Carnet de bord, FERTANS 9-10-11 Juin 2017

Sur les sentiers qui bifurquent

, par Joachim Dupuis


Le titre peut sembler énigmatique. Mais c’est une manière très borgésienne de décrire ce qu’est un week-end à Fertans. En l’absence de thème, je me suis concentré sur l’essence même de ce que Fertans nous fait, fait à chacun. Ayant fait plusieurs week-ends, ce qui m’est apparu, c’est que ce week-end du 9-11 juin avait une couleur, une densité particulière. Le week-end, c’est un moment chaleureux, où les trajectoires de chacun se répondent, et donnent lieu à de nouveaux chemins. Ici ça bifurquait sans cesse !
Les exposés notamment de ce week-end ont parfaitement répondu à cette logique de la bifurcation. Que ce soit l’exposé en forme de fugue de Den qui nous a fait croiser des chemins multiples concernant la question noire : c’est un large spectre de couleurs et d’intensités que Den nous a fait vivre (trajectoires de la colonisation, de l’esclave moderne, de la mémoire oubliée ou niée par certains descendants d’esclaves jusqu’aux formes d’émancipation comme le marronnage, comme contre-conduite d’un système esclavagiste et colonial ) ; que ce soit l’exposé en forme de voyage de Bazin-Vollaire (nom de scène) qui nous a permis de questionner l’immolation en Bulgarie comme forme politique de protestation ou de contestation, voire comme conduite de désespoir, à travers un échange entre les conférenciers et les photographies de Philippe ; que ce soit mon exposé qui n’a pas cessé de passer de film en film pour repérer dans les chemins de la monstruosité les types de forme de mort biologique qui explose dans le cinéma (les bombes qu’invente le cinéma servent de vecteur de la démocratie).
Ces chemins différents bifurquent et se rejoignent sur certains points, comme pratiques sur le terrain : le plébéien c’est celui qui est engagé sur des territoires que les pouvoirs investissent mais qui a la capacité de considérer les bannis, les exclus sans les ramener au regard du pouvoir. En ce sens, il faut être un peu borgésien dans le cœur pour ne pas trop vite refermer le parcours des uns et des autres. Le plébéien, c’est aussi celui qui accepte les multiples jeux de force de la vie, celui qui ne veut pas les soumettre à un ordre, à un seul chemin. Il veut toujours des sentiers qui bifurquent.

Il est donc naturel que je bifurque sur le chemin sur lequel on m’attend, et qui ne sera pas forcément un compte-rendu. N’ayant pas l’âme panoptique, mais pirate, ce ne sont que de petites bribes qui me sont revenues ; l’essentiel est de l’ordre de l’affect, de sensation, d’émotions.

VENDREDI

Le train de l’ennui

Venir à Fertans nécessite de prendre, pour celui qui vient du Nord, trois trains. C’est déjà tout un périple en soi !
Autant vous dire que le moment le plus pénible du voyage n’a pas été celui où je me suis retrouvé en compagnie d’une jolie femme, aux jambes superbes, et tout sourire. Son numéro de billet indiquait qu’elle devait se placer à mes côtés. Je n’ai pas bien sûr pas objecté. Ouvrant son portable, j’ai pu comprendre qu’elle était une chercheuse, en physique, et qu’elle allait certainement rejoindre un colloque.
Puis le train s’est arrêté, et chaque particule de mon corps s’est détaché du siège et du trajet pour courir au prochain train.
Le moment pénible est venu très vite : à peine le train commençait-il à avancer (à moins que ce soit d’abord le train d’à côté qui bougeait, physiquement je ne saurais dire), qu’un homme d’allure sévère s’est assis à côté de moi, tenant respectueusement à la main un livre de Macron à la main. Livre qui me semblait tout un programme. Il s’est mis à me demander si je pouvais le prendre en photo, avec son appareil (était-ce pour justifier son déplacement ? Était-ce par narcissisme ? Je ne saurai jamais). Après m’être exécuté, la parole s’est libérée. Il a commencé à jouer l’élu en campagne, ou l’élu de la campagne (qui sait comment procède un élu quand on ne les côtoie pas ?), il me questionnait, et après quelques réponses destinés à l’endormir, ce qui n’a pas réussi, il a cru que j’étais mélenchoniste, ce à quoi j’ai répondu que j’étais en dehors des partis, ni au dessus, ni en dessous, etc.
Il voulait connaître mon orientation politique, n’intégrant pas mon idée d’être en dehors de l’échiquier, et surtout évidemment il voulait montrer qu’il était impliqué à L’UDI, à Montreuil : il était clairement en représentation, dans un geste de campagne. Il jouait les politiciens : c’était affligeant ! L’engagement « politicien », selon lui, était l’unique voie pour éduquer et pour aider l’humanité. Le plus dur pour moi fut de me le coltiner jusque dans le second train, sachant qu’il avait des problèmes de touche avec son portable, je ne pouvais même pas le laisser à ses idées. Je suis mauvaise langue, mais j’étais fatigué, comprenez-bien...

J’arrivais à Besançon, épuisé totalement par tant de palabres politiciennes, et Estelle me prit en voiture, la conversation tourna politique, j’avais été contaminé par ce passager, comme dans Dernier Train pour Busan. Et gentiment, Estelle a supporté mon devenir-flaubertien (c’est-à-dire ennuyeux). Je finis au bout d’un moment par changer de sujet, nous arrivâmes quelques minutes plus tard.

Sur le chemin nous ne trouvâmes pas les cigarettes pour Orgest.

Le festin

Il était presque 22h quand nous arrivâmes à vrai dire. A notre arrivée, embrassades, serrages de mains, prises de nouvelles des amis, timidité avec ceux que je ne connaissais pas ou très peu. Nous n’étions pas 500, comme les élus de Macron, mais une bonne quinzaine. Ce qui est déjà pas mal ! Chaque week-end Fertans est l’occasion de retrouver des amis ou de s’en faire.

Le repas a commencé par un long apéro, dans la bonne humeur, avant d’entamer un jambon persillée accompagné d’une ratatouille succulente. C’était très bon, un festin, tout le monde s’est régalé. J’avoue que j’ai commencé à angoisser quand on m’a désigné comme « conteur du week-end ». N’ayant pas l’impression d’avoir un quelconque talent d’écrivain, je me suis un peu replié sur moi, donc, et j’ai mouliné du ciboulot... et j’avais beau faire, ce premier soir, je ne m’étais pas remis tout à fait de ce passage à débat du train, et en apprenant que j’étais l’élu, un élu à mon tour, je me suis dit que je n’en finirai pas avec la représentation. Fort heureusement, je n’avais pas songé à ce moment-là à mon élection judaïque, ce qui m’aurait donné un complexe de plus !

C’est qu’il y a une coutume à Fertans : il faut désigner celui qui va rendre compte du carnet de bord. Le choix se fait à un moment donné, cela peut être à table ou au moment d’une discussion. L’élu ne peut refuser. Ou il ne joue pas le jeu. Cela oblige le choisi, dès qu’il le sait, à être la mémoire de tout ce qui se passe entre les présents. On l’attend au tournant. On ne sait pas s’il y aura des représailles. C’est un exercice obligé. Évidemment, tout est une question de style. Le but surtout c’est d’éviter de faire du Flaubert. D’ennuyer pour le dire clairement (encore que Madame Bovary est un chef d’œuvre).
En général, il y a un thème proposé pour le week-end, et le désigné sait qu’il pourrait bricoler son texte en fonction du thème, un peu comme un compositeur de film développe son thème à partir des recommandations du réalisateur, du producteur et aussi de l’ambiance du film. Je me dis que je devais attendre pour décider du titre que l’ensemble des exposés se soit déroulé.

Je reviens au repas. Il y eut quelques échanges, ce dont je me souviens, c’est l’évocation de Giorgio Passerone par Christiane. Christiane nous raconta que ce prof d’italien de Lille 3 avait été chargé de faire la synthèse des conférences d’une journée d’étude, et que c’est le mon de Dieu qui était pour lui le point de résonance de tous les participants. Dieu ou Passerone (Deus sive Passerone), c’était un des nombreux sentiers de cette soirée, c’était le sentier de Damas ; le Dieu Passerone reviendra plusieurs fois dans le week-end comme un mot d’esprit.

SAMEDI

Deuxième jour. Tôt le matin je me lève et j’observe la belle cuisine du gîte et je me promène, tout en relisant mes notes de conférence car je suis de nature stressé. Puis une bonne heure après, Philippe Bazin arrive et prépare le café, s’installe dehors, je l’accompagne, il me raconte sa vie dans le Nord, me fait part du cadre agréable de sa belle maison, avec beaucoup d’espace, évoque son passé de professeur à Valenciennes. Puis tout le monde se lève et déjeune, fume, profite des beaux rayons de soleil.

Exposé du matin

Le premier exposé est le mien. Je développe comme à mon habitude mes idées sans recourir à un texte écrit. C’est une vieille habitude de prof. Mon propos porte sur les Blockbusters au cinéma. Mon but est de sortir d’un point de vue strictement économique pour mettre l’accent à la place sur les aspects biopolitiques du cinéma. Cela veut dire que le cinéma adopte une stratégie militaire, invente ses propres bombes à l’instar de la propagande de guerre de la Seconde Guerre Mondiale.
Le débat qui suit est très intéressant. Je retiens les très bonnes idées d’Aurore, de Den et de Romuald. Un malentendu, aussi, se fait jour avec Christiane et Philippe Bazin, qui pensent que mon exposé n’est pas politique. Il faut dire que je me suis livré à des analyses filmiques et que j’ai laissé un peu de côté une partie de mon exposé faute de temps. Ce malentendu me fait songer à écrire un livre sur la question et montrer le caractère éminemment politique de ma démarche. Du moins les exemples proposés ont fasciné l’auditoire (notamment les enfants d’Orgest et de Judith) ; c’est déjà ça !

Le repas du midi

Un paysan-vilain, ainsi se nomme-t-il, s’invite à notre table. Il est très sympathique. Beaucoup de discussions ont lieu, notamment sur l’esclavage mais la table est longue et il est difficile, dans un espace non surveillé, de savoir tout ce qui se dit et tout ce qui fait débat. Je saisis au vol quand même un point qui bourdonne. Une polémique entre Orgest et Christiane a lieu à propos d’une affaire qui a tourmenté Ici et Ailleurs. Côté repas, c’est du riz et du poulet basquaise, si mes papilles ne me trompent pas. Tout se passe dans la joie et la bonne humeur. Ma belle est aussi très présente, elle me réclame du poulet.

Après le repas, les enfants de Judith et d’Orgest ont pu se régaler devant le film Les Gremlins.

Exposés de l’après midi

Le second exposé fut un exposé sur le thème du « spectre de la couleur ».

Den nous épate avec un texte composé comme une fugue, mettant en scène des voix, des chansons, des images de documentaires, entrecoupés de textes très divers de sa composition. Le spectre de la couleur, un prisme en décomposition de différents points de vue sur la question noire, de l’émancipation revendiquée au déni. Ce qui impressionna surtout l’auditoire, c’est cette manière de monter l’image, le son, les voix. Den a un sens très fort de l’oralité. La fugue, c’est la fuite et c’est aussi la forme musicale, comme il nous le rappelle. Son exposé a su aller dans de nombreuses directions qui se répondaient et se connectaient ensemble comme un tout, c’était comme une partition baroque. Den a un vrai talent de conteur, il a montré avec une grande force et habilité comment le capitalisme s’appuie encore sur un esclavage massif des Noirs (notamment aux USA), comment les descendants d’esclaves oublient parfois par une sorte d’ironie de l’histoire la condition d’enchaînés qui a été celle de leurs aînés, comment les Marrons ont inventé un dispositif de lutte face aux colons. J’ai été sensible à son texte sur la Jungle, mélange de dialogue et de récit, d’essai. Den a inventé une forme de lutte qui passe par le refus de suivre une forme d’exposé tout fait : c’est un plébéien au sens fort du terme artiste dont l’engagement a fait notre admiration.

L’exposé Bazin-Vollaire s’ouvre comme une pièce de théâtre, avec une double voix qui dialogue, pendant que sur un écran défile des photographies de lieux où se sont produites des immolations. L’exposé met bien en lumière les différents contextes où les immolations ont eu lieu. C’est comme un témoignage. Le mot enquête (au sens d’Hérodote) est prononcé. C’est surtout sur les sources que se concentrent les questions. Pour ma part, le titre du projet et aussi la diffusion du projet m’intéressent principalement et je les questionne à ce propos. Les photographies sont vraiment superbes, elles montrent la lumière, comme les traces d’événements : oui des petits lucioles pasoliniens.

Repas du soir

Les discussions se continuent d’abord à l’extérieur autour d’un verre puis à l’intérieur (repas). L’apéro (Ricard, Rhum, Kir et bretzels incroyablement bons) se fait sur des échanges entre petits groupes, je me souviens surtout de mes échanges avec Philippe.
Le repas commence : très vite, on sent naître une tonalité sexuelle. Beaucoup de choses se disent, mais je n’ai surtout retenu que deux choses croustillantes..

Cela commence avec la thématique du dos et du trou, c’est Philippe qui amorce les sujets. Evocation bien sûr de Trouer la Membrane. Philippe se désigne comme un expert de trous. S’agit-il d’un devenir-golfeur ? Ou de celui d’un poinçonneur ? C’est peut-être aussi une affaire de courbes et de topologie...toujours est-il que Philippe contamine une partie (Claude, Séverine, notamment) des présents, chacun tente de penser le trou ...et le dos.

A un moment, Judith enlève son pull, il faut dire que le feu de la cheminée diffusait déjà une certaine chaleur. Les yeux d’Orgest ne font qu’un tour, Philippe en fut témoin mais ne dit rien, Romu lui en profite pour insister sur l’événement. Très clairement, nous ne nous étendrons pas sur les raisons de cet « effet », et sur ce que chacun a pu voir ou éprouver. Judith a eu un effet blockbuster !

DIMANCHE

Dernier jour. Le réveil fut très matinal pour moi, debout deux heures avant tout le monde. Les préparatifs du départ sont de rigueur. Tout le monde se salue au petit déjeuner. Puis chacun s’apprête à partir. Je reste songeur : quel titre choisir ? Je passe le petit déjeuner à méditer.

Nous avions trois exposés (dont le mien). Ma première idée était de suggérer l’idée de hors série. Mais il faut bien convenir que même un hors-série peut avoir un thème. Une espèce de fil se dessine entre les exposés. C’est celui de travail sur le terrain et la recherche d’une espèce de corps à corps avec les habitants du milieu. C’est l’idée d’Aurore : on doit avoir un certain rapport au corps, une assise avec la terre, un milieu, où « on flotte », façon Gravity. Le plébéien est celui qui va sur le terrain, qui ne reste pas dans sa bibliothèque comme un rat, le plébéien n’a pas qu’un seul territoire, il nomadise, se confronte à l’altérité sans la réduire à l’idée qu’il en a de manière préconçue.
L’idée me vint donc que le plébéien c’est celui qui marche sur des chemins qui bifurquent : il n’est jamais en circuit fermé, il n’est pas dans un habitacle sans force gravitationnelle, programmé pour faire des expériences déjà réglementés, comme Thomas Pequet ; il n’est pas un chevalier du ciel ou de l’espace, il ne veut pas renseigner l’État, les militaires, il est là pour capter ce qui se trame dans un milieu, il est là pour redonner du sens à des vies qu’on veut réduire au silence...C’est la force des week-ends de Fertans que de nous mettre sans cesse sur des chemins nouveaux, de nouvelles voies d’amitié et d’émancipation.
Merci à Philippe et Estelle, sans qui tout cela n’aurait pas été possible !