Bouvard et Pécuchet (reprise, 2021)

, par Sylvestre Boudu


Bouvard : Au train où vont les choses, il faudra bien se résoudre à voter au second tour pour Marine pour faire barrage à Eric...
Pécuchet : C’est quand même aller un peu vite en besogne... Rien ne nous assure qu’ils seront l’un et l’autre qualifiés pour le second tour.
Bouvard : Mais les sondages, mon ami, les sondages !
Pécuchet : Bah, les sondages...
Bouvard : En tout cas, la chose demeurerait constante : Marine, face à Eric, ce serait le moindre mal...
Pécuchet : Et pourquoi donc ?
Bouvard : Enfin, voyons : Marine, c’est de Gaulle, Eric, c’est Pétain !
Pécuchet : Oui, mais le père, le père...
Bouvard : Quel père ?
Pécuchet : Le père de Marine – c’était Pétain, lui aussi, et l’ennemi juré du Général !
Bouvard (d’un air profond) : Ce sont là les arcanes de la vie politique, que veux-tu...
Pécuchet : Donc, au second tour, on vote utile et, au rebond, on encourage un parricide ?
Bouvard : Comme tu y vas...
Pécuchet : Pour aller dans ton sens, on pourrait dire aussi que voter Marine, c’est soutenir une grande cause – celle des femmes... Enfin une femme présidente !
Bouvard : En effet, ce ne serait pas une petite affaire...
Pécuchet : On cesserait enfin d’être à la traîne des Allemands !
Bouvard : Bah, les Allemands...
Pécuchet : Et puis Le Pen, quand même, ça fait plus français que Zemmour...
Bouvard : Oh, ça... jusqu’à la Grande Guerre, les premiers parlaient bas-breton et mettaient de la paille dans leurs sabots tandis que les seconds baragouinaient l’arabe ou le berbère et mangeaient le couscous avec les doigts... Des pièces rapportées, tout ce monde-là... Mais quand même, il faut reconnaître ça à Marine : elle a les yeux bleus et elle va à la messe – ça fait toute la différence.
Pécuchet : En somme, on ne votera pas pour Eric parce que c’est une sorte de migrant, un Juifarabe ?
Bouvard : Tu as saisi le fond de ma pensée !
Pécuchet : Donc, on ne votera pas pour Eric parce qu’on est d’accord avec lui – pas de migrants chez nous, les métèques à la mer ?!
Bouvard : C’est un peu ça – mais restons discrets : la rumeur publique aurait tôt fait de nous accabler...
Pécuchet : Bah, la rumeur publique... Mais dis-moi, c’est l’heure de la sieste, non ?

(Chacun se retire dans sa chambre)

Pécuchet : Eh bien, mon ami, as-tu bien reposé ?
Bouvard : Couçi-couça... Une question me trottait dans la tête...
Pécuchet : Oui ?
Bouvard : Tout le monde se lamente à propos de la division de la gauche qui s’en va en ordre dispersée à l’élection présidentielle – mais, dans les circonstances présentes, un rassemblement de la gauche est-il vraiment souhaitable ?
Pécuchet : Comme c’est étrange ! Je me faisais, hier soir à la veillée, la même réflexion... A défaut de pouvoir se rassembler autour d’un candidat naturel et incontestable, la gauche ne pourrait-elle pas au contraire se réinventer, rajeunir en faisant en sorte que fleurisse et s’épanouisse la plus grande diversité de candidatures ?
Bouvard (s’animant) : C’est exactement ce que j’avais en tête ! Une multitude de candidatures de gauche de toutes orientations et sensibilités, de toutes les couleurs ! Des candidats de la gauche communiste et puis de la gauche anticommuniste, aussi, surtout ! Non pas un mais deux, trois, quinze candidats trotskystes ! Un candidat des chasseurs de gauche, des abstentionnistes – mais de gauche... ...
Pécuchet (gagné par l’enthousiasme de son ami) : … une candidate des coiffeuses de gauche, un candidat des évêques de gauche – même s’ils se font rares ! Un candidat des flics de gauche !
Bouvard (incrédule) : Ton imagination t’égare...
Pécuchet (emporté par son élan) : Et puis, des candidats de gauche intersectionnels – un candidat des bouchers de gauche transgenres ! Une candidate des racisé-e-s de gauche et vegans ! Un candidat de la gauche philatéliste pratiquant l’entrisme au parti animaliste... !
Bouvard : Calme-toi, tu vas te faire du mal... Mais j’y songe : les parrainages – tu y as pensé, aux parrainages pour toutes ces candidatures ?
Pécuchet : Elémentaire : le chantage. Nous avons la bonne fortune de vivre dans un pays où l’immense majorité des élus a un ou plusieurs cadavres dans ses placards – corruption, concussion, trafic d’influence, détournement de fonds, conflits d’intérêts, harcèlement, viol, abus de faiblesse, violences conjugales, conduite en état d’ivresse, coups et blessures, insultes à caractère xénophobe, homophobe, sexiste, etc. La plupart de ces affaires dorment dans les tiroirs sans fonds de la Justice. Il suffit de menacer de les réveiller : tu signes – ou on balance...
Bouvard : c’est ingénieux – mais n’est-ce pas un tant soit peu risqué, périlleux... Imagine un mauvais client qui se rebelle et entreprend d’effacer le maître-chanteur en même temps que les traces...
Pécuchet : C’est en effet à considérer...
Bouvard : Et puis, le jeu en vaut-il la chandelle ? Cette gauche en habits d’Arlequin...
Pécuchet : En guenilles, tu veux dire...
Bouvard : En effet – cette gauche en loques vaut-elle bien qu’on se donne tant de peine ?
Pécuchet : La réponse est contenue dans la question... Tu as raison – ne nous emballons pas.
Bouvard : Oui. Il faut savoir raison garder.
Pécuchet : Tiens, sept heures sonnent...
Bouvard : Déjà ! A s’échauffer ainsi, on en oublierait presque de dîner...

(De la salle à manger s’élève la voix de la gouvernante : « Ces Messieurs sont servis ! »)

Bouvard : A la bonne heure !
Pécuchet : A la bonne heure !