Éducation, dressage, domestication Peut-on éduquer sans discipline (s) ? Fertans, mai 2012

, par Alain Brossat


On peut parfois prendre un plaisir certain à lire un mauvais livre, comme à voir un mauvais film ou écouter une mauvaise musique, mieux, même : on peut en tirer autant de bénéfices, pour nourrir une réflexion critique, qu’à travailler sur ce qu’il y a de meilleur.
C’est dans cet esprit que j’ai décidé de vous présenter le livre d’Amy Chua, Battle Hymn of the Tiger Mother, publié en 2011, et disponible en français chez Gallimard.
En termes de genre, on pourrait désigner cet essai destiné au grand public comme une autobiographie pédagogique. Un avatar sans qualité de Emile ou de l’Education, à ceci près que ce n’est pas un précepteur qui parle ici, mais une mère, qui évoque les principes selon lesquels elle a éduqué ses deux filles et les péripéties de cette « éducation ».
Amy Chua est une universitaire états-unienne d’origine chinoise, professeure de droit à Yale, mariée à un juriste d’origine juive. Ils ont deux filles, Sophia et Louisa, et elle a entrepris de faire de leur éducation l’objet d’une démonstration : celle de la supériorité des principes d’éducation qu’elle désigne comme « chinois » et dont elle entreprend la mise en œuvre la plus stricte, sur ceux qu’elle nomme « occidentaux » et auxquels elle affecte toutes sortes de signes négatifs. D’emblée, donc, deux notions s’imposent : la première est celle du caractère « expérimental » de ce qui nous est présenté, au sens d’une expérience dans cette sorte de laboratoire culturel et pédagogique que constituerait la famille états-unienne sino-juive qui nous est présentée là. Une expérience ou, si l’on veut, une expérimentation pédagogique sur le matériau vivant que sont ces deux petites filles. Je reviendrai sur ce point, qui me paraît essentiel.
La seconde remarque a trait à ce que ce que ce livre met en scène : pas seulement une pratique éducative, mais aussi, constamment, une guerre des cultures ou un conflit des civilisations, le fameux « clash » rendu fameux par le livre de Huntington – tout au long du livre, la culture, les normes, les valeurs dites « chinoises » et, ce qui s’y oppose, celles de l’ « Occident » sont posées comme des essences, compactes, homogènes, au profit des plus triviales des simplifications. Toute nuance, toute complexité sont évacuées au profit de cette construction binaire qui donne son assise à la rhétorique du livre et à sa construction dramatique.
En même temps, et c’est toute l’habileté du livre, l’auteure modère son plaidoyer en faveur d’une éducation à la chinoise conduite avec la plus extrême des rigueurs par ce personnage impitoyable qu’est la Tiger Mother en y mêlant une nuance d’autodérision plus ou moins prononcée selon les moments et les scènes qui sont rapportés. Le début du livre annonce la couleur en énonçant, je cite en anglais, la nuance de restriction ironique n’est pas très facile à rendre en français : « This was supposed [je souligne] to be a story of how Chinese parents are better at raising kids than Western ones ».
Une présentation qui, donc, laisse ouverte la possibilité que la démonstration ait pu, une fois le livre refermé, ne pas être totalement probante et que son auteure même soit le premier à s’en aviser...
Même le titre ronflant du livre peut être lu au second degré. Mais je dirais volontiers que cette sorte de sophistication auto-ironique, auto-distanciée, destinée à éviter l’écueil du kitsch pur et simple, ne change rien au fond de conviction qui met en mouvement l’auteure : on a bien là, avec ce livre, avec le zeste de cynisme blasé qui s’impose, la version néo-conservatrice (républicaine) états-unienne de l’approche par la culture des questions de l’éducation. Un livre manifeste, un livre croisade qui, à ce titre, relève du même genre qu’un discours de Sarah Palin ou de Mitt Romney.
Donc, rapporte Amy Chua, avant même que leurs filles naissent, elle et son mari, Jed, se sont mis d’accord sur un principe : leurs enfants parleraient mandarin (qui n’est pas la langue maternelle d’Amy issue d’une province côtière de Chine méridionale où l’on parle un dialecte (et qui est avant tout une Etats-unienne d’origine étrangère radicalement acculturée), le mandarin, donc, qui est la langue de culture et de communication de tous les Chinois, leur signe de distinction culturel commun) ; elle prendrait aussi en charge l’essentiel de l’éducation des enfants et en fixerait les principes ; pour le reste, ils seraient « de culture juive », c’est-à-dire auraient une éducation religieuse juive, feraient leur Bar Mitzvah, fêteraient Pesah et Hanouka, etc.
Ce point est essentiel : il s’agit, dans l’esprit des parents, en réalisant une synthèse culturelle de deux grands « modèles » d’excellence, de donner à leurs enfants le maximum de chance d’appartenir aux élites gagnantes du monde états-unien. Peu importe que la mère entretienne des relations des plus lâches avec le monde et la civilisation chinois, que le père soit laïc et agnostique, les traditions gagnantes (supposées) doivent à tout prix être greffées sur les filles afin de leur assurer le maximum de chances de faire face à la concurrence sans pitié qui les attend, ceci dès leur plus jeune âge, dès l’école – pendant que tu bayes aux corneilles, dit Amy à sa fille aînée, le petit Kim (l’immigré coréen), lui, révise son calcul mental et il te passera sous le nez lors du prochain contrôle ! - tel est l’esprit de concurrence exacerbé qui anime cette éducation – une éducation américaine avant tout, donc, de ce point de vue, sur ce plan, le référent « chinois » est donc plutôt un leurre qu’un repère tangible.
Le principe d’une éducation « à la chinoise » (selon la fantasmagorie d’Amy Chua) est simple : les parents veulent que leurs enfants réussissent dans la vie, une réussite qu’ils considèrent comme égale à « leur bonheur », et ils sont seuls juges des moyens de parvenir à un tel objectif. Ils « savent mieux » (que les enfants) ce qu’il en est de ce point de vue ; ce qui, d’une part, exclut toute délibération entre eux et les enfants à ce propos et leur ouvre un crédit de droits à peu près illimités concernant les moyens et les fins de cette éducation. En toutes circonstances, les parents veulent « le meilleur » (assimilé à la réussite sociale) pour leurs enfants ; ils sont prêts à tous les investissements et tous les sacrifices pour y parvenir et, en contrepartie, ils entendent que ceux-ci se plient à toutes les contraintes que leur impose ce désir aimant et cette volonté tournée vers le bien.
Par contraste, les parents « occidentaux » veulent, dit Amy Chua, que leurs enfants se sentent bien, ils sont toujours plus ou moins habités par un sentiment de culpabilité, par la crainte d’être trop sévères, de ne pas suffisamment se soucier du bien-être, psychique et matériel, de leurs enfants, ils sont donc trop indulgents, portés au laxisme, ils ne savent pas dire non, imposer des obligations strictes et prononcer des interdits formels – moyennant quoi, ils préparent mal leurs enfants aux épreuves de la vie, à la concurrence impitoyable qu’ils devront affronter, moyennant quoi la famille occidentale ou à l’occidentale est sur le déclin – tout le livre est parcouru par une sorte de grand frisson de la décadence en général et du déclin familial en particulier, « One of my greatest fears is family decline [ je souligne, AB] » , confesse sans ambages Amy Chua, le but qu’elle poursuit en mettant en oeuvre l’inflexible sévérité de son éducation « à la chinoise » est « not let my family fall ».
On tient là aussi une des clés du livre, rapporté au contexte états-unien contemporain : l’éducation comme moyen d’un réarmement moral indispensable pour faire face à la violence des chocs continuels (Naomi Klein) que fait subir le capitalisme « liquide » à la société américaine. On retrouve ici un élément qui nous est assez familier : la relation qui s’établit entre angoisses collectives face au présent, peur de l’avenir et fantasmagories autoritaires, disciplinaires.
En pratique, l’éducation « à la chinoise » va prendre la forme d’un certain nombre d’interdictions et d’obligations visant à la réalisation de performances destinées à faire la différence entre ceux (celles, en l’occurrence) qui sont supposés tirer parti des bénéfices de cette éducation et tous les autres - « I always knew that we were different from everyone else », énonce naïvement l’auteure, sans songer un instant qu’elle donne à voir et entendre là l’aporie constitutive de l’individualisme libéral – être le visage de la norme même, le visage du même, en se posant comme le plus différent.
Donc, une éducation qui pose comme principe que les filles ne regarderont jamais la télé ni ne joueront à des jeux d’ordinateurs, qu’elles ne participeront jamais à une soirée pyjama chez une copine de classe, qu’elles ne choisiront pas elles-mêmes leurs activités extra-scolaires, qu’elles n’auront jamais de notes inférieures à « A », qu’elles seront premières en tout à l’école, qu’elles ne joueront d’aucun instrument autre que le violon et le piano, qu’elles n’auront pas d’autre choix que d’apprendre le piano ou le violon (piano pour l’aînée, violon pour la cadette). De nombreuses perles se relèvent dans ce registre des interdictions et de l’horreur de la décadence et de la débauche qui les inspire : les soirées passées chez les copines sont l’occasion, pour les enfants, et ce dès leur plus jeune âge, de toutes sortes de jeux sexuels et d’initiations repoussants ; tous les hobbies doivent être utiles – d’où la nécessité de bannir, par exemple, dans le domaine musical, les percussions car, comme le rappelle l’auteure « playing drums leads to drugs » - comme chacun sait...
L’argument, lorsqu’il s’agit de justifier toutes ces interdictions, n’est pas comme chez nous, dans le monde juridico-analytique qui nous est familier, celui de l’apprentissage de la Loi, mais celui du dressage par inculcation aux enfants de la notion de la toute-puissance parentale – non pas l’introjection de la loi qui permet de jalonner le domaine de l’interdit, mais aussi de découvrir par là même les vastes étendues du permis, du licite et du possible - mais l’acceptation sans réserve ni discussion par les enfants de cette donnée – c’est nous les parents qui savons, c’est nous qui décidons, le fait que nous désirions « le bonheur » de nos enfants (quel bonheur, la question n’est jamais posée...), c’est cela qui nous donne tous les droits sur eux.
Une fois que ce domaine des interdictions destinées, notamment, à faire tourner l’existence sociale des enfants toute entière autour de la vie familiale, le versant « positif » des disciplines va pouvoir se déployer – cela va s’agencer, pour l’essentiel, autour de l’apprentissage par les deux filles, de la maîtrise du piano et du violon, destiné à faire d’elles des virtuoses destinées à honorer leur nom, leur famille, leur type d’éducation, en participant à un concert exhibition à Carnegie Hall.
C’est dans ce registre que Amy Chua donne le meilleur d’elle-même, lorsqu’elle relate par le menu l’acharnement avec lequel elle s’est efforcée, des années durant, de destiner ses filles à la carrière musicale. A l’évidence, ce n’est pas la musique qui tout au long de ce parcours « éducatif » - ou plutôt disciplinaire – l’intéressait en premier lieu ; ce sont les disciplines qui trouvent dans cet apprentissage et ses modalités proprement fanatiques l’occasion de s’y épanouir. L’auteure commence par poser un certain nombre de principes, inspirés de cet esprit de concurrence et de comparaison que je mentionnais plus haut. Je cite :
« Mes amis occidentaux qui se considèrent eux-mêmes comme stricts font pratiquer leurs enfants, avec leurs instruments, trente minutes par jour. Une heure au maximum. Pour une mère chinoise, la première heure , c’est juste pour se mettre en train (« the first hour is the easy part »). C’est avec la deuxième et la troisième heure que les choses sérieuses commencent ».
Le choix de cet apprentissage est dicté en premier lieu par le fait qu’il s’agit de quelque chose de difficile. Encore une fois, ce qui compte, ce n’est pas la musique classique comme domaine spirituel ou sensible, mais la virtuosité, la maîtrise de l’instrument comme signe de distinction – ce qui va permettre, dans toutes sortes de circonstances choisies d’exhiber la « distinction » des instrumentistes et de leur famille.
Amy Chua adopte, pour enseigner la musique à ses filles, la méthode Suzuki dont la particularité est qu’elle suppose la présence des parents (elle, en l’occurrence) à toutes les leçons, leur action constante pour qu’une discipline de fer soit imposée aux enfants (90 minutes par jour de répétition à la maison, tous les jours que Dieu fait), la mère-répétitrice acquérant au fil du temps un savoir qui lui permet de jouer un rôle actif et constant dans ce qu’il faut bien appeler le dressage musical de ses filles – chaque jour, elle rédige des notes, des pense-bête destinés à ses deux forçats domestiques, dans lesquelles elle consigne l’ensemble de ses observations et injonctions en vue d’une amélioration du jeu, ceci dans le but de parvenir à une bien illusoire perfection. L’apprentissage de la musique n’est pas une éducation esthétique mais une mise en condition morale, disciplinaire : « Classical music was the opposite of decline, the opposite of laziness, vulgarity and spoiledness ». On pourrait dire aussi bien que, dans l’optique de l’auteure, la maîtrise d’un instrument de musique est équivalente à la capacité à réaliser une performance sportive de haut niveau. Cette confusion des genres dit l’essentiel sur l’impasse de cette éducation.
Le point sur lequel il faut insister ici, car il fait la différence avec nos conditions, c’est le recentrage forcené des enjeux de l’éducation des enfants sur le domaine familial. Je crois que nous touchons du doigt ici un vrai point d’altérité entre nos propres conditions, et celles dans lesquelles cette expérimentation peut avoir lieu. A l’évidence, dans cette topographie, les modes de répartition entre les sphères de l’élevage, de l’éducation et de l’enseignement sont hétérogènes à ceux qui nous sont familiers. Comme on le sait, les bords de ces sphères sont poreux, mais chez nous, par exemple, éducation et enseignement se couplent sur un mode qui exclut le dispositif dont Amy Chua fait ici l’éloge. Chez nous, l’éducation et l’enseignement s’efforcent de tenir l’élevage à distance sur un mode que ne valide pas du tout Amy Chua, on va le voir tout de suite... Ce point est essentiel si on le réfère à ce que Foucault dit de la famille dans ses relations aux disciplines et aux différents régimes de pouvoir – j’essaierai d’en dire un mot à la fin, si on a le temps.
Donc, l’école, les cours particuliers de violon, piano et autres, même assurés à prix d’or, auprès des meilleurs professeurs, ne sont jamais conçus chez Amy Chua que comme des accessoires, des pseudopodes d’une éducation qui, en son fond, a pour cœur et foyer la famille, est toute entière placée sous la responsabilité des parents et non pas partagée avec d’autres instances ou institutions, et soumise aux conditions de leurs propres principes et convictions. Ce point est essentiel, si l’on veut saisir l’enjeu politique du livre et avoir une idée du symptôme que constitue son succès aux Etats-Unis et au-delà – on y touche du doigt l’enjeu familial comme cœur de cible du néo-conservatisme qui y trouve sa source (Mitt Romney, candidat républicain et mormon).
Pour être tout à fait probant, le manifeste d’Amy Chua en faveur du supposé « modèle chinois » d’éducation doit aller jusqu’au bout dans la description des situations extrêmes auxquelles conduit son application, de la part de fanatisme et de sadisme qui s’y mêle – c’est d’ailleurs sur ce point que l’auteure s’est fait le plus sérieusement accrocher et même écharper par la critique « autorisée » aux Etats-Unis, une critique dont la sévérité contraste avec le succès de librairie – autre pièce du dossier à méditer. Et donc, l’auteure va s’étendre avec un luxe de détails et un sens consommé de la provocation sur la façon dont, constamment, elle met ses deux filles en concurrence l’une avec l’autre, n’hésitant pas à dénigrer les pauvres performances de la plus jeune, plus rétive et moins malléable, au profit des succès précoces de l’aînée, plus docile, assumant pleinement son rôle de « sergent instructeur », se vantant de son attitude inflexible lorsque la cadette fait la grève des répétitions (elle la prive de nourriture, lui fait toutes sortes de chantages moraux, la traite de rebut de l’humanité - « garbage » - , l’empêche d’aller aux toilettes avant qu’elle n’ait parfaitement exécuté le morceau qu’elle répète sans fin, la décrie comme « délinquante juvénile » au fur et à mesure que celle-ci rechigne toujours plus ouvertement à se plier aux principes et aux usages de ce dressage. Une seule citation pour indiquer à quelles extrémités peut aller cette entreprise de domestication lorsqu’elle rencontre la résistance du sujet sur lequel elle cherche à assurer ses prises : voici ce que lance Amy à Louisa, la cadette rebelle , à l’occasion de l’un de leurs affrontements : « Tu as déshonoré ta famille et tu t’es déshonorée toi-même (…) Il te faudra vivre avec cette faute pendant le restant de tes jours ». )
On voit bien ici, soit dit en passant, que l’on est en plein « bricolage » culturel – la culpabilisation à outrance du sujet récalcitrant est plutôt, si l’on suit Ruth Benedict un grand motif « occidental » plutôt qu’ « extrême-oriental » (guilt versus shame, voir le classique La sabre et le chrysanthème), le ressort de la culpabilisation étant ici, au reste, que, selon les principes de l’éducation chinoise, les enfants doivent tout aux parents, ce qui les astreint à se conformer sans relâche aux idéaux et aspirations que ceux-ci ont formés les concernant, à se rendre aussi conformes que possible à l’image que se font les parents de ce qu’ils doivent être et devenir – ce qui définit le principe même d’une dette en forme de servitude infinie.
Il faut faire la part, dans la description complaisante de ces situations où l’éducation dite à la chinoise confine à la torture, d’une sorte d’exhibitionnisme du conflit familial autour de l’éducation qui est un des ressorts faciles d’une dramatisation destinée à attirer le chaland. Mais, sur le fond, ce qui demeure constant dans ce livre, et qui est d’un sérieux total, sans distance aucune avec les présupposés de ce qui s’y énonce, c’est ce qu’on pourrait appeler sa position résolument pré-kantienne – son incapacité de faire la différence entre dressage, domestication et éducation, c’est-à-dire la radicale méconnaissance du fait que tout programme d’éducation qui n’inclut pas la dimension d’autonomie du sujet éduqué ou bien la liberté comme présupposé dans la relation entre le sujet éduquant et le sujet éduqué est voué à l’échec. Une vérité élémentaire que l’auteure va ignorer jusqu’au bout, puisqu’à la fin, décrivant la façon dont la Tiger Mother s’est cassée les dents sur la révolte de sa fille cadette, elle écrit : « I did the most Western thing imaginable – je laissai Lulu abandonner le violon au profit du tennis qui était son vrai désir ». Elle réduit ce qui est en jeu dans cette révolte, ce refus, cette résistance - la question de l’autonomie et de la liberté - à un stéréotype culturel, elle le recode dans les termes de la guerre des civilisations – reconnaître le désir de sa fille, céder devant sa résistance, valider sa capacité à faire ses propres choix – elle appelle ça « a Western thing », un truc occidental.
On a affaire, dans la configuration que décrit ce récit, à un usage non pas éducatif des disciplines, mais à une mise en condition fanatique et absolutiste, obscurantiste et réactive, pour la bonne raison que le programme qui se met en place ici n’est pas celui d’ une éducation familiale mais plutôt de ce que j’appellerais un eugénisme culturel. Il s’agit d’une opération consistant à pratiquer, sur le corps familial, quelque chose comme une « amélioration de la race » destinée à produire des sujets hyperperformants au plan social (programmés pour la réussite) en pratiquant une sorte d’hybridation culturelle et en pratiquant sur ces sujets toute une série d’implantations de compétences destinées à faire d’eux « les meilleurs ». Comme le dit Amy Chua, en parlant de sa fille aînée sur laquelle l’expérimentation a réussi, qui est devenue une concertiste de bon niveau et est prête à pratiquer sur ses propres enfants à venir le même genre d’opération de mise en condition qu’elle a subie, « Sophia, au fur et à mesure qu’elle grandissait, donnait l’impression d’emprunter le meilleur des deux cultures [dont elle est issue] ». Ce qui s’exprime là n’est donc pas seulement un projet de restauration d’une forme d’éducation autoritaire, destiné à faire pièce à une multitude de facteurs de crise, c’est, en premier lieu, un nouveau darwinisme culturel qui, plutôt que spéculer sur l’homogénéité de l’ethnie, de la communauté ou de la culture, met en exergue le métissage comme facteur d’amélioration d’une nouvelle espèce de « meilleurs » naturellement destinés à occuper dans la société les postes de direction et les positions les plus enviables. La famille judéo-chinoise devient alors, à la faveur des affinités électives de ces deux appellations contrôlées de choix, une sorte de haras ou d’écurie où sont élevés les aristoï de demain – ceux qui savent jouer du Mendelsohn en virtuose tout en étant les premiers en tout, sauf, accessoirement, précise l’auteure, en gym et en dessin... A l’occasion d’une de ses sempiternelles leçons de morale improvisées adressées à ses filles, elle dit, livrant la clé de l’élément de revanche sociale de l’immigré parvenu (à la force du poignet, nécessairement) qui entre ici en composition : pensez aux gamins qui se moquaient de mon accent chinois à l’école – ils sont devenus concierges, tandis que moi, j’enseigne à l’université !
L’ampleur de la régression en cours, là où les disciplines sont le pur et simple truchement du dressage, se mesure à un « détail » tout à fait effarant : un jour, désireuse d’encourager ses filles à progresser sans relâche dans l’apprentissage du piano et du violon, l’auteure décide de leur offrir un superbe cadeau de Noël – un chien de type husky, nommé Coco, que va bientôt rejoindre un second animal, de même espèce. Rapidement, et sans que, cette fois, l’auteure ne semble exercer la moindre prise « distanciée » sur ce qui est ici en jeu, le dressage des filles enchaînées à la musique et celui des chiens de traîneau va tendre à devenir absolument homogène ; un jeu de miroirs tout à fait distinct va s’opérer, dans le huis-clos familial, entre la « promotion » des uns et celle des autres. Amy, qui, naguère, s’extasiait de la précocité intellectuelle de sa fille aînée (elle savait son alphabet dès l’âge de 18 mois !), s’avise de vérifier sur Internet que le chien Coco dispose bien des mêmes heureuses qualités et découvre avec horreur que celui-ci est fort mal classé sur l’échelle de l’intelligence des différentes espèces de chiens ! « I felt nauseated », je me sentis écœurée, écrit-elle.
C’est qu’elle a décidé que non seulement les chiens feraient partie intégrante de la famille, en seraient des sujets à part entière, mais aussi qu’elle pratiquerait avec eux aussi ses principes d’éducation « à la chinoise ». De là à traiter ses filles comme des chiens et ses chiens comme ses enfants à éduquer à la dure eux aussi, il y a un pas qui se franchit tout naturellement... Lors d’une dispute avec son mari, dont, bien sûr, l’éducation des filles et des chiens est le motif dominant, Amy a ce cri du cœur : « What dreams do you have for Sophia, or for Lulu ? What are your dreams for Coco ? ». L’abolition du seuil qui sépare le programme une éducation pour l’autonomie destinée aux humains de celui d’un dressage bienveillant, destiné aux animaux de la maison s’effectue subrepticement mais sûrement. Coco n’apprendra jamais à jouer du violon, mais ce n’est pas pour autant qu’il échappera aux rigueurs de l’éducation « à la chinoise »... c’est qu’il faut bien qu’il soit, lui aussi, « le meilleur » à la course des chiens du voisinage, le plus fort, le mieux dressé, le plus intelligent, celui dont la photo et les exploits font sensation sur Internet...
Les réflexions que ce livre est donc susceptible de susciter en dépit de lui-même portent sur des questions importantes, notamment si on le lit en ayant en tête le travail de Foucault sur le pouvoir de souveraineté, les disciplines, la famille. Mais aussi bien, les « découpes » dont procèdent ses recherches : à lire ce livre, on en vient à se demander jusqu’à quel point il convient d’inclure le Nouveau monde, singulièrement le monde états-unien, dans ce qu’il nomme couramment « Occident ». En effet, le rôle central, exclusif qu’occupe la famille dans le discours de réarmement moral tenu par Amy Chua semble bien signaler une altérité marquée avec nos conditions ouest-européennes. Une telle insistance ne se comprend que si l’on se réfère au fondement théologico-politique implicite de ce discours (ce n’est pas seulement la tradition mais aussi la Providence qui assigne à la famille le rôle d’institution clé de l’ordre humain). Dans nos propres conditions, le discours de « la crise » et des moyens de l’affronter est, d’une part, délié de ce « fond » providentialiste et il s’attache constamment à penser en termes relationnels les facteurs de crise – famille, école, emploi, espaces publics, etc.

Appendice : Michel Foucault sur la famille et les disciplines, in Le pouvoir psychiatrique , cours au Collège de France 1973-74, Gallimard/Seuil, 2003.

p 81 : « Il me semble que la famille, c’est précisément – j’allais dire : un reste, pas tout à fait -, c’est en tout cas une cellule à l’intérieur de laquelle le pouvoir qui s’exerce n’est pas, comme on a l’habitude de le dire, disciplinaire, mais au contraire est un pouvoir du type de la souveraineté.
Je crois qu’on peut dire ceci : il n’est pas vrai que la famille ait servi de modèle à l’asile, à l’école, à la caserne, à l’atelier, etc. ; en effet, il me semble que rien dans le fonctionnement de la famille ne permet de voir une continuité entre la famille et les institutions, les dispositifs disciplinaires dont je vous parle. Au contraire, dans la famille, que voit-on, sinon une fonction d’individualisation maximale qui joue du côté de celui qui exerce le pouvoir, c’est-à-dire du côté du père […] donc vous avez là une individualisation par le sommet qui rappelle, et qui est le type même du pouvoir de souveraineté, absolument inverse du pouvoir disciplinaire ».

p 82 : « La famille, en tant qu’elle obéit à un schéma non disciplinaire, à un dispositif de souveraineté, est la charnière, le point d’enclenchement absolument indispensable au fonctionnement même de tous les systèmes disciplinaires. Je veux dire que la famille est l’instance de contrainte qui va fixer en permanence les individus sur les appareils disciplinaires, qui va les injecter, en quelque sorte, dans les appareils disciplinaires […] Pour être obligé d’aller à l’école, faut-il encore que joue cette souveraineté qui est celle de la famille […] C’est uniquement parce que l’Etat a fait pression sur la famille comme petite collectivité constituée par le père, la mère, les frères, les sœurs, etc. que l’obligation de service militaire a été effectivement contraignante […] Le premier rôle de la famille par rapport aux appareils disciplinaires, c’est donc cette espèce d’épinglage des individus sur l’appareil disciplinaire […] La famille a ce double rôle d’épinglage des individus sur des systèmes disciplinaires, de jonction et de circulation des individus d’un système disciplinaire à l’autre […] La famille, parce qu’elle est une cellule de souveraineté, est indispensable au fonctionnement des systèmes disciplinaires […] Ce qu’était le corps du roi dans les sociétés à mécanisme de souveraineté, la famille se trouve l’être dans les sociétés à systèmes disciplinaires ».

p 124 : psychologisation de l’enfant à l’intérieur même de la famille : « La surveillance de l’enfant est devenue une surveillance en forme de décision sur le normal et l’anormal ; on a commencé à surveiller son comportement, son caractère, sa sexualité » […] D’où : La souveraineté familiale a pris peu à peu l’allure de la forme disciplinaire. Une « disciplinarisation » de la famille, tout au long du XIXème siècle qui passe par le fait que la sexualité de l’enfant devient objet de savoir à l’intérieur de la famille.

Echanges

La famille aux Etats-Unis est un enjeu théologico-politique, elle est destinée à être le pilier fondamental de l’ordre, en cela hétérogène au nôtre. Cela va à contre-courant de l’idée qu’il y a un rapport entre crise de d’école et crise de la famille, ce sont des ordres différents. Ici se fait jour le huis-clos familial américain, la constitution d’un îlot fermé, reposant sur la tradition d’un « c’est comme ça » immémorial, tournant même au confucianisme de supermarché. Supermarché qui n’est sans faire allusion au néolibéralisme et aux thèses de Gary Becker : chaque famille doit bien équiper sa progéniture, même si l’équipement est sans consistance propre, voire contradictoire. L’important étant qu’il permette d’obtenir les meilleures parts dans la société civile.

(Les Cahiers de Philomène, n°2)