous les équipages », à la question qui me fut posée de savoir si je savais écrire, n’y voyant pas malice, je répondis par l’affirmative – je m’étais ainsi engagé à rédiger le présent carnet de bord.

Joana nous invite, quant à elle, à « Jouer au chat et à la souris avec soi-même », ce qui m’a, je l’avoue, d’emblée souri. Mais foin d’entrechats, entrons dans le vif du sujet.
Cette intervention tournait autour du livre de François Zourabichvili, L’art comme jeu, publié de façon posthume. Joana a évoqué de façon émouvante sa mémoire, et la stupeur quant au geste par lequel il a mis fin à ses jours. Il s’agit donc d’un cours, inachevé par conséquent. L’idée, à travers cette publication, est de transmettre l’expérience d’un « faire » en philosophie (cela est tiré de l’enseignement de Zourabichvili), et non pas une histoire de la philosophie.
On parlera donc d’une esthétique du jeu, dans l’optique de ce cours. Ainsi, faire de la philosophie, ce serait créer une association entre des choses qu’on ne place pas, d’ordinaire, en relation, et qui, du fait de cette mise en rapport, produirait du sens. Il s’agirait de définir le jeu et l’art en même temps, de façon à apprendre autant sur l’un que sur l’autre. Selon une vision classique, ramener le jeu vers l’art, ce serait rabaisser l’art. Si, de fait, on soutient que l’art est un jeu, cela demande à renoncer à la notion d’expression, mais aussi à abandonner la question de la connaissance. Zourabichvili va, dès lors, s’interroger sur la pratique du jeu.
Penser l’art de façon intrinsèque, c’est le penser de façon vitale, pour Winnicott. Ce qu’ajoute à cela Zourabichvili, c’est l’idée que l’enfant, par son jeu, ne s’exprime pas.
Joana finit par évoquer, de façon forcément succincte, la question du rapport entre jeu et musique. Du complexe selon lequel la musique serait un langage universel, et/ou une forme d’expression pour l’ineffable (Jankélévitch), ou encore n’exprimerait pas d’idées, mais des sentiments, Zourabichvili cherche à sortir, précisément à travers la notion de « jeu » (avec le risque de formalisme que cette tentative comporte).
La question reviendrait à se demander si l’on ne doit pas penser la musique comme un jeu vital essentiel. Si la musique peut me « toucher », alors « Jouer au chat et à la souris avec soi-même », cela reviendrait à un jeu de tact ou de dérobade avec soi-même, lorsqu’on écoute une musique.

Comment parler du jeu sans en passer par le jeu théâtral ? Marco et Evelyne ont eu la générosité de nous présenter, dans une mise en scène de Laure, la pièce au titre beckettien Fin de journée, d’André Benedetto. Deux chaises longues, une ambiance de plage, avec ses bruits de vagues et ses cris de mouettes. Un couple d’acteurs fait un peu le bilan de sa traversée du théâtre tout au long de leurs carrières respectives. Réflexion sur le théâtre, sur la façon de jouer, d’interpréter, il s’agit d’une sorte de mise en abyme du jeu théâtral lui-même. Des répliques, parmi les plus célèbres du théâtre classique, sont ici reprises, souvent avec ironie, en sur-jouant le sérieux, parfois avec profondeur – moments où l’amour du théâtre transparaît, malgré l’amertume de l’acteur, se retournant sur sa carrière. Et puis la réalité au-delà du théâtre, cette vie qu’ont traversé ensemble ces acteurs, perce par moments, et lorsque ces instants sont encore l’occasion de reprendre des formules de théâtre, c’est alors la vie elle-même qui, par-delà tout l’artifice de cette forme artistique, vient irriguer le dispositif théâtral. Le jeu peut aussi se voir comme l’artifice d’une pudeur, en particulier au moyen des pirouettes effectuées par le personnage incarné par Marco, quand sa compagne ne joue plus vraiment, quand elle devient sentimentale.
Ce moment théâtral aura constitué un peu le terme idéal de ces journées autour du jeu. Toutes les ambiguïtés de cette notion étaient ici rassemblées, et comme mises en œuvre, relancées sans cesse, à travers ces acteur/actrice jouant le rôle d’acteur/actrice réfléchissant sur le jeu théâtral en jouant cette pièce. Un moment très marquant.

Cette journée intense nous a laissés un temps hébétés (juste un temps), moment dont Marco profita pour s’accorder une sieste bien méritée, après sa prestation théâtrale. Mais, bien vite, en bons philoméniens, et malgré la chaleur écrasante, nous avons su relever le gant (certes pas aussi bien que Rita Hayworth, dans Gilda, d’abord parce qu’elle ne le relevait pas, mais l’enlevait), et enchaîner sur une soirée joyeuse en diable.
Les lasagnes engouffrées (nous avions faim), les discussions se sont développées, et pas seulement sous l’effet de ce magnifique whisky dont Marco avait fait don aux convives du week-end. Une discussion enflammée, et serrée, en particulier, m’opposait (avec Philippe R comme allié) à Joana et Orgest (allié de circonstance m’a-t-il semblé – pour équilibrer numériquement le match). Bref, la question portait sur le fait de savoir si les jeux enfantins avaient ou non une « signification » - Philippe et moi soutenions que ces jeux avaient du « sens », mais pas de « signification », si l’on entend par là un sens transcendant conféré à cette activité. Nous défendions l’idée que les enfants engageaient bien un sens propre dans leurs activités ludiques, sans que celui-ci pût, pour autant, être objectivé. Si je me souviens bien…
Vint le moment où les un(e)s, puis les autres, allèrent se coucher, profitant ainsi d’un repos bien mérité. Mais un trio résistait, que les appels au sommeil ne motivaient guère : Orgest, Philippe et moi-même décidâmes, sous la forme d’un serment (dont la forme fut ensuite contestée, mais c’est une autre histoire) de passer une nuit blanche. Le sommeil de Marco en fit les frais – qu’il reçoive à nouveau toutes nos excuses ! La musique soutint alors les corps des membres du trio de noctambules, renforçant les enthousiasmes, entre chansons reprises à l’unisson, et rythmes intégrés par nos corps (avec restitution extérieure de ceux-ci, parfois contestable, j’imagine).
L’aube nous surprit blanchis et vannés, mais encore vaillants, du moins cherchant à l’être. L’indulgence de ceux/celles qui se levèrent nous fit chaud au cœur. Et puis, affirmons toute notre gratitude envers ceux (celles surtout, disons-le) qui ont pris en charge le ménage, alors que nous traînions notre incompétence (provisoire, forcément provisoire) ménagère, à la manière d’âmes en peine. La chaleur montait, bien que nous ne fussions pas à Pao Alto, et je jurerais bien qu’en ce matin, sur l’écran noir de notre nuit blanche, nous avons fait l’expérience d’une apparition, celle de Wonder Woman (message un peu codé, dont la dédicace de Joana, dans l’exemplaire de L’art comme jeu qu’elle m’a offert révèle le chiffre).

Le week-end s’acheva chez Philippe et Estelle, qui nous offrirent le repas. Je ne puis évoquer ce qui s’est dit alors, non que la bienséance s’y oppose en quoi que ce soit, mais parce que les puissances du sommeil s’emparaient d’un certain nombre d’entre nous, rendant difficiles l’écoute, et rendant les énoncés un tantinet obscurs. Philippe et Orgest assumaient crânement leur aspect de zombis ne renonçant pas à la dialectique, une certaine dialectique en tout cas, à travers des propos, qu’un jour peut-être, réussiront à déchiffrer des archéologues de l’infime, sachant démêler ce qui relève du subtil, ou peut-être de l’imposture ? Jeux de langage comme des yeux dans le potache.