Demain ? La voie écoféministe

, par Cédric Cagnat


Le texte suivant est la version écrite d’une participation à la rencontre « Demain », organisée par l’association La Nouvelle Féminité, le 9 mars 2024, à Gujan-Mestras (Gironde). Je remercie Angélique Danède et Sophie Baronti pour leur invitation.

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Il ne m’a pas fallu chercher bien longtemps pour trouver un titre à mon petit exposé, puisque le beau mot, si chargé de sens, qui constitue le thème de notre rencontre – « Demain » – m’est apparu d’emblée comme recelant un certain nombre de problématiques non seulement des plus actuelles et urgentes, mais directement liées à quelques-uns des aspects les plus stimulants des mouvements féministes et de leurs élaborations théoriques, d’hier comme d’aujourd’hui.

Vous aurez sans doute remarqué, toutefois, que j’ai fait suivre ce mot d’un signe de ponctuation d’apparence anodine : la nuance d’un point d’interrogation. C’est à partir de cette nuance que je souhaiterais amorcer les réflexions qui vont suivre.

Ce que nous appelons l’ « avenir » a toujours été marqué par un coefficient d’incertitude : « Nous ne savons jamais vraiment de quoi demain sera fait. » Chacune, chacun de nous connaît ce lieu commun, sous l’une ou l’autre de ses variantes, pour l’avoir entendu et peut-être formulé soi-même, et nous l’employons volontiers aussi bien en parlant de nos existences individuelles que du devenir plus général de la communauté à laquelle nous appartenons.

Néanmoins, il n’y a que dans notre présent, si on le confronte aux autres époques de l’histoire occidentale, que ce lieu commun s’est en quelque sorte intensifié et déplacé : l’incertitude portait sur le contenu de notre futur, sur ce qui était voué à advenir.

ill. 1 : A ne s’en tenir qu’à la périodisation conventionnelle et très schématique de l’histoire des civilisations occidentales, si l’on excepte les anciens Grecs, pour lesquels la question de l’avenir au sens où nous l’entendons ne pouvait se poser en raison de leur conception circulaire du temps, le trait commun aux différentes époques qui leur succèdent, jusqu’au milieu du XXe siècle, se résume dans la croyance que le dénouement des tribulations humaines, par-delà les disputes ou les doutes quant à la forme exacte qu’il prendra, débouchera sur l’établissement d’une situation générale soustraite aux tragédies et aux souffrances qui l’auront préparée, et au sein de laquelle toutes les oppositions et contradictions seront enfin résolues. Autrement dit, le postulat qui a longtemps maintenu l’humanité dans un état d’espérance plus ou moins nébuleux – qu’il ait été fondé sur la confiance dans le déploiement d’une Providence divine, ou dans les effets conjugués des vertus de l’économie de marché et du progrès des sciences prolongées par leurs applications techniques – se formulerait ainsi : « Demain sera meilleur qu’aujourd’hui ».

Le point d’interrogation, à présent, ne porte plus, ou plus seulement, sur ce que sera notre avenir, mais sur le présupposé même qu’il est évident que nous en avons un. Pour la première fois, nous sommes placés dans la situation d’envisager la possibilité que « demain » pourrait ne plus offrir les conditions requises pour que quelque chose comme un habitat humain soit encore viable et que, par conséquent, l’espèce à laquelle nous appartenons puisse continuer de se perpétuer.

Les circonstances inquiétantes et les sombres perspectives que je me contente d’esquisser ici ne sont pas imputables à un pessimisme outrancier, ni à un goût particulier pour les prophéties de malheur. Toutes et tous, dans cette assemblée, sans avoir besoin d’être précisément informé-e-s des prévisions alarmantes et unanimes de la communauté scientifique mondiale, avons pu ressentir directement, à même nos corps, depuis que les canicules estivales se succèdent avec une régularité d’horloge, les effets des bouleversements climatiques en cours, qui sont au stade de leurs prémisses et malheureusement voués à s’intensifier au fil du temps – vous, plus que d’autres sans doute, qui avez vécu il y a peu, à l’instar des populations de certaines régions d’Australie et d’Amérique du Nord, l’épreuve de gigantesques incendies de forêts, et des déplacements provisoires de résidents plus ou moins proches de la dune du Pilat, que cette catastrophe écologique a occasionnés.

Mais, objecterez-vous peut-être, quels liens peuvent bien entretenir les enjeux du féminisme avec cette situation inédite ? Eh bien, je voudrais montrer que la crise environnementale à laquelle nous sommes et serons toutes et tous confronté-e-s concerne directement, et au plus haut point, les questions d’inégalité femmes-hommes, de stéréotypes de genre et de violences sexistes.

Car il ne faut pas s’y tromper, dans une période de crise et de tensions sociales comme celle qui s’annonce, le cours des choses est toujours placé face à une alternative :

-  soit les principes qui régissent habituellement les rapports sociaux, demeurant livrés à eux-mêmes, tendent à s’exacerber. Dans ce premier cas, ce sont les catégories les plus reléguées, les plus fragilisées, les plus exploitées, qui sont vouées à subir, d’une façon plus implacable et sévère encore, les processus de domination et les structures de pouvoir ordinaires – je pense bien entendu aux populations du Sud global, aux individus racisés exilés au Nord, aux descendantes et descendants des anciennes colonies européennes discriminé-e-s et ghettoïsé-e-s depuis plusieurs générations, aux plus économiquement démunis, à celles et ceux dont l’orientation sexuelle n’a pas l’heur de correspondre aux normes majoritaires, mais aussi aux autres existants que la culture occidentale moderne a placés arbitrairement au bas de l’échelle de ses valeurs, les animaux, les enfants, et évidemment, en tout premier lieu, les femmes. Les mouvements féministes ont donc toute leur place dans les débats écologiques auxquels l’espace public se consacre aujourd’hui en vue de contrecarrer les pires scénarios de ce que pourrait être « demain » ;

-  soit, dans le second cas, par l’anticipation des dangers auxquels elle aura à faire face, la société tente d’inventer de nouveaux modes d’organisation susceptibles d’atténuer les effets délétères des ébranlements à venir. L’horizon inquiétant qui se profile devient alors l’occasion de repenser l’Histoire et les conditions présentes qui en ont résulté, afin non seulement d’identifier l’origine des maux qui nous affectent, mais d’infléchir et réorienter le cours de cette Histoire, en direction d’une communauté des vivants plus juste, enfin viable, où se substitueraient à la concurrence des classes, des races et des genres, à la domination et à l’exploitation dévastatrice de la nature, le règne joyeux de la solidarité et de l’entraide, de la frugalité, de la convivialité et de la considération éthique élargie à l’ensemble des êtres non-humains avec lesquels nous partageons la même « arche-originaire Terre » (Husserl).

C’est précisément en réexaminant l’histoire de la modernité occidentale, à la lumière des défis à la fois écologiques et féministes qui interpellent notre présent, que nous aboutissons à une thèse qui peut paraître à première vue contre-intuitive, mais dont la formulation est toute simple : la domination de la nature et la domination des femmes ont une origine commune. Ce qui a pour conséquence que la résolution des problématiques environnementales actuelles ne pourra faire l’économie d’une mutation radicale de la manière dont les sociétés modernes ont structuré les rapports hommes/femmes et que, symétriquement, la réalisation des revendications féministes quant à l’égalité des genres et à la participation réelle des femmes à l’organisation de la marche du monde est une condition indispensable à la possibilité qu’un « demain » vivable puisse avoir lieu.

Où se situe donc cette « origine commune » ?

ill. 2 : Descartes, formulation du rapport technoscientifique à la nature.

Il est toujours forcément aussi arbitraire qu’artificiel de situer le point de commencement d’une époque nouvelle. Les métamorphoses historiques se préparent souvent de façon plus ou moins obscure, dans l’ordre de la pensée comme dans celui des pratiques, bien avant que leurs effets, parvenus à leur plein déploiement, circonscrivent enfin clairement les contours d’une formation culturelle inédite. Et de fait, René Descartes, à qui j’ai choisi très classiquement d’attribuer le rôle de figure emblématique dans l’avènement du rapport moderne à la nature, peut tout à fait être considéré également comme l’aboutissement des transformations de tous ordres ayant marqué les deux siècles qui le précèdent. Pour s’en tenir au seul domaine des sciences, Descartes est l’héritier de la révolution épistémologique inaugurée par le modèle héliocentrique de Copernic et prolongée par la radicale redéfinition galiléenne de la nature, désormais « écrite en langage mathématique ». C’est sur cette base astronomique et physique renouvelée que le Discours de la méthode énonce le programme dont la civilisation technoscientifique qui règnera par la suite sans partage en Occident constitue l’application fidèle et entêtée.

La techno-science, c’est bien l’enrégimentement des connaissances scientifiques fondamentales au service de leurs applications techniques, orienté par une rationalité strictement instrumentale, et rendu possible par un rapport à la nature placé sous le signe de la maîtrise et de la possession. Les savoirs, débarrassés de leur antique vocation contemplative désintéressée, comme de leur fonction théologique d’élucidation des signes que la sagesse du Créateur a disséminés dans sa création, deviennent alors les instruments destinés à exercer le pouvoir que l’homme s’est arrogé sur l’ensemble des réalités matérielles ou vivantes qui peuplent son environnement. Reléguée au rang de pur mécanisme inerte, de ressource morte, la nature est mise à la question, c’est-à-dire littéralement torturée, sans qu’aucune limite vienne brider l’entreprise d’en extirper tous les avantages susceptibles de répondre aux seuls intérêts et bon plaisir humains. Tout est permis à l’égard de cette propriété exclusive de l’homme : domination, exploitation, extraction sans frein, pour peu qu’elles servent le rêve occidental de la production et de la croissance infinies.

Cette relation d’opposition à la nature, faite d’accaparements invasifs, d’antagonismes défiants et avides – les forces naturelles ayant toujours été considérées comme une menace potentielle, les nouveaux moyens offerts par la science permettront non seulement de les dompter, mais d’en tirer le meilleur parti – va bien entendu redéfinir la structure des sociétés occidentales, en les faisant entrer dans l’ère de la techno-industrie, ce « Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée » (Hans Jonas), mais aussi infléchir le sens d’un ensemble de symboles anciens que vient contaminer la reconfiguration culturelle moderne.

ill. 3 : Ernest Barrias, La nature se dévoilant à la science, 1899.

Parmi ces symboles, l’allégorisation de la nature sous les traits de la figure féminine est bien connue. La statue de Barrias n’en est qu’un exemple parmi bien d’autres. Cette œuvre manifeste encore la confiante sérénité avec laquelle la communauté des savants, des philosophes, des artistes de l’époque envisageait le paradigme cartésien-newtonien dont la puissance et la solidité conduiraient, sans doute possible, à la mise à nu intégrale des lois de la physique, et conséquemment à leur mobilisation dans la réalisation définitive du rêve progressiste, positiviste et scientiste d’une organisation enfin rationnelle des sociétés humaines. Toutefois, cette confiance et cette sérénité, que l’artiste projette, dans une sorte d’inversion du sujet et de l’objet, sur l’attitude de la femme-nature, euphémise radicalement la violence intrusive contenue dans le projet cartésien de maîtrise et de possession. Le titre de l’œuvre lui-même attribue l’initiative du dévoilement à la nature/femme-objet, à laquelle l’expérimentation scientifique a plutôt coutume d’arracher ses voiles – comme, soit dit en passant, le violeur a si souvent tendance à imputer aux prétendues provocations de sa victime la commission de son crime.

Mais le point décisif réside ici dans le fait que la sculpture de Barrias donne à voir en toute clarté la place que le « Grand Partage » opéré par la modernité assigne au féminin.

ill. 4 : Le projet de maîtrise et de possession énoncé par Descartes établit une césure générale entre le sujet-homme et la nature-objet, puis se décline logiquement en une série d’oppositions binaires, elles aussi d’essence hiérarchique, parmi lesquelles figure la dualité des genres, qui n’est bien entendu pas nouvelle, mais qui se réagence en revêtant des significations stéréotypiques conformes à la reconfiguration normative moderne.

Seul être à posséder une âme qui fait de lui un sujet pensant, l’homme est confronté à la « chose étendue », l’espace matériel dont il s’autoproclame le propriétaire. Destiné à en pénétrer toutes les lois et tous les secrets, il n’y voit qu’un ensemble de mécanismes régissant les mouvements et les figures des objets inanimés comme des êtres vivants – voir le fameux « animal-machine » – sur lesquels il lui est loisible d’exercer son pouvoir afin d’en user à son avantage et bénéfice.

Dans la maîtrise de ce savoir prolongé en pouvoir s’atteste la condition civilisée de l’homme. Cette dernière consolide non seulement la frontière étanche séparant l’exception humaine de l’animalité, mais vient conforter, conceptuellement, la légitimité de l’entreprise génocidaire, qui dure depuis déjà presque deux siècles, contre les « sauvages » du « Nouveau Monde », tout en préparant l’imminent essor du commerce triangulaire et les autres exactions coloniales à venir.

Alors que la civilisation se définit, comme le suffixe de son nom l’indique, par son caractère processuel, inscrit sur une ligne temporelle cumulative (cf. ill. 1), tout ce qui se situe de l’autre côté de la césure est déprécié en tant qu’assujetti aux conditionnements de la nature et soumis à la temporalité circulaire du physico-biologique : animal rivé à ses instincts, peuples nus et anthropophages « sans histoire », femmes rappelées sans cesse à leur condition de nature par la contrainte de leur cycle menstruel.

Il apparaît ainsi clairement que, dans ce Grand Partage qui l’oppose à la nature, l’ « homme » dit générique ne relève en rien de la synecdoque maladroite destinée à embrasser l’espèce humaine dans son entier, sexes et genres confondus. C’est bien de l’ « homme » en son acception partitive qu’il s’agit : du mâle, de l’homme masculin et – subsidiairement, pour prolonger les considérations précédentes – occidental, c’est-à-dire : blanc.

C’est sur la base de ce petit partage dans le grand que l’inventaire de l’essentialisation des genres pourrait se décliner sans fin. Je schématise, la connaissance de ces stéréotypes nous étant devenue familière :

-  activité / passivité. Le pôle actif de l’existence est réservé au masculin, quel que soit le domaine considéré : les évolutions et les péripéties historiques, l’ensemble des pratiques culturelles – science, arts, techniques, etc. –, et bien entendu le politique, la participation éventuelle des femmes dans tous ces domaines ayant été soit invisibilisée par les reconstructions historiographiques officielles, soit concrètement empêchée en raison de la position sociale subalterne qui leur était imposée. Il n’est pas jusqu’à la sphère de la sexualité et du discours savant sur la procréation qui ne soit imprégnée de cette dichotomie actif/passif : la conception courante de l’acte sexuel, comme les différentes verbalisations par lesquelles on a coutume de le décrire s’enracinent dans la dualité fondamentale du pénétrer/être pénétrée ; et pendant longtemps, le savoir médical a attribué exclusivement au mâle le rôle actif dans la reproduction sexuée.

-  extériorité / intériorité. L’individu masculin est celui qui sort du foyer, tandis que son épouse y demeure, naturellement destinée à en prendre soin. Il sort pour contribuer à la marche du monde et aux progrès de la civilisation, son lieu de prédilection étant la place publique où il peut exercer sa vocation de citoyen actif. Du point de vue psychique et comportemental, la norme masculine exige un habitus tout entier tourné vers le dehors. Pour intervenir sur le cours des choses, l’homme doit quitter le refuge familial privé et exprimer sa volonté au sein des assemblées formées d’autres hommes, cependant qu’est valorisée chez la femme une attitude de retrait, faite de discrétion, d’introversion, d’obéissance, et consacrée à l’entretien de l’espace intérieur.

-  conquête-guerre / reproduction. L’activité politique de l’homme est appelée à se prolonger dans des entreprises de conquête. D’abord à l’égard de la nature, perçue comme son antagoniste, qu’il doit domestiquer et dont il doit tirer les ressources nécessaires à l’accomplissement de son obsession productiviste. Lorsque ces ressources viennent à se raréfier, il s’agit pour lui d’en trouver ailleurs et de s’en emparer, par la conquête de nouveaux territoires et la guerre menée contre d’autres peuples. Les valeurs propres à la masculinité se complètent ici de celles qui définissent la notion de virilité. L’homme viril, conquérant et guerrier, garantit le caractère cumulatif de l’histoire humaine inscrite dans une temporalité linéaire, la femme assurant quant à elle, par l’enfantement, la perpétuation du cycle biologique de l’espèce et l’éternel renouvellement des générations.

-  raison / émotion. Progrès des savoirs et des techniques, organisation politique, production et croissance économique, conflits guerriers – tout cela est rendu possible par la mise en œuvre de la faculté rationnelle qui détermine les fins humaines et les moyens d’y parvenir. A l’écart de ces péripéties historiques, les femmes restent gouvernées par une propension à l’émotivité qui est la marque de leur proximité avec la nature et de la prééminence en elles des déterminations corporelles. Cette carence en rationalité a longtemps joué un rôle de justification dans l’interdiction faite aux femmes de participer aux processus démocratiques. Et il faut rappeler que, dans le domaine de la médecine psychiatrique, l’hystérie, considérée comme une manifestation émotive poussée à un degré d’intensité pathologique, était une affection exclusivement féminine, dont le nom tire son origine de l’hyster grec, que traduit en français le terme « utérus ».

Non exhaustif, ce bref inventaire est toutefois suffisant pour en venir à présent à l’exposé des thèses écoféministes. Sur leur versant écologique, elles vont consister à prendre au sérieux la manière dont cette série de stéréotypes rend compte de la confiscation du pouvoir-agir par la moitié masculine de l’humanité. Si ce sont bien les hommes, à l’exclusion des femmes, qui ont été aux commandes de l’histoire, c’est donc à eux que doivent être imputées les pratiques de domination, d’exploitation, de surproduction, tout autant que leurs conséquences désastreuses sur l’état présent du monde. Sur leur versant féministe, elles vont s’attacher à démontrer que ces pratiques ne relèvent en rien d’une prétendue essence masculine, nécessairement et éternellement déterminée, mais d’une construction sociale contingente, arbitrairement placée au sommet de la hiérarchie des valeurs, et par là-même susceptible de s’exposer aux mutations politiques indispensables qui pourront seules préserver les humains et les autres vivants de la catastrophe définitive.

ill. 5 : Françoise D’Eaubonne

C’est à l’écrivaine et militante Françoise D’Eaubonne (1920-2005) que l’on doit l’invention du terme « éco-féminisme », dans son ouvrage Le féminisme ou la mort, publié en 1974. A cette date, elle est déjà imprégnée depuis longtemps de la pensée de Simone de Beauvoir, dont elle a découvert avec enthousiasme Le deuxième sexe dès sa parution, en 1949, et vient sans doute de prendre connaissance du « Rapport Meadows », Les limites écologiques à la croissance – porté à la connaissance du public en 1972 –, premier état des lieux scientifique des effets délétères de la civilisation thermo-industrielle, ancêtre des actuels « Rapports du GIEC », qui eut l’effet d’une déflagration apocalyptique dans le ciel sans nuage du productivisme capitaliste et donna son impulsion première à l’émergence de l’écologie politique. L’écoféminisme résultera de la synthèse de ces deux sources.

On ne naît ni femme ni homme, on le devient. L’ethnologue Margaret Mead, dès 1935, inaugure ce qui deviendra les « études de genre » avec la publication de son étude de terrain : Mœurs et sexualité en Océanie, auquel le féminisme existentialiste de Simone de Beauvoir empruntera beaucoup. Mead y étudie les « traits caractéristiques que trois tribus assignent à la personnalité de chaque sexe ». Chez les Arapesh, hommes et femmes présentent dans leurs comportements ce que Mead décrit comme des « traits maternels » : « Garçons et filles apprennent, dès le plus jeune âge, à acquérir le sens de la solidarité, à éviter les attitudes agressives, à porter attention aux besoins et désirs d’autrui ». A l’inverse, chez les Mundugumor, les deux sexes font montre d’un « tempérament brutal, agressif, d’une sexualité exigeante : rien, chez eux, de tendre et de maternel. » Dans ces deux tribus, la distinction comportementale des genres que le Grand Partage occidental a naturalisé est inexistant : « L’idéal arapesh est celui d’un homme doux et sensible, marié à une femme également douce et sensible. Pour les Mundugumor, c’est celui d’un homme violent et agressif marié à une femme tout aussi violente et agressive. » Dans la troisième tribu, les Chambuli, une différence entre les genres est bien instituée, mais elle offre l’ « image renversée de ce qui se passe dans notre société. La femme y est le partenaire dominant. Elle a la tête froide, et c’est elle qui mène la barque ; l’homme est, des deux, le moins capable et le plus émotif. » Conclusion : le sexe de l’individu ne détermine en aucune manière les attitudes stéréotypiques qu’il sera amené à adopter. Ces dernières participent donc non du sexe biologique, mais du genre, qui est le produit d’une socialisation particulière à un contexte culturel situé : « Il nous est maintenant permis d’affirmer que les traits de caractère que nous qualifions de masculins et féminins sont, de toute évidence, le résultat d’un conditionnement social. »

La dénaturalisation-désessentialisation de la dichotomie des sexes induite par l’élaboration de cette notion de genre et l’apparition du paradigme constructiviste amène Françoise D’Eaubonne à postuler une « bisexualité originelle », en deçà des configurations culturelles de la féminité et de la masculinité-virilité. C’est à partir de cette indétermination première que les valeurs masculines destructrices peuvent faire l’objet d’une transmutation, d’une réorientation vers les valeurs de vie féminines, dans la perspective d’une générale « féminisation de la planète ». Cette féminisation n’a bien entendu rien à voir avec un quelconque transfert de la maîtrise, de la possession et de la domination aux mains des femmes. Ce serait reconduire, à front renversé, la même essentialisation stéréotypique que l’écoféminisme entend mettre à bas. Il ne s’agit donc pas de la lutte d’un sexe contre l’autre, mais du dépassement d’un rapport d’opposition dont les effets ont jusqu’ici été socialement et écologiquement nocifs : « Avec une société enfin au féminin qui serait le non-pouvoir (et non le pouvoir-aux-femmes), l’être humain serait traité enfin d’abord en personne, et non avant toute chose en mâle ou femelle. Et la planète mise au féminin reverdirait pour tous. »

L’homme n’est pas le Masculin, qui a été socialement défini comme supérieur. La femme n’est pas le Féminin, qui a été attribué à un sexe considéré comme inférieur : masculinité et féminité sont des flux de puissance, des modes d’être qui circulent, et dont les personnes des deux sexes peuvent être sporadiquement traversés. Les sujets biologiquement mâles ou femelles sont traversés par des moments de vie, des segments d’existence tantôt masculins ou virils, tantôt féminins. La parentalité, par exemple, ou les rapports amoureux, peuvent être vécus par chacun-e, homme ou femme, sur ces deux modes, celui de la maîtrise et de la domination, ou celui de l’écoute, du décentrement et du souci de l’autre. Ou pour s’en tenir à des préoccupations d’actualité : si le phénomène systémique des féminicides peut s’interpréter à la lumière du sentiment de possession tout à fait classique que l’homme nourrit à l’égard de « sa » compagne ou de « sa » femme, l’ « emprise » qui pétrifie de jeunes impétrantes lorsque de vieux barbons adipeux, auréolés de leur prestige social, les agressent sexuellement procède d’une fascination toute masculine à l’égard du pouvoir, avec laquelle il est plus qu’urgent d’en finir.

Bref, l’écoféminisme, « en libérant la femme, libère l’humanité tout entière, à savoir, arrache le monde à l’homme d’aujourd’hui pour le transmettre à l’humanité de demain. »

Je ne peux que m’interrompre ici, en laissant résonner le mot qui nous a réuni-e-s aujourd’hui.

Cédric Cagnat

Bibliographie

Les citations de Françoise D’Eaubonne sont issues de l’anthologie critique de Caroline Goldblum, Françoise D’Eaubonne et l’écoféminisme, Le passager clandestin, 2019.

Ouvrages consultés

- Baptiste Lanaspeze, La nature, Anamosa, 2022.
- Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, 2010.
- Lynn T. White Jr, Les racines historiques de notre crise écologique, Puf, 2019 (1ère éd. 1967).

Sur l’écoféminisme

- Emilie Hache (éd.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Cambourakis, 2016.
- Catherine Larrère, L’écoféminisme, La Découverte, 2023.

Sur le « Grand Partage »

- Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
- Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Minuit, 1979.
- Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991.