Attention, libraires (dé)masqués

, par Le Bon la Brute et le Truand soit deux libraires et une éditrice


Après une tentative – qui a fait un gros flop – de Bruno Le Maire le 18 mars de rouvrir les librairies [1], la plupart des acteurs/actrices de la chaîne du livre ont admis que celles-ci resteraient fermées pour un certain temps. L’arrêté du 14 mars annonçait de toute façon une fermeture jusqu’au 15 avril.

Mais les semaines passant, de plus en plus de librairies se sont mis à proposer un système de retrait à la porte de la librairie, de livraison à domicile, etc. Et c’est au moment où une date de réouverture se précise, et que le gouvernement autorise le Click & Collect pour les librairies, sans risque pour les client·e·s d’avoir une amende de 135 euros, que la machine s’emballe. Tout le monde y va de son initiative : du distributeur qui propose de livrer directement chez eux/elles les client·e·s des librairies, au libraire qui propose de déposer le livre devant chez vous.

On peut aussi se poser la question du matériel sanitaire utilisé pour permettre ces démarches alors que les personnes qui travaillent dans les Ehpad ou dans les soins à domicile en manquent toujours.

Il est vrai que sans librairie, la chaîne du livre ne peut fonctionner et notamment ne peut faire rentrer de l’argent. Le ministre de la Culture n’a pas dit autre chose le 16 avril à la radio : « Les librairies sont le poumon économique de la chaîne du livre ». Pour autant on peut se poser la question des motivations ou des raisons qui poussent de plus en plus de libraires à s’activer partiellement au lieu d’agir dans le respect commun :

-  raisons financières. Mais objectivement, ces ventes sont infimes et ne représentent qu’une tout petite partie du chiffre d’affaire habituel ;

-  garder du lien « social » : mais en réalité, garder un lien à tout prix avec sa clientèle habituelle en lui donnant un livre vite fait via un « guichet sans contact » après une commande à distance ;

-  problème de stock : le diminuer (un tout petit peu) en prévision des centaines de nouveautés qui vont arriver à la réouverture (celles qui étaient programmées entre mi-mars et mi-mai) ;

-  faire concurrence à Amazon, qui continue de vendre des livres.

Si le soutien des lecteurs-lectrice et client·e·s aux libraires est touchant et sincère, la décision de réouverture ces jours-ci des librairies est désolante et démesurée : le gain est bien trop petit et le risque est trop grand. Être solidaires, c’est l’être avec tous les citoyen·ne·s, pas en premier lieu avec son comptoir.

Rien de très convainquant il me semble, pas plus que d’éventuelles pressions des maisons d’édition, des distributeurs alors qu’eux/elles aussi sont à l’arrêt.

À noter qu’en même temps que les librairies s’activent, Amazon ferme ses entrepôts pour quelques jours (mais pas ses markets place...) suite non pas aux beaux discours du gouvernement ou à la mobilisation de ces mêmes libraires mais beaucoup plus sûrement grâce à la mobilisation des salarié·e·s d’Amazon, des syndicats et des visites répétées de l’inspection du travail. Du coup le premier des arguments mis en avant à la mi-mars comme quoi il fallait rouvrir les librairies puisqu’Amazon continuait de vendre des livres ne tient plus vraiment.

Plongeons maintenant dans les déclarations de ceux qui appellent vertement à la réouverture des librairies. Le dénominateur commun de ces prises de position c’est le caractère vital, fondamental de leur démarche.

Ne pas rouvrir ce serait, au choix, (chacun se reconnaîtra…) la mort de la librairie indépendante, la mort des petits éditeurs, et la fin de leur grandiose contribution à l’émancipation intellectuelle du genre humain.

Certains en appellent à la résistance comme à d’autres « époques sombres et difficiles » (si si), crient à l’injustice de ne pouvoir vendre de livres ni d’exercer leur métier – et insultent en passant les libraires qui pensent autrement.

La fermeture des librairies aurait ainsi empêché de « transformer ce temps difficile de confinement en une période intense et privilégiée ». Les familles endeuillées, les centaines de milliers de personnes en première ligne et/ou obligées de travailler sans protection, les personnes qui n’ont pas de quoi manger et qui font la queue par centaines devant les lieux de distribution de nourriture apprécieront ce désir de légèreté, et cette insouciance.

Comme l’a si bien dit la librairie L’Ecume des pages [Facebook, 20 avril] « Si lire c’est résister, acheter ou vendre un livre ne fait pas de nous des résistants. »

Tout ça fleure bon la patrie en danger, qui va assez bien avec l’idée que nous sommes en guerre et qu’il faut en appeler à la mobilisation nationale. Les instits et les coiffeurs et les coiffeuses, le personnel de restauration (et aussi dans une version plus contrainte les réfugiée·e·s), mais qu’ils aillent dans les champs ramasser les fraises et les asperges ! Les libraires qui refusent de réintégrer leur lieux de travail, ces lâches, ces couards, qu’on les soumette à la vindicte publique (de celle qui dispose de capital culturel bien entendu…) !

Certains disaient dès la mi-mars [Le Point, 18 mars] qu’il était évident que les librairies ne pourraient pas fermer plus de quelques jours. Ça ne vous rappelle pas un certain ministre qui disait que les écoles ne fermeraient pas, quelques heures seulement avant que ne soit annoncée leur fermeture ? Comme quoi y’a pas qu’au gouvernement qu’on peut dire des âneries…

Certain·e·s aussi en appellent à la liberté et osent comparer leur confinement au quotidien des détenus en prison et évoquent le risque d’infidélité de leur clientèle si la fermeture des librairies est prolongée.

On trouve ici en partie les mêmes arguments que chez Amazon qui, tout en dissimulant la part très majoritaire de ce qui est non-essentiel dans les produits qu’elle expédie, justifie ses ventes comme un service rendu aux client·e·s confiné·e·s et désœuvré·e·s.

Il y a aussi la version « militante » qui explique qu’elle réamorce la vente par correspondance en accord avec les revendications des syndicats de la Poste, mais c’est omettre qu’une des revendications c’est justement d’arrêter l’acheminement de tout ce qui n’est véritablement pas indispensable (matériel médical, nourriture…). Ça doit faire plaisir au PDG de La Poste qui se vantait début avril qu’un nouveau record de volume de colis avait été franchi et disait qu’il fallait se fixer de nouveaux objectifs. Sans oublier que ce triste record a été obtenu grâce à une armée d’intérimaires et de sous-traitants [2] puisque, comme à Amazon et ailleurs, les salarié·e·s les moins précaires exercent massivement leur droit de retrait ou se mettent en arrêt maladie.

Étonnant, personne ne parle de rouvrir les bibliothèques. Pourtant en terme de diffusion et d’accès à la culture, y’a pas mieux ! En passant, si la réouverture des librairies était réellement une question de diffusion de la culture, (donc de) fournir des livres, il suffirait simplement de mettre à disposition gratuitement sur les pas de portes les services de presse qui s’entassent dans les réserves…

Étonnamment le SLF, le syndicat de la librairie française qui ne s’est jamais illustré dans la défense des petites mains qui travaillent en librairie – c’est de fait le syndicat des patrons de librairies – a durant cette crise affiché des positions correctes tout en demandant des aides financières et en accomplissant ses missions habituelles. Il s’est opposé à une réouverture à la mi-mars et demande un cadre et des moyens pour une réouverture à partir du 11 mai en n’omettant pas les questions sanitaires pour les employé·e·s et les client·e·s. Le communiqué du président du SLF du 17 avril a d’ailleurs incité certains de ses adhérent·e·s à afficher leur désaccord. [3]

Comme une évidence, les inégalités sociales (santé, économie…) resurgissent en temps de crise. Il en est de même pour cette pandémie concernant les librairies. Les petits commerces qui ont dû fermer depuis le 16 mars traversent une période très difficile, surtout ceux qui n’ont pas ou très peu de trésorerie qui permettrait de faire la transition pour payer les salaires, les loyers, les factures en attendant le versement des aides qui pour certains seront loin d’être suffisantes.

Livres Hebdo (LH) le magazine destiné aux professionnel·le·s du livre s’illustre particulièrement depuis de le début de la pandémie. C’est le principal organe d’expression, via son site internet, des partisans à tout crin de la réouverture le plus tôt possible des librairies. LH surnommé « La voix de son maître » est également réputé pour ignorer la plupart du temps les revendications et les luttes menées par les salarié·e·s dans les métiers du livre – y compris en son sein bien évidemment. Ainsi, concernant la restructuration prévue courant 2020 et le licenciement de la moitié de la rédaction – et alors que la Société des journalistes de Livres Hebdo et la section syndicale SNJ parlaient de démantèlement – LH parle de « redéploiement » dans un article paru le 24 janvier 2020…

Malgré de beaux discours, les questions de santé publique passent après l’essentiel : les clients·e·s doivent recommencer à consommer le plus vite possible. Mais que l’on se rassure, le terminal CB est désinfecté après chaque paiement (attention au court-circuit, hein).

Essayons de réagir avec lucidité, de prioriser ce qui doit l’être en pensant aux personnes « en première ligne » et de garder le sens du collectif.

Le Bon la Brute et le Truand soit deux libraires et une éditrice

Notes

[1Cf. communiqué intersyndical du 30 mars 2020 « Fermons Amazon et les grandes surfaces culturelles plutôt que de rouvrir les librairies ! ».

[2En Île-de-France plus de 80 % des colis transitant par La Poste sont sous traités au privé.

[3Voir la tribune de Georges-Marc Habib, publié sur le site de Livre Hebdo le 17 avril. Un sommet dans le genre dont un certain nombre de passages entre guillemets enrichissent ce texte !