Nos temporalités peuvent-elles se rencontrer ? Atelier de philosophie plébéienne à Fertans - "Autres temps de la psychiatrie" - juin 2018

, par Estelle Chauvey, Romuald Gloriod


Nous sommes infirmiers diplômés d’état, et tous deux avons choisi de travailler en psychiatrie à la sortie de nos études (un seul diplôme commun psy/soins généraux depuis 1992). Quand il a été décidé de faire une journée sur la psychiatrie, on s’est dit « allez on se lance », beaucoup stressés mais en même temps l’idée en tête que c’était important de le faire, qu’on avait des choses à dire. Et aussi il ne faut pas le cacher, que depuis le temps que nous participons aux week-ends de philosophie plébéienne, ne pas faire d’intervention, vu le thème, nous vaudrait certainement quelques vannes pendant un bon moment…
Nous travaillons dans un foyer dit de post-cure le Colombier, foyer créé dans les années 80 pour répondre aux critères de la sectorisation. Il s’agissait au départ d’instaurer, devant la maladie mentale, une attitude globale réunissant prévention, cure, postcure et continuité des soins dans la communauté, évitant le plus possible l’hospitalisation au long cours, avec une politique active de réinsertion. La première expérience, animée par Ph. Paumelle, débuta dès 1954 dans le XIIIème arrondissement de Paris. La circulaire du 15 mars 1960 en définit les bases. Une approche horizontale des soins publics était préconisée, avec secteurs géographiques homogènes, équipes pluridisciplinaires médicosociales identiques et équipements permettant des prises en charge intracommunautaires diversifiées (hôpital de jour, de nuit, dispensaire d’hygiène mentale-CMP, etc.). La sectorisation n’est entrée dans les faits qu’à partir de 1972, essentiellement par des circulaires, puis légalisée par la loi du 25 juillet 1985 (art.8).
Nous accueillons principalement des personnes souffrant de troubles dits psychotiques, en hospitalisation complète, en hôpital de jour, de nuit, en visite, en fonction des besoins de chacun. Nous intervenons principalement au foyer, mais aussi parfois à leur domicile, auprès de partenaires, voire de leur employeur…à noter que toutes les personnes en soin au foyer le sont avec leur accord. Notre pratique, nos réflexions sont inspirées de la psychothérapie institutionnelle, importance donc de la dynamique de groupe, de l’analyse institutionnelle et de la relation soignant-soigné (la psychothérapie institutionnelle se basant sur l’aliénation sociale et l’aliénation psychopathologique). En vue de cette intervention, la question du temps nous est vite apparue essentielle. Nous nous sommes alors appuyés sur cette analyse d’Elie Pouillaude dans son livre intitulé L’aliénation. Psychose et psychothérapie institutionnelle :
« Seul le temps peut permettre de lier une relation […] thérapeutique avec le patient, chose évidemment impossible à mettre en place dans une logique hospitalière du « tourniquet » […]. Cette logique gestionnaire […] remplace actuellement la rencontre thérapeutique basée sur la relation […] par le savoir préétabli […] qui pense pouvoir soigner en se passant de la découverte de cet Autre porteur de symptômes, certes objectivables, mais dont le sens est de répondre à la subjectivité d’une construction psychique et historique. Face à cette politique fondée sur la désubjectivation de l’homme, il est clair que continuer de travailler dans l’intérêt des patients et particulièrement des patients psychotiques, réclame […] de se dégager de la temporalité libérale et des logiques économiques et gestionnaires qui entendent régler le soin psychique. »
Nous allons donc tenter de déplier cette analyse à partir des réflexions issues de notre pratique quotidienne. Dans un premier temps nous allons définir ce que sont les 3 temporalités auxquelles nous sommes confrontées, celle de l’établissement, celle du soignant et celle de la personne soufrant de troubles psychotiques pour dans un second temps voir comment elles inter-agissent les unes entre les autres.
Avant tout, nous souhaitons éclaircir notre positionnement afin de préciser depuis quelle place nous parlons aujourd’hui, positionnement exposé à l’aide de diagrammes, clin d’œil à la pensée diagrammatique de Gilles Châtelet.

Nous entendons par "établissement" ce qui est dans un rapport direct avec l’Etat, l’administratif et l’administration, la hiérarchie, le statut du salarié, le développement du soin régit par les contraintes économiques et par "institution" les processus permettant de traiter les aliénations psychotiques. Le premier diagramme correspondrait au pouvoir disciplinaire de l’établissement qui ferait de nous son intermédiaire pour exercer ce pouvoir sur les patients, nous ne nous retrouvons pas dans ce diagramme et préférons le second où, tout comme le patient, nous subissons le pouvoir de l’établissement, tout en ayant bien conscience que nous en faisons tout de même parti et que nous sommes amenés à la reconduire parfois aussi. Dans le premier diagramme le patient est exclu de l’institution alors que dans le second il en fait parti. C’est à Tosquelles que l’on doit la distinction entre établissement et institution, je cite Elie Pouillaude « Nous pourrions dire, d’une manière subversive, qu’une définition correcte de l’institution pourrait être la suivante : une institution ça n’existe pas. Ce qui existe réellement c’est l’établissement et, à partir de lui, des processus d’institutionnalisation. L’institution est ce vers quoi il faut tendre… La fonction de l’institution est d’être un système de médiation permettant l’échange inter-humain à plusieurs niveaux, elle permet de faire revivre le rapport brisé entre le sujet schizophrène et le milieu humain l’entourant ». C’est ce que nous tentons de faire au quotidien dans notre pratique, tentant au maximum de gommer les gestes d’autorités inféodés à nos statuts respectifs afin de laisser le maximum de place à la rencontre avec l’Autre, à la création d’espaces du dire, de se saisir de la parole et des processus inconscients qui y émergent… ce que Félix Guattari a appelé le concept de transversalité.

I/ Les différentes temporalités

L’établissement

Pour le libéralisme, la prétention de certains individus à détenir la vérité sur le Bien étant la cause fondamentale qui porte les hommes à s’affronter violemment (anthropologie désabusée : la guerre de tous contre tous... Hobbes 1588-1679) alors les membres d’une société ne peuvent vivre en paix les uns avec les autres que si un Pouvoir philosophiquement neutre se charge d’organiser leur coexistence (c’est-à-dire un pouvoir qui s’abstient d’imposer aux individus telle ou telle conception de la vie bonne). Il s’agit alors de mettre en place une administration purement technique des choses en élaborant des moyens pratiques pour réduire au maximum les risques de chocs et de collisions entre les membres d’une société perçus comme des particules élémentaires en mouvement perpétuel. Pour les libéraux l’Etat le plus juste, c’est-à-dire celui qui ne pense pas, qui est sans idées ni valeurs, ne doit même plus se comprendre comme un « gouvernement des hommes » et exige bien moins des convictions politiques que des compétences d’ « expert » (experts HAS). C’est ainsi que la pensée politique et administrative a empruntée dans les années 1980 au management d’entreprise la notion de « gouvernance » en lieu et place de celui de « gouvernement » (apparu dans les années 1970 ce terme désigne un mode de gestion des firmes fondé sur une articulation entre le pouvoir des actionnaires et celui de la direction ; il pose la question du type d’acteurs impliqués dans la prise de décision et de leur mode d’interaction). Dans le champ politique et administratif la gouvernance renvoie aux interactions entre l’Etat, le corps politique et la société, et donc aussi aux systèmes de lobbyisme et de coalitions d’acteurs publics et privés mais aussi à la gestion comme outil principal de décision et d’efficience. La bonne gouvernance est liée à la logique dite du « New Public Management » (Nouvelle Gestion Publique). Cette logique repose sur une vision minimaliste du rôle de l’Etat selon laquelle celui-ci-doit revenir à son « cœur de métier » : les « fonctions régaliennes » (c’est-à-dire : le maintien de l’ordre, la justice, la défense du territoire ; en d’autres termes les domaines où la force/violence est mobilisée). Pour cela il doit décentraliser sur d’autres acteurs les fonctions considérées comme non stratégiques [la santé en fait donc partie]. Cette doctrine de gouvernement (la nouvelle gestion publique) nie — ou en tous cas minimise — toute différence de nature entre gestion publique et gestion privée. En conséquence les pouvoirs publics doivent « moins se préoccuper de ramer que de tenir le gouvernail » et s’affairent à partager les rôles entre :
- le niveau du pilotage de l’action publique (le pouvoir politique qui prend les décisions stratégiques en fixant les priorités collectives et leurs objectifs -les missions- et les ressources financières à allouer),
- le niveau d’exécution délégué par lui à des entités autonomes (le pouvoir de l’administration ou du gestionnaire qui prend librement les décisions opérationnelles pour atteindre les objectifs- les H deviennent des ETS privés à but non lucratif assurant des missions de service public).
Ceci afin d’améliorer l’efficience c’est-à-dire l’atteinte des objectifs avec le moins de moyens possible. (cf. efforts d’efficience)
Pour ce faire, il convient :
- de décentraliser l’Etat, grâce à la création d’agences publiques sous contrat avec lui dans lesquelles les employés des agences cessent d’être des fonctionnaires statutaires (ARS) ;
- de mettre en place des méthodes de décision et de gestion reposant sur une « approche de marché » (censée être plus efficace que les approches de programmation ou la planification) et sur des techniques d’amélioration continue telles que l’assurance qualité, la recherche du zéro défaut (accréditation) ; des procédures contractuelles ou semi-contractuelles (fixation d’objectifs, CPOM…)
- les ETS publics sont mis en concurrences entre eux ou avec des ETS privés ou associatifs pour la fourniture des services ;
- les usagers du service public deviennent des clients qui payent un service (par leurs impôts ou leurs cotisations sociales).

Le soignant

Nous travaillons avec le singulier, qui est la place de tout un chacun mais qui n’est jamais la même qu’un autre. Il est donc essentiel de savoir depuis quelle place nous parlons mais aussi à quelle place se situe l’autre. Dans notre rapport à nous-mêmes et aux autres, il faudra se demander « Qu’est-ce que je fous là ». Jean Oury disait « …chacun de nous est la résultante active d’un faisceau d’appartenances variables, appartenances à sa propre ‘histoire’ mais aussi à un nombre indéterminé de groupes, de sous-groupes, d’inter-groupes. C’est à partir de ces sortes de qualités intensives des ‘coefficients d’appartenance’ qu’on peut avoir accès, ne serait-ce qu’un instant, à ‘ce qui se passe’. Et ce qui se passe ne peut se maintenir que par notre présence concrète, laquelle surdétermine les façons d’être de tout un chacun… » Questionnement donc permanent et vigilance, sur nos positionnements, nos désirs, nos perceptions, nos habitudes, nos savoirs, ce que l’on nous a transmis (questionnement permanent puisque cela évolue avec le temps)…nous devons interroger sans cesse nos postures et impostures. Il faut aussi prendre en compte le terrain où nous sommes, le contexte social et les objectifs imposés par l’établissement. Se défaire des mécanismes d’identification véhiculés par l’établissement, de manière collective (nous y reviendrons plus tard) mais aussi de manière individuelle, se défaire de ce que Bourdieu appelle « la violence symbolique », violence qui intériorise en chacun des discours dominants et des structures de production de ceux-ci. La question du « qu’est-ce que je fous là » interroge donc le croisement d’un cheminement personnel, subjectif avec celui collectif d’une institution. Et surtout, connaissance et reconnaissance de la singularité de chaque malade, on se doit d’avoir un certain bagage théorique ainsi qu’une connaissance réelle de la personne, de ses difficultés, de son ressenti, de son histoire pour l’accueillir de façon pérenne. Il faut accepter la Rencontre, se laisser prendre à revers, comme disait Jean Oury faire que chaque rencontre soit comme si elle était la première. Nous pouvons suivre ici, Christiane Vollaire dans son ouvrage intitulé Pour une philosophie de terrain « Le travail engage donc une double problématique, liée à deux exigences différenciées : celle de la distance et celle de la rationalité. Dans la mesure même où sont visées des formes de solidarité, la distance s’avère nécessaire, à la fois par rapport aux personnes et par rapport aux situations, supposant un triple refus : refus de l’objectivation qui réduit le partenaire à un simple objet de travail ; refus antagoniste de l’identification, qui ferait entrer dans un désir fusionnel de réduction de l’autre à ses propres données et d’indifférenciation du partenaire ; refus de la projection, qui imputerait à l’autre ses propres attendus et qu’on trouve aussi bien sous la forme de la fascination exotique que sous celle de l’émotion compassionnelle ».
Il est intéressant de penser notre positionnement, notre dynamique à partir des lignes Deleuziennes. Gilles Deleuze part du principe qu’individus ou groupe, nous sommes faits de lignes de nature très diverses, la première est segmentaire, à segmentarité dure (la famille-la profession ; le travail-les vacances ; l’école-le travail-la retraite… ) toutes sortes de segments bien déterminés, dans toutes sortes de direction, qui nous découpent en tout sens, des paquets de lignes segmentarisés. En même temps nous avons des lignes de segmentarité beaucoup plus souples, non pas qu’elles soient plus intimes ou personnelles, car elles traversent les sociétés, les groupes autant que les individus. Elles tracent de petites modifications, elles font des détours, elles esquissent des chutes, des élans…sur cette seconde sorte de ligne se passent des devenirs, des micro-devenirs. La troisième ligne, elle, est celle qui nous emporte à travers nos segments mais aussi nos seuils, vers une destination inconnue, pas préexistante, c’est la ligne de gravité, la ligne de fuite. Les trois lignes sont immanentes, prises les unes dans les autres, schizo-analyse, diagrammatisme, cartographie…ont pour objet l’étude de ces lignes dans des groupes ou des individus. (Gilles Deleuze-Claire Parnet Dialogues) En tant qu’individus, nous sommes donc constitués des trois lignes décrites par Deleuze et nous voyons bien comment elles nous traversent dans notre profession. La ligne dure de par le statut dans lequel nous sommes et toutes les injonctions en découlant, la ligne souple sur laquelle sans cesse nous nous appuyons pour digresser de la ligne dure et donc penser le soin autrement que de la façon où l’on voudrait nous l’imposer. Et enfin la ligne de fuite, ligne de nos désirs, de notre créativité qui nous permet de sortir réellement des sentiers battus, de se déterritorialiser en embarquant avec nous les malades ou tout simplement de nous laisser embarquer par eux et mieux les comprendre. Ces moments d’envolée, avons-nous envie de dire, font que la rencontre avec l’Autre devient possible, à condition bien sûr d’accepter de se laisser embarquer. Nous reverrons plus tard l’intérêt de ces lignes pour nous aider à penser le positionnement de certains malades et comment en fonction de cela nous pouvons donc les accompagner au quotidien. On peut d’ores et déjà voir que l’établissement, lui, se situe sur le premier type de lignes, dures et segmentaires.
Notre temporalité est aussi celle de la pensée. La pensée n’est pas une 4ème temporalité qui viendrait s’ajouter aux 3 déjà énoncées, elle fait partie de la nôtre, elle est de notre quotidien. Ces questionnements, ces réflexions que nous exposons là ne sont pas uniquement le fait de cette intervention, ils sont une assise à notre pratique individuelle et collective. De plus notre temporalité a la spécificité d’être relativement souple, elle doit à la fois comprendre et trouver des marches de manœuvre à celle de l’établissement mais elle doit aussi pouvoir s’adapter à la temporalité des patients, se caler parfois sur le rythme de celle-ci.

Le patient

Dans la schizophrénie, le sentiment continu d’exister est souvent brisé (notion winnicotienne), la permanence du sujet est perturbée, d’où une difficulté voire une incapacité à se situer dans l’espace-temps. Les moments vécus ne s’inscrivent pas comme tels, ils filent tout comme le temps qui devient indéfini, soit fragmenté, troué soit donnant l’impression d’une immensité océanique, ce qui est souvent angoissant puisque cela s’accompagne du sentiment même de perte de l’intégrité du Moi. Pour tenter de penser ce qui pose problème on peut reprendre la notion de sujet transcendantal chez Kant, principe unifiant qui permet de lier nos pensées, qui unifie le divers de l’expérience interne c’est-à-dire la temporalité vécue et les affects, mais aussi de l’expérience externe, nous entendons par là ce qui vient des sens et qui s’intuitionne dans l’espace. Les connexions entre les différents moments de la vie sont perturbées comme si l’activité de synthèse du sujet transcendantal opérait moins. De même il n’y a pas ou peu de lien entre l’intérieur et l’extérieur de soi et entre les différentes parties de soi, pas de point moteur unique dans la schizophrénie, il y en a plusieurs, c’est la multiplicité des points de gravité existentiels, ce qui renvoie à la dissociation. Cela fait écho avec le texte de Kleist « le théâtre de marionnettes » où il explique qu’un bon marionnettiste met en rapport son âme avec le centre de gravité de la marionnette, ceci n’étant qu’un idéal bien sûr pour un homme. Cela a toutefois le mérite de montrer que la centration du sujet (dont le sujet transcendantal est la cause) n’est pas sans rapport avec la centration des conduites. Or dans le cas des personnes souffrant de schizophrénie, cette centration pose problème, les centres sont multiples d’où une dispersion des conduites et des pensées, si bien que l’agir est perturbé. Dans ces conditions on comprend qu’il n’y ait pas une seule ligne de temps unifié par laquelle ils puissent se représenter, se repérer et donc s’organiser (d’où la difficulté à rencontrer la ligne dure sociale).
« J’étais au foyer mais une fois que je suis chez moi qu’en est-il du foyer ?… suis-je le même au foyer, chez moi ou ailleurs ?... et si je vais quelque part ne vais-je pas y laisser une partie de moi-même ? »
- Albert, qui lors de son premier entretien au foyer me parlait de ses études, le faisait comme s’il les avait terminées il y quelques mois alors qu’en fait cela remontait à huit ans. Huit années qu’il n’a pu intégrer, huit années comme effacées, hors du temps, dans lesquelles il ne peut s’inscrire. De la même façon, au foyer depuis sept mois il nous dit n’avoir pris que quelques affaires de chez lui car il ne savait pas combien de temps il allait rester là, ne ressentant pas le temps qui passe il ne peut alors aller chercher chez lui ce qui lui manque.
- Philéas en perpétuel questionnement sur lui, son lien avec les autres, sa place en tant qu’homme, père, fils…tentatives d’orientation subjective. Il se sent perdu dans un temps sans repères, qui lui échappe où il ne peut mettre en acte ses questionnements, ce qui parfois le fait souffrir d’autant qu’il en a conscience. Et en même temps aime être ainsi, se plaît dans ce temps de la pensée, un temps flottant, ne comprenant pas pourquoi les autres (sa famille notamment) attendent de lui d’être comme eux, dans un temps du faire.
- Francine, qui ne peut faire de lien entre différents moments vécus. Elle ne peut en tirer d’expérience, comme si toute situation (pourtant quasi voire totalement similaire à d’autres) était nouvelle à chaque fois, se sentant désemparée face à elle. Tout est toujours à recommencer.
- Une heure n’est pas toujours une heure, Anne elle, peut aller travailler à huit heures trente le matin mais pas à sept heures trente. Cette heure de décalage, qui dans son esprit en devient deux voire trois, prend donc une toute autre dimension pour elle, insurmontable, qui la met en échec. Sa temporalité ne correspond plus à celle qui lui est extérieure.
- Virginie elle s’est comme arrêtée à son adolescence, elle ne se reconnaît pas lorsqu’elle se regarde dans le miroir, elle ne peut pas reconnaître ses traits que le temps change comme étant les siens. Le délire vient alors donner un sens autre à ces changements du temps qui passe, vu qu’on lui a volé ses organes son visage se masculinise…
- Sylvestre persuadé, de par son délire, qu’il est promis à un grand avenir, en outre qu’il sera riche et influent, dépense son argent et fait des plans comme s’il l’était déjà actuellement. Son futur devient son présent.
- Hermann qui plongé parfois dans des vides temporels se sent mort « ce matin j’étais mort pendant une demi-heure, ça fait bizarre quand même ». Nous retrouvons bien là la notion de temporalité fragmentée associée à la perte de l’intégrité du Moi.
Une question persiste, la temporalité psychotique est elle dynamique ou statique ? Généralement cette temporalité est décrite comme une réalité statique, enlisée, immuable, et que, comme déjà énoncé, par sa fragmentarité elle est hors de toute forme de continuité et d’articulation des structures temporelles même. Cependant Franca Madioni (et nous la rejoignons sur ce point) dans son livre Le temps et la psychose décrit, elle, une temporalité qui se veut dynamique, nous citons : « C’est en se plongeant dans le mouvement de construction du Moi psychotique que nous pouvons avoir accès à l’expérience temporelle et à sa dynamique interne. La temporalité est considérée comme l’expérience de la frontière du Moi. A travers un travail de mise en commun des vécus temporels, la temporalité se définit dans ses articulations ». A partir de l’étude du cas d’une de ces patientes et d’un apport théorique psychanalytique et philosophique, elle va nous montrer comment dans le monde fragmenté d’Irène, la continuité peut s’établir. Comment les formes de la temporalité sont modifiables et que la psychothérapie est un outil (souvent le seul précise-t-elle) pour que les fragments du Moi trouvent un sens temporel qui les unifie.

II/ Interactions

Etablissement/soignant

Formation minimale, perte des savoirs, perte de la transmission de lignées d’expériences évolutives (diagnostic qu’avait déjà porté le philosophe Walter Benjamin, mais qui plus que jamais est d’actualité). Les décideurs sont devenus incapables de penser en se plaçant dans une temporalité qui embrasse celle de l’expérience en équipe et encore moins intergénérationnelle. L’autonomie n’est plus admise, étant entendu par autonomie la capacité à s’organiser, questionner son travail, à expérimenter des pratiques. Etre autonome est avoir un rapport actif à soi. On brise une autonomie en la rendant plus dépendante, on rajoute des connexions, on intervient dans son rapport à soi. Tel est le cas avec la mise en place de protocoles, de systèmes de cotations chronophages... Pas de place aux temps morts, on doit être occupé en permanence sinon c’est que l’on ne travaille pas, on n’est pas rentable. On doit rendre des comptes sur ce que l’on fait, la priorité est là, ne pas penser ni avoir du temps pour créer un lien avec les malades. Une autre façon de ne plus rendre vivable cette autonomie est en coupant ses connexions vitales, ainsi on cloisonne les personnes au sein même de leur équipe, chacun sa journée de 7 heures, on se croise à peine, pour la relève il y a les transmissions informatisées déshumanisées. Pas le temps pour tout écrire sur un ordinateur, on se retrouve donc avec des ‘va bien’ ‘agité ce matin’ ‘a bien dormi’ ‘ras’…oui effectivement rien à signaler d’intéressant. Et la réflexion entre professionnels, les longs échanges où chacun peut amener ce qu’il sait de telle ou telle personne, ses impressions, son ressenti, bref tout ce qui fait que l’on est cohérent et que l’on arrive à faire avancer les malades dans leurs difficultés. Ce cloisonnement bien évidemment se retrouve aussi entre les différentes unités de l’hôpital qu’elles soient intra ou extra-hospitalières. Par exemple il y a encore quelques années si nous jugions qu’un patient du foyer nécessitait d’être à nouveau hospitalisé en intra, il nous suffisait d’appeler directement l’unité concernée et de voir avec eux si bien sûr ils avaient de la place. Maintenant hors de question, on ne fait plus confiance en notre jugement, il faut passer par les urgences psychiatriques où un médecin prendra en charge la dite personne (qu’il ne connaît généralement pas) et reverra avec un médecin responsable sur l’hôpital. Quelle perte de temps et d’énergie pour tous !.En adéquation avec la psychothérapie institutionnelle, les soignants doivent prendre conscience de la pathoplastie du lieu de soin, c’est-à-dire des effets pathogènes du milieu soignant sur le patient et l’aggravation des symptômes qui en résulte. En prendre conscience pour le traiter autant que possible, traiter le lieu de soin pour pouvoir y soigner le patient. Il s’agira aussi d’appréhender une forme d’analyse institutionnelle, analyser les cloisonnements, les rapports de force, de la hiérarchie, de la structuration du groupe soignant, des divers symptômes qui apparaissent dans le quotidien de la vie institutionnelle, en somme une analyse des déterminismes sociaux qui induisent qu’on fait ce que l’on fait. Cette analyse est à la fois dans un rapport interne, celle de l’aliénation sociale de l’établissement (aliénation sociale locale) et dans un rapport externe celle des rapports qu’entretien l’établissement avec l’Etat et qui se retrouvent dans son quotidien (aliénation sociale globale).

Traiter les malades en clients (en consommateurs) avertis et libres de leur choix sert à transformer la médecine en une affaire, le médecin en un « ingénieur producteur de soins » et l’hôpital en une entreprise (= la médecine industrielle, JM Clément) ; Ça sert à instaurer un système de relation marchande puisque le Marché représente le mécanisme magique qui va unir quotidiennement « des millions d’individus sans qu’ils aient besoin de s’aimer, ni même de se parler » (Milton Friedman)
La vision entrepreneuriale a des effets pervers anti-humaniste et déshumanisant : si le travail des soignants ne vaut que ce qu’il est payé alors ils sont en droits de beaucoup moins s’investir (et il n’y a plus lieu de célébrer les valeurs publiques, le dévouement, l’altruisme) ; les personnels se sentant interchangeables sont en souffrance (Grimaldi).
Et dans ce monde marchand l’Autre sera compris comme un sujet utilisable plutôt que comme le partenaire possible d’une rencontre.
- Pour la coexistence pacifique des uns et des autres le libéralisme établit le cadre purement technique d’un modus vivendi grâce à la privatisation des convictions morales. Il ne demande à aucune des parties en présence de voir dans l’autre qui accepte de déposer les armes, un être intéressant par lui-même ; il s’agit seulement qu’elles s’accommodent de leur existence ; dès lors cette tolérance libérale ne désigne dans les faits que la manière minimale de coexister avec ses contemporains une fois que les liens affectifs ont été brisés.
- La tolérance libérale évacue donc ce qu’est véritablement la tolérance c’est à dire un travail long et complexe que chacun doit opérer sur lui-même pour se défaire de son égoïsme et apprendre à regarder le monde avec les yeux d’autrui. Ce mélange d’ouverture, de respect, de bienveillance, d’empathie constitue le degré le plus élevé de tout perfectionnement moral et les conditions de notre humanité.
FROMM « la grande popularité dont la psychologie jouit dans la culture occidentale, tout en constituant un témoignage irrécusable de l’intérêt porté à la connaissance de l’homme, trahit par ailleurs le manque fondamental d’amour qui caractérise aujourd’hui les relations humaines ».
Nous tentons parfois de participer aux formations proposées par l’établissement (Education thérapeutique, Remédiation cognitive…) afin de voir quel langage, quelle langue est utilisée par les technocrates, voir si nous pouvons nous inscrire dans de tels discours, et surtout voir comment nous pouvons dévoyer ces cadres pour que notre pratique soit reconnue. Mais non, nous ne le pouvons pas, nous ne parlons pas la même langue, notre vision du soin en est bien trop éloignée.

Etablissement/patient

Cette société où n’existe pas un minimum de solidarité collective effectivement partagée et qui n’exige de ses membres que le respect de leur indifférence réciproque n’est plus une véritable société ; la maxime « vivre et laisser vivre » s’y transforme en « vivre et laisser mourir ». (cf. les psychotiques dans les rues)
Avec la configuration libérale du monde la notion même de limite devient philosophiquement impensable. Car pour en légitimer le principe il faudrait s’appuyer sur des valeurs morales c’est-à-dire selon l’idéologie libérale sur des montages normatifs arbitraires de nature à dresser à nouveau les hommes les uns contre les autres.
A. Pour s’affranchir des limites les forts cherchent à accumuler de la puissance. Or cette accumulation de puissance ne peut se faire qu’en réduisant le soutien aux faibles dont font partie bien entendu les personnes souffrant de troubles psychiatriques !
(ex.1 de preuve de faiblesse : aucun des 130 psychiatres – « le ghota de la psychiatrie française » selon Massé présents à la conférence de presse à Antony en 2008 ne prend la parole pour contredire les propos du président de la République de l’époque qui assimile pb psy à dangerosité et oriente la psy vers le sécuritaire).
(ex.2 les « réformes » qu’impose le ministère de la santé sans tenir compte des rapports qu’il a commandés à ces mêmes psychiatres).
La conception néo-libérale de la société entraîne donc des logiques qui sont tout à fait en accord avec celles que préconisait Alexis Carrel (médecin, eugéniste) : il ne peut y avoir de place pour tous dans une société, il vaut mieux favoriser les forts que soutenir les faibles ; qui vont alors vivre dans des conditions indignes ; la dignité étant le respect que mérite il s’ensuit que « les faibles ne méritent pas le respect ».
(exemple « c’est pas le club med ou c’est pas l’hôtel ici », « je sais que c’est beaucoup demander mais j’aimerais juste qu’on me prenne par la main »)
B. La société libérale se trouve contrainte, sous l’effet de sa propre logique (pas de limites), de « révolutionner constamment l’ensemble des rapports sociaux » et c’est la raison pour laquelle à l’époque moderne, bourgeoise, « le but final n’est rien et le mouvement est tout ».
Dès lors que la mobilité perpétuelle des individus devient l’impératif anthropologique premier d’une société (Bauman, La vie liquide) c’est par conséquent la possibilité même de nouer des liens solides et durables qui disparaît puisque le temps est l’élément premier dans lequel peuvent se construire des relations humaines véritables.
Il s’agit de créer des dispositifs de circulation orientés vers la fluidification de la circulation des personnes qui ne respectent plus le rythme propre à chacun. Durée d’hospitalisation courte, il faut laisser de la place aux autres même si l’on n’est pas prêt à sortir (exemple de Vivien qui est sorti trop tôt pour laisser sa place à un ami qui était le suivant sur liste d’attente, ou de Camille sur laquelle l’unité où elle était lui mettait la pression pour venir plus rapidement au Colombier en lui disant qu’il y avait 20 personnes sur liste d’attente qui attendaient de prendre sa place). Notion « de patient qui embolise un lit ».
On parle de « manque de places en aval », de par notamment la fermeture de lits et le manque de place en structure médico-sociale. On parle aussi de « parcours patient », de « patient traceur » (et autres dispositifs qui concrètement conduisent à une forme de sédentarité du fait de l’interdiction de faire quoi que ce soit au sein de l’hôpital de l’ordre des gestes de la vie quotidienne : faire son lit, poser la table…, gestes dont les personnes sont dépossédées et qu’elles auront du mal à refaire en rentrant chez elles).
Pour optimiser le débit il faut :
1. Déterminer le degré de viscosité de chaque patient (la viscosité étant l’ensemble des phénomènes de résistance à l’écoulement). Exemple de l’Admission : 2 paramètres permettent de « mesurer » la viscosité : la Durée de l’hospitalisation et la fréquence des hospitalisations.
Viscosité faible : suivi CMP
Viscosité moyenne : suivi CMP+CATTP ou Foyer.
Viscosité forte : Les projets de sortie de la personne ne peuvent pas se concrétiser malgré un état psychique stabilisé (ex. de Jérémy) ou les symptômes sont invalidants (ex. de Julien) et cette personne « embolise » alors un lit. Elle va alors à Epidaure ou dans une structure médico-sociale.
Epidaure : « certains n’y ont plus leur place » = viscosité importante. Ils sont alors orientés aux Rosiers.
Rosiers jusqu’à l’EHPAD.
« Le médico-social est considéré comme son déversoir par le sanitaire ».
2. Jouer sur la taille du dispositif et sur la différence de pression aux extrémités (beaucoup de demandes d’admission : ex. des listes d’attente d’hospitalisation, auprès des psychologues, de la fréquence des RDV médicaux -2 mois- donc grosse pression et peu de places à la sortie donc grosse résistance DONC faible débit).
(exemple du transfert des Gentianes vers le médico-social)
3. Jouer sur les propriétés de surface du dispositif comme sa rugosité par exemple.
C’est là qu’intervient la notion de temps : par l’instauration de « techniques » de PEC qui soient limitées dans le temps.

Patient/soignant

Le premier point à évoquer dans cette relation serait l’accueil, tenir un point éthique d’accueil de la psychose, quoi qu’il en soit, que l’autre sente qu’il y a là une attention, que son existence compte et qu’il est pris au sérieux. Tenir la relation dans le temps, du début à la fin de la prise en soin. Dès la première rencontre nous essayons de le mettre en place, pas de façon pré-établie d’accueillir la personne, chaque première visite au foyer est personnalisée, adaptée à chacun et la venue au foyer se fait en respectant le rythme propre à chacun. C’est essentiel pour qu’une accroche puisse se faire, se mettre dans le temps de chaque malade pour lui permettre ensuite de prendre place dans le nôtre et être moins désorienté. Tenir cet accueil dans le temps (et pas uniquement au moment de l’admission), servir d’ancrage à la personne soignée, c’est le cas de Sylvie qui durant de nombreuses années a fait des allers et retours réguliers entre le foyer en hospitalisation complète et son appartement, à chaque crise d’angoisse elle avait besoin de venir et vérifier surtout que notre accueil serait toujours inconditionnel, à force de pouvoir le vérifier (elle a même dormi une fois sur une banquette vu que l’on avait plus de lit de libre) elle n’est plus du tout hospitalisée depuis six ans, faisant face à ses angoisses, pouvant les mettre à distance. Elle a intégré la notion d’anticipation temporelle grâce à la reproduction du même, arrivant jusqu’à se dire que sa crise va avoir une fin, elle n’est plus perdue dans un temps incertain.
Accueil du singulier mais aussi du pluriel, créer des rencontres avec nous mais aussi entre eux, travail commun autour d’une ambiance propice à cela, du vivre ensemble. On s’appuie sur les actes du quotidien (repas, ménage…) et sur des moments de collectivité, convivialité (discussions de groupe, balades, activité théâtre…). Ne pas faire de l’animation juste pour de l’occupationnel, il faut avoir le souci qu’il puisse s’y passer quelque chose, qu’il y ait une dimension thérapeutique et transférentielle, je cite E.Pouillaude « cette dimension prend figure d’une désaliénation sociale par la réappropriation d’une possibilité d’initiative et par la mise en place de relations qui ne soient pas dépendantes des structures sociales aliénatoires préétablies ».
Dans le dialogue, le soignant devient le point de rassemblement de l’autre de son histoire, il en est comme le garant. Là est donc l’intérêt de pouvoir rester sur le même poste pendant plusieurs années et donc de suivre des personnes dans le temps. La relation a le temps de se construire, on chemine ensemble et on peut devenir les dépositaires de leur histoire. Nombres de patients se sentent plus à l’aise avec les soignants qui ont été présents tout au long de leur parcours, c’est le cas d’Eléonore qui lorsqu’elle est très mal ne veut parler qu’à Véronique, seule infirmière à avoir été là pendant son hospitalisation au foyer.
Il est parfois difficile de se détacher du temps imposé par l’établissement, il nous fait parfois passer à côté de la rencontre ou tout du moins ne pas être à l’écoute de l’autre. Une fois prise par les cotations je n’ai pas pris le temps nécessaire pour aider Patrick au repas (les repas sont faits le soir par les patients à tour de rôle avec notre aide et nous nous le faisons le week-end avec leur aide). Moment important pour lui car il a toujours envie de bien-faire surtout par souci des autres, au final j’ai quasi fait à sa place pour ne pas être en retard ce qu’il m’a fait remarquer et je m’en suis excusée. La relation étant de qualité entre nous, il ne m’en a pas tenu rigueur. Il est important pour nous d’êtres vigilants à ces moments où l’on ne peut respecter le rythme, la temporalité liée à la psychose, car des ratés répétitifs empêchent la création du lien. Parfois l’accroche ne se fait pas pour d’autres raisons, les patients peuvent ne pas adhérer au soin et utiliser le foyer juste comme porte de sortie à l’hôpital (vu que les hospitalisations sont libres au Colombier, certains acceptent de venir pour sortir de l’hôpital et demande leur sortie rapidement, deux heures après pour Mathilde), d’autres ne nous voient qu’à travers le prisme de l’autorité.
Effectivement, parfois certains soignants restent sur cette ligne dure de l’établissement, ils acceptent sans contestation les structures hiérarchiques et peuvent même les réclamer en souhaitant que des positions statutaires de chef soient tenues, annulant ainsi une subjectivité dans la parole et une polyphonie des discours. On pourrait les apparenter aux « ça-va-de-soi » décrits par Oury qui dès qu’une rencontre s’amorce ils sont prompts à l’empêcher par un rappel au règlement ou à l’ordre établi, exemple des soignants qui refusent les accompagnements extérieurs, les échanges avec les partenaires sociaux…dans la psychose « ça-ne-va-pas-de-soi » et gare à ne pas basculer dans le « ça-va-de-soi ».
Certains patients peuvent eux aussi être sur la ligne dure deleuzienne et nous mettre en difficulté, c’est le cas de Chloé qui reste fixée sur des postures non émancipatrices pour elle, qui l’empêche d’adhérer pleinement au soin, d’avoir des rapports constructifs avec les autres. Il est difficile de l’amener à mettre en place des choses qui lui ferait plaisir, où il y aurait un désir qui lui permettrait de se subjectiver à un moment donné.
A l’inverse, Maurice lui a une dynamique de la ligne de fuite. En hospitalisation au foyer, il se sentait trop être emmené sur une ligne dure, en s’adaptant davantage à son rythme (ce qui a été facilité par une prise en charge en ambulatoire), nous l’avons amené à être plutôt sur la ligne souple. Grâce à cette souplesse il arrive même à faire davantage de choses de l’ordre des contraintes et vit à l’extérieur sans se mettre en danger. La rencontre, la vraie met en question quelque chose de l’ordre du réel qui modifie l’articulation du sujet avec son existence.
Enfin, nous dirons qu’il faut travailler avec la notion du précaire, c’est-à-dire homogénéiser la vie intérieure du patient et la vie réelle de l’institution, faire entrer l’institution dans le temps de la psychose. Tout est à reconstruire en permanence, les projets, les groupes, les ateliers…comme le psychotique est lui-même dans une construction toujours recommencée. Du bricolage, des bribes temporelles de présence à l’autre et la prise au sérieux des micro-continuités au sein de la discontinuité du discours psychotique. Appréhender cette notion du précaire c’est permettre au malade de rester en mouvement, de ne pas se chroniciser tout comme nous d’ailleurs, c’est nous permettre de ne pas se démotiver devant souvent la lourdeur des prises en charge et l’inertie qui en découle. Nous pensons là entre autre à Florent qui sur plus de huit années nous a amené à sans cesse repenser les projets que nous mettions en place avec lui et avec son adhésion bien sûr puisque tout à tour ces projets étaient mis en échec. Mais nous pouvons aussi parler des réunions du mercredi qui réunissent patients et équipe soignante (où nous parlons entre autre de la vie institutionnelle) et dont nous avons déjà modifié le principe afin que chacun continue d’y trouver sa place et un attrait.

CONCLUSION

- « La période ouverte par la Révolution française - écrit Françis Fukuyama politologue américain qui a écrit La fin de l’histoire et le dernier homme et cité par Michéa - a vu fleurir diverses doctrines qui souhaitaient triompher des limites de la nature humaine en créant un nouveau type d’être. L’échec de ces expériences, à la fin du XXème siècle, nous a montré les limites du constructivisme social. Il se pourrait bien que les outils des constructionnistes sociaux du siècle, depuis la socialisation en bas âge en passant par la psychanalyse, aient été par trop grossiers pour modifier en profondeur le substrat naturel du comportement humain. Le caractère ouvert des sciences contemporaines de la nature nous permet de supputer que la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d’accomplir ce que les spécialistes d’ingénierie sociale n’ont pas réussi à faire. » !!!
- La croissance fougueuse des « nouvelles connaissances » issues des neurosciences par exemple (qui nous apportent des preuves nouvelles de choses qui n’ont rien de nouveau ! = double pensée) et le vieillissement non moins rapide des « anciennes » (comme la psychothérapie institutionnelle) se combinent pour produire de l’ignorance humaine et pour produire un monde où seul compte le fait de modifier les choses, de les maintenir en mouvement (pour survivre sur une fine couche de glace il faut patiner vite !)
- Tosquelles « l’homme n’est pas un animal qui vit dans un milieu. Il convertit le milieu en monde et c’est cette re-création qui lui permet d’échapper au dilemme existant entre s’adapter ou périr. L’homme est d’autant plus homme qu’il est chaque fois moins un être de la nature, pour devenir par contre et dialectiquement le produit de son propre artifice. On doit à cette vie artificielle qui constitue un monde ce qu’on appelle parfois l’être culturel. Ce monde de culture, c’est le monde dans lequel agit le psychiatre et c’est pourquoi il ne peut pas être un zoothérapeute ou un vétérinaire ». Il s’agit donc pour nous de créer du commun, des espaces où la temporalité des soignants et des malades se rencontrent, où la relation humaine devienne possible alors qu’elle est/était persécutante, interdite, destructrice, pour que les personnes qui se trouvent là ensemble inventent un autre moyen, aussi infime et local soit-il, de réinventer le monde (au sens donc de Tosquelles), d’ouvrir le champ des possibles pour que de l’imprévu advienne, pour que la vie vaille la peine d’être vécue …