Des femmes, du harcèlement et de leur corps

, par Sylvie Parquet


Participant à la manifestation du samedi 23 novembre pour les femmes, j’ai ressenti une fois de plus la tristesse de devoir être encore là 45 ans plus tard avec ma fille et ma petite fille. C’est l’occasion aussi de s’interroger sur les débats du moment.

Militante féministe des années 70, jamais démobilisée sur ce sujet, je soutiens évidemment à fond les femmes qui dénoncent les agressions dont elles sont victimes qu’elles soient dramatiques, de l’ordre du viol, ou simplement qualifiées par ceux qui les commettent de « sans gravité ». Même une simple réflexion peut nous serrer la gorge, nous révolter, nous donner cette envie de rentrer dans un trou de souris. Rien n’est neutre, tout dépend du moment, de la personne, de la situation de faiblesse éventuelle dans laquelle on se trouve.

Là n’est donc pas mon propos. Ce que je ressens par contre en ce moment c’est que s’instaure une nouvelle forme de contrôle de la sexualité en contradiction avec la liberté sexuelle telle que nous la revendiquions dans ces années de luttes.
Quelle sexualité voulions-nous ? Nous voulions disposer de notre corps, seule, sans les dictats de la famille et des institutions en tous genre. Cela voulait dire d’abord dévoiler tous ces hommes qui se permettaient de nous traiter comme une marchandise à leur service bien évidemment, mais aussi et je dirais presque surtout de vivre notre sexualité « sans entraves » loin de tous les préjugés.
Il faut se souvenir qu’à cette époque les filles devaient, dans la plupart des familles, arriver vierges au mariage. Cela peut faire un peu ricaner de nos jours mais en fait que se passe-t-il en ce moment ?

Je voudrais raconter une anecdote pour illustrer mon propos. Récemment une femme d’une quarantaine d’années se trouve en compagnie d’un homme de son âge avec lequel se développe une attirance plutôt sympathique. Elle l’invite à venir prendre un verre chez elle, ce qui évidemment n’est pas sans sous-entendre une éventuelle soirée de plaisir. Tout cela se déroule au début comme prévu, baisers, attouchements, excitation… Rien que de bien plaisant. Mais voilà qu’à un moment elle n’a plus envie d’aller plus loin et congédie le Monsieur qui ne fait pas particulièrement de difficulté, bien que déçu comme on s’en doute. Donc : pas de problème particulier si ce n’est un peu de frustration.
Alors qu’est-ce qui me titille dans ce récit ? Elle a eu raison de refuser ce qui ne la tentait plus, il s’est bien tenu et est parti sans difficultés. Ce qui m’interpelle c’est le moment où cette rencontre s’est arrêtée. Après moult pénétrations de langue dans la bouche, palpations de sein et doigts excitants c’est la pénétration vaginale qui a posé problème.
Ce qui me questionne c’est ce retour de la sacralisation du vagin, vagin qui renfermait l’hymen autrefois bien sûr mais qui maintenant entrainerait un acte particulier, donc grave, donc porteur de traumatisme. En quoi une fellation est-elle moins symbolique qu’une pénétration vaginale ou anale par exemple ?

Nous avions voulu faire l’amour, nous avions voulu faire l’amour avec plaisir, avec légèreté, sans entrave, sans un poids particulier, un peu comme nous écoutions de la musique, comme nous dansions, comme nous rêvions. Evidemment les années SIDA ont beaucoup participé à détruire cette légèreté.
Aborder la sexualité avec liberté se traduisait aussi par un peu de fatalisme quand l’acte d’amour n’était pas bien réussi. Quelle femme, quel homme n’a pas vécu un moment raté : peu ou pas de jouissance. Mais on s’en fichait puisque nous pouvions faire l’amour quand bon nous semblait, pas grave, ça serait mieux la prochaine fois ! j’ai un peu l’impression de proférer une insanité quand je dis cela maintenant. Que s’est-il donc passé ?

Le retour à l’ordre s’exerce dans tous les domaines. La privation de liberté, du libre choix sous couvert de notre bonne santé, du soin, envahit notre monde. Plus le droit de fumer même sur un quai de gare, plus le droit de rouler à plus de 80 km/h en ligne droite… Les contraintes diverses et variées nous rappellent à l’ordre sans arrêt dans notre quotidien. Procédé bien connu de mise aux pas qui nous détourne des vrais problèmes de pauvreté, de travail, de l’accaparement des richesses, de la destruction de notre planète qui s’opèrent en sous-main pendant que nous râlons contre ces petites frustrations en regardant le match de foot.
La jouissance physique sera-t-elle de plus en plus régulée sous couvert de défense des femmes, par des voix bien insidieuses, venues le plus souvent des Etats-Unis, voix puritaines et réactionnaires.

Avant ces années 60 où la loi et les mentalités interdisaient les comportements libres, déviants, non conformes… Au nom de la liberté individuelle nous nous sommes opposé/es à ces interdits à juste titre. Maintenant c’est l’hypertrophie de cette liberté, sa transformation en norme absolue tout au long de la relation à autrui qui domine nos comportements sexuels et également dans d’autres domaines. Ce qui pose problème ce n’est pas la liberté, c’est l’individualisme et surtout l’appropriation de son corps dans une perspective privée. La propriété privée dans ce qu’elle a de pervers, la resacralisation du corps comme propriété privée qui serait vidée ou menacée par l’intrusion d’un corps étranger.

« La forme juridique d’un consentement intersexuel est un non-sens. Personne ne signe un contrat avant de faire l’amour » dit Deleuze. Et bien maintenant on peut entendre des propositions de ce genre !
Il s’agit donc d’ôter à la relation le risque, la séduction, le lâcher-prise pour lui substituer le « choix », la maitrise.

En tant que femmes, nous devons réagir en nous émancipant du pouvoir des hommes et en donnant sa revanche au plaisir, à la joie, en envoyant cul par-dessus tête l’angoisse qui s’infiltre partout dans cette société, jusque dans notre intimité !

Lorsque je vois des images des années 60, les happenings, les festivals, les fleurs dans les cheveux, les femmes aux seins nus dansant sous la pluie, les yeux embués par quelque drogue, j’ai moi-même une réaction d’étonnement, un sourire en coin. Toutes les années qui ont suivi avec un retour à l’ordre plus ou moins brutal nous conduisent à nous moquer de cette folle liberté de l’époque. Il s’agissait de tout envoyer bouler, normes, contraintes dans la famille, premier lieu de mise au pas et nous sommes enclins à penser qu’il est nécessaire d’ajuster, de revenir à plus de raison. C’est là que se situe insidieusement ce retour dans les clous, ce retour à l’obéissance. Est-ce si ridicule de danser et de faire l’amour dans un champ avec d’autres ? Est-ce si ridicule de partir élever des chèvres au fin fond des Cévennes ? Est-ce si ridicule de vouloir travailler le moins possible ? Enfin est-ce si ridicule de vouloir faire l’amour en toute liberté avec qui bon nous semble ?
On nous a convaincues du contraire parce qu’en germe dans cette liberté débridée, cette créativité d’une certaine contre-culture, couvait une révolte bien plus dangereuse pour la société des puissants.

N’oublions pas que le carcan de la famille, la relation de couple figé, furent de terribles lieux de soumission. Ils le sont bien encore, sous des dehors prétendument plus libres ; névroses, compromis, violences conjugales, emprise sur les enfants sont une triste réalité de nos jours pour beaucoup. « Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin » chantait Brassens. Même le mariage gay relève d’une rentrée dans l’ordre, d’une respectabilité formelle. S’il est normal que tous aient les mêmes droits, cela doit exister pour que justement tous puissent les bafouer !

La bataille contre les harcèlement, les violences, les discriminations doit être portée haut et fort mais elle ne doit pas servir à masquer le combat sur le fond, car au final elle pourrait occulter la partie immergée de l’iceberg, à savoir notre liberté d’être femme pleinement dans un corps émancipé et sans entrave morale, et surtout sans soumission d’aucune sorte ! Méfions-nous de ce qui permet aux bien-pensants d’approuver moralement la lutte contre les discriminations, même s’ils y mettent bien de la mauvaise volonté, car nous savons d’expérience qu’ils sauront la récupérer à leur profit, comme ils ont récupéré bien des luttes auparavant pour les intégrer et nous rendre toujours plus obéissant/es et soumis/es à leur pouvoir !

La vraie question reste donc bien celle de la soumission à un pouvoir. Qu’est-ce qui fait qu’un simple regard de certaines femmes empêche un homme de se permettre la moindre privauté ? Ce n’est pas une question de milieu social, j’ai vu des femmes dans des cantines d’entreprises où j’ai travaillé, aussi bien que des enseignantes appliquer cette façon de faire. Je ne parle pas des crimes, du viol bien sûr, mais de ces gestes et paroles du quotidien. Si des hommes se les permettent c’est parce qu’ils sentent la paralysie de la femme en face d’eux, due à l’ancestrale peur du maitre. Pourquoi les femmes pensent-elles qu’elles doivent en passer par là ? Le statut de victime empêche de lutter. Et si par moment on peut être vaincue cela implique de pouvoir se relever et de reprendre le combat.

Et 1 et 2 et 3 et 4 et 5 et 6 et 7 et 8 et 9 et 10 et 11 et 12 et 13 et 14 et 15 et 16 et 17….. et 121 femmes mortes sous les coups cette année ! Si ce slogan scandé par un cortège de femmes donne les larmes aux yeux, n’oublions pas qu’il donne aussi la rage au ventre !

Pour la cause des femmes, de préférence à dénoncer à la vindicte populaire, pilori public, ces hommes infâmes, à réclamer justice devant les tribunaux (ce qui reste une démarche individuelle, même si elle est soutenue par d’autres ), il me semble primordial de relancer l’auto organisation, les groupes femmes dans lesquels tout pouvait être dit, dénoncé, et surtout qui permettaient de se sentir fortes, solidaires et prêtes à la lutte !

- Bonnet : https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/07/04/feminisme-la-revolution-inachevee/

- « La loi de la pudeur » (entretien avec J. Danet, avocat au barreau de Nantes, P ; Hahn, journaliste à Gai Pied, et G. Hocquenghem, Dialogues, France-Culture, 4 avril 1978), Recherches, no 37 : Fous d’enfance, avril 1979, pp. 69-82.

- Question de la transgression : Foucault leçon de 1964

- Brossat, Naze, Ordo sexualis, Rhizome

- Vagabondes, voleuses, vicieuses : adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle Véronique Blanchard, co-auteure du très beau Mauvaises Filles (Textuel, 2016)

- D’après une étude nationale parue en 2017 , 87,2% des victimes de morts violentes au sein du couple sont des femmes, ces meurtres sont majoritairement non prémédités, ils ont eu lieu dans un contexte de dispute, de séparation. Dans 49,6% des cas, il y a eu des violences antérieures au meurtre, qu’elles soient physiques, psychologiques ou sexuelles. Il est à noter que 32,8% des auteurs se sont suicidés, 12,8% ont tenté de se suicider après avoir commis le meurtre de leur compagne. Toujours en 2017, 112 000 procédures ont été mise en route auprès des services de police pour des faits de violence au sein du couple .
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/11/25/feminicides-le-decompte-macabre-se-poursuit-dans-lindifference-generale/