Dingue de toi
« Un visage adorable, d’une beauté qui faisait mal. Il n’exprimait rien, sauf la fatigue peut-être. Elle paraissait avoir quinze ou seize ans »
Vladimir Nabokov, Chambre obscure
Voilà, c’est fait : je me suis enfin décidé à envoyer, ce matin, ma lettre à Kim Jong-un – cela faisait des semaines qu’elle traînait sur mon bureau... missive, donc dans laquelle je n’y vais pas par quatre chemins, confessant mon amour fou pour sa petite sœur Kim Jo-jong, et lui demande carrément s’il veut bien m’arranger le coup.
Un coup de poker, une bouteille à la mer : à défaut d’informations plus précises, j’ai écrit sur l’enveloppe, en m’appliquant bien : Monsieur Kim Jong-un, Président de la République populaire de Corée, Secrétaire général du Parti du Travail de Corée, Pyongyang, Corée du Nord... J’ai affranchi au tarif indiqué par la machine, et l’ai glissée dans la boîte aux lettres. Et maintenant, à la grâce de Dieu !
N’essayez pas de me couper les ailes en venant me raconter que l’objet de ma flamme est déjà mariée à un cacique du régime, un certain Choe Ryong-hae – je sais évidemment tout ça, n’ignorant rien de la biographie de mon idole. C’est bien la raison pour laquelle, précisément, j’ai décidé d’en passer directement par le Maître : s’il est une chose qu’il peut exécuter d’un claquement de doigts, en effet (à supposer que ma supplique lui parvienne et l’émeuve), c’est bien expédier ce fâcheux dans une ferme d’Etat, un camp de redressement où il serait appelé à se refaire une santé tandis que je coulerais des jours heureux avec son ex, ma déraisonnable passion.
Le coup de foudre est une chose qui ne s’explique pas. Une extase, un ravissement, Saul tombant du haut de son cheval...
Beauté de l’instant : fut-ce à l’occasion d’une de ses premières apparitions officielles immortalisée par la télévision d’Etat, cette grandiose parade militaire où je vis sa frêle silhouette se dessiner au côté du grand frère, impérial, majestueux, tandis que se succédaient dans un grondement d’enfer les fusées intercontinentales montées sur leurs gigantesques affûts... ? Timide, légèrement guindée dans son sage petit tailleur bleu foncé, comme elle semblait alors fragile auprès de cette cohorte d’acier, redoutable et ô combien nécessaire à la défense de la patrie socialiste !
Ou bien alors : fut-ce lors de son historique rencontre avec Moon Jae-in, le président sud-coréen, lors de l’ouverture des JO d’hiver de 2018 et que, radieuse, tout à la fois juvénile et survoltée, elle rompit la glace d’un sourire à réveiller les morts (et le dialogue intercoréen) ?
Quoi qu’il en soit et quel que fut l’instant où s’éveilla en moi cette flamme qui n’a, depuis, cessé de me ronger, je succombai alors et n’ai eu de cesse, depuis, de surmonter tous les obstacles (et Dieu sait qu’ils sont innombrables et, semblerait-il, insurmontables) qui se dressent devant moi. Je ne suis plus, depuis ce jour, qu’une force qui va vers Kim Jo-jong et que le souffle irrésistible de l’amour (de l’Histoire ?) emporte vers Pyongyang.
Passion toute déraisonnable, direz-vous, sans espoir aucun, dangereuse, suicidaire même... Sans doute, sans doute – mais rêvons un peu : avec mes douze disques d’or, mes hits qui ont fait le tour du monde et, je n’en doute pas, fait danser aussi la jeunesse nord-coréenne elle-même, fût-ce dans les catacombes, je ne suis tout de même pas le premier venu... Ne suis-je pas en mesure d’escompter raisonnablement que quelque écho de ma renommée soit parvenu jusqu’aux oreilles du Maître lui-même ?
Eduqué, comme sa sœur, dans un établissement sélect en Suisse, il faut bien qu’il se soit accoutumé aux rythmes qui, en Occident, nous accompagnent dès nos premières années et y ait pris goût... Sans doute est-ce pure présomption de ma part, mais il m’est arrivé plus d’une fois, depuis que le sourire enchanteur de Jo-jong ne me quitte plus, de me laisser aller à cette douce rêverie éveillée : s’abandonnant au jet brûlant de la douche, aux premières heures du jour, celui qu’avec la plus bornée des malveillances les laquais de l’impérialisme appellent « le dictateur nord-coréen » fredonne mon célèbre Dingue de toi ? – après tout, n’a-t-il pas fait ses études en français, dans ce collège helvétique ? Et si, passionné de basket, il a pu recevoir dans son palais telle star du NBA, avec les fastes habituellement réservés aux chefs d’Etat étrangers (mais dont les visites à Pyongyang se sont, hélas, faites de plus en plus rares depuis la volatilisation du bloc soviétique) – n’ai-je pas quelque raison d’espérer que ma requête, de par son audace et son caractère inouï même, ne l’émeuve et trouve le chemin de son cœur ? Et qui sait si, en ce moment même, le soupçon ne l’assaille pas que ce Choe Ryong-hae, trop poli pour être honnête, est en train d’ourdir d’insidieuses intrigues et de fomenter un coup d’Etat ?
J’espère, dans ma lettre, avoir trouvé les accents justes propres à convaincre cet homme que l’on dit de marbre mais qui, comme tous ses semblables, n’en a pas moins un cœur, de la sincérité de ma passion et du caractère entièrement désintéressé de celle-ci. Je brûle pour Jo-jong d’une passion pure, exempte de tout calcul, de toute arrière-pensée et s’il me faut, pour partager sa vie et connaître le bonheur à ses côtés, m’établir à Pyongyang, chanter en coréen avec l’accent du Nord et gagner ma vie en me produisant dans des usines textiles et des coopératives agricoles, j’y consens, d’un cœur léger – et au diable le Top 10, mon agent cupide, ma maison de disques foireuse, les plateaux de télévision et toute la cohorte des parasites qui, au pays, se pressent autour de moi... Même ma petite fortune bien à l’abri dans telle banque luxembourgeoise, je la consacrerai de bonne grâce et sans l’ombre d’un scrupule ou d’une hésitation, à la promotion de ce sous-marin nucléaire dont le seul nom glorieux (« Kim Il-sung ») inspirerait aux revanchards japonais la plus salutaire des terreurs...
Il suffit parfois d’un sourire pour bouleverser toute une vie, pour qu’enfin quelque chose arrive – vous arrive. Ce fut comme si, d’entre les blindés, les canons, les redoutables engins militaires ou bien encore, du cœur des fastes de la cérémonie olympique où se pressaient tant de puissants de ce monde, plus ou moins recommandables ou patibulaires, Jo-jong s’était détachée, avancée vers moi et m’avait souri...
Quel ébranlement ! Ce fut comme si tout l’Orient extrême me souriait, me prenait dans ses bras, m’envoûtant de toutes les promesses de son irrésistible étrangeté... Je ne dirais pas que Jo-jong (dont mon petit doigt me dit que son grand frère l’appelle affectueusement « petite sœur », Sœurette) est un canon de beauté – non, elle est bien davantage que cela : l’autre bord du monde qui s’avance vers nous en souriant et nous dit que la vie va changer, que le soleil se lève à l’Est et que l’Asie, cette Asie-là, est notre avenir. Ce qui s’avance vers nous en souriant avec Jo-jong, c’est l’Histoire repartant d’un bon pied, depuis les cimes enneigées du mont Paektu...
Du passé, faisons table rase, avec Jo-jong, serrons les lendemains qui chantent dans nos bras ! Le monde blanc est foutu, l’Occident est foutu, dans un demi-siècle, les peuples du monde verront les Blancs, l’Occident, in toto, comme les peuples d’Europe voyaient l’Allemagne et les Allemands au lendemain de la Seconde guerre mondiale. La ligne de fuite salvatrice, c’est au bord du Taedong qu’elle se dessine. Là où Jo-jong nous attend, son sourire de Joconde aux lèvres... Avec Jo-jong, je rends ma carte de Blanc, prêt à quitter dans l’instant, insoucieux, mon pays occupé – par Eric, Marine, la BAC, Blanquer, le petit requin aux yeux bleus et le reste, tout le reste...