En guerre ? Ce qui nous arrive 2.

, par Alain Brossat


Cédric Cagnat : Pourriez-vous nous parler de la dimension géopolitique de l’épidémie ? De quelle manière, notamment, s’inscrit-elle dans le contexte de la nouvelle guerre froide opposant la Chine aux Etats-Unis ?

Alain Brossat : Jean-Luc Nancy commence sa belle intervention à propos de l’épidémie, diffusée sur Youtube, par une formule dommageable : « le virus importé de Chine ». C’est là une expression tout à fait regrettable, car elle tend à réveiller tout un discours orientaliste surgi des profondeurs du XIXème siècle européen, colonial et expansionniste, et qui tend à faire de l’Asie, et particulièrement de l’Asie orientale dite « Extrême-Orient » (parle-t-on, pour les Etats-Unis d’ « Extrême-Occident », avec toutes les connotations douteuses du terme « extrême » ?) le foyer anomique et trop peuplé d’où surgissent les épidémies et autres plaies susceptibles de déferler sur nos latitudes plus civilisées – la version microbienne, bactériologique, virale du « péril jaune ».
Le terme « importé » est ici particulièrement désastreux : il essentialise la localisation du virus, alors même que le « narratif », comme on dit aujourd’hui, du foyer originaire – le marché de Wuhan peuplé de serpents, de chauves-souris et d’amateurs de douteux bouillons confectionnés avec les uns et les autres a été révoqué en doute par les spécialistes depuis longtemps. C’est une pure présomption eurocentrique qui statue aujourd’hui que cette épidémie se devait de surgir en Chine plutôt qu’en Italie du Nord ou ailleurs. La clé de l’épidémie, ce n’est pas le point d’origine allégué (où est le patient zéro ?), c’est la densité des circulations, notamment par voie aérienne, ce qui transforme les aéroports en « clusters » rêvés pour l’épidémie à l’état rampant, dans une certaine zone de l’hémisphère nord – incluant donc aussi bien l’Europe et l’Amérique du Nord que la Chine et l’Asie orientale. En réveillant le grand récit des imported plagues asiatiques, Jean-Luc Nancy côtoie dangereusement ceux qui tirent un parti cynique et odieux de la configuration épidémique actuelle pour en faire un enjeu de guerre froide, un outil de relance et d’intensification de celle-ci : Trump et sa bande qui insistent pour parler de « virus chinois », les agitateurs du Wall Street Journal qui éditorialisent sur la Chine « homme malade de l’Asie », et les agités du bocal indépendantiste taïwanais ou hongkongais qui parlent de virus « made in China » à longueur de chat sur les réseaux sociaux.
On aurait pu penser que la gravité de la situation découlant de l’extension de la pandémie à l’échelle globale aurait un effet d’atténuation ou de suspension des tensions qui n’ont cessé de grandir, au fil des dernières années entre les Etats-Unis et la Chine – guerre économique, conflits de souveraineté en mer de Chine méridionale, agitation à Hong Kong, etc. Ces tensions ont une dimension globale, elles n’opposent pas deux Etats-nations surdimensionnés à proprement parler, mais bien plutôt deux grands espaces entrés dans une concurrence de plus en plus directe non seulement dans la région Pacifique-Asie, mais à l’échelle globale. Y est en cause la pérennité de l’hégémonie états-unienne, notamment. On aurait donc pu penser que les gouvernants des puissances concernées et les faiseurs d’opinion, en Occident, dans le Nord global, se rendent à l’évidence : la situation sur le front de l’épidémie est suffisamment grave, à l’échelle globale, pour que s’impose quelque chose comme un armistice, une suspension des hostilités sur le front de la nouvelle guerre froide et, donc, de l’agitation antichinoise.
Or, c’est précisément l’inverse qui se produit, et ceci en dit long sur la qualité politique, morale de ces élites, sur la hauteur à laquelle se situe leur vision du présent et de l’avenir. Le fait que l’Etat chinois qui, en effet, s’est lancé dans la bataille avec retard du fait de pesanteurs bureaucratiques (dont il reste à prouver qu’elles sont spécifiquement chinoises) ait conduit celle-ci avec une détermination, une rigueur d’organisation, des moyens qui ont permis d’endiguer l’épidémie en quelques semaines – ceci a fait l’objet, parmi les élites gouvernantes, médiatiques, académiques occidentales de commentaires biaisés, d’un dénigrement constant, voire d’un déni franc et massif. L’argument selon lequel l’épidémie a été combattue en Chine par des moyens liberticides, en recourant à des mesures disciplinaires propres à un Etat policier et dans le style d’un pouvoir autocratique – cet argument est revenu en boucle dans toutes les propagandes occidentales, saturant, notamment, la presse française, du Figaro à Lundimatin.
Or, que voit-on chez nous, depuis qu’avec un retard infini et dans une ambiance de gabegie généralisée, les gens de l’Etat se sont enfin avisés de la gravité de la situation ? Que s’impose, par l’unique vertu d’un discours présidentiel un état d’urgence aggravé s’apparentant plutôt, par ce qu’il implique en termes de restriction des libertés publiques, à un état de siège, un dispositif adapté à des circonstances de guerre – ce n’est pas pour rien que Macron a répété ce terme en boucle au cours de son intervention – ce sont bien des moyens de temps de guerre qui sont mis en œuvre et qui s’imposent à la population. Je ne dis pas que le confinement et toutes les restrictions de liberté qui l’accompagnent ne s’imposaient pas, vu le retard pris dans l’affrontement de l’épidémie, je dis que, quand on fait constamment référence à la différence quintessentielle entre « démocratie » et « dictature policière », les gouvernants ne devraient pas s’asseoir aussi cavalièrement sur l’esprit de la Constitution, la séparation des pouvoirs et toutes ces belles choses – et donc, la mise en place d’une sorte d’état de siège, ça devrait quand même, au minimum valoir un vote au Parlement, fût-ce en urgence. En démocratie, les formes juridiques, l’esprit des lois comme dit l’autre, ça compte. Or, ce qui s’impose en la circonstance, exactement comme lorsqu’il s’agit d’envoyer des corps expéditionnaires dans des zones de crise, c’est le court-circuitage de toutes les procédures légales – on conduit des guerres extérieures comme des opérations de police, l’ennemi y étant assimilé à un criminel et un outlaw, on se lance dans la « guerre » contre le virus dans le style du plus parfait des Etats policiers. Et ça ne fait que commencer, wait a minute, you haven’t seen a thing, yet...
Ce n’était vraiment pas la peine, pour en arriver là, de déployer les trésors de mauvaise foi que l’on a vu à l’œuvre au cours des semaines précédentes, lorsqu’il s’est agi de stigmatiser à longueurs de colonnes le style autoritaire dans lequel l’épidémie a été « réprimée » en Chine...
La chose amusante, si l’on peut dire, c’est que les quelques-uns de nos savants constitutionnalistes qui ont levé le sourcil dans ce contexte l’ont fait pour contester la forme dans laquelle s’est opéré... le report du second tour des Municipales au mois de juin. Pour le reste, que le chef de l’Etat assigne à résidence le pays entier par l’unique truchement d’un discours télévisé, dans le plus pur style bonapartiste, cela ne semble pas troubler leur sommeil. Et plus amusant encore : c’est postérieurement cet usage exemplaire du performatif bonapartiste que l’on nous donne à entendre que la mise en place d’une sorte d’état d’urgence serait dans les tuyaux... Où il se vérifie que le plus parfait des états d’exception, c’est quand même celui qui ne s’embarrasse d’aucune forme et découle de la seule parole du Chef. Mais alors, il faut désigner le régime qui s’impose ici par son nom : une dictature (du verbe dictare), dans le sens originaire, romain, du terme... Mais alors, où est la différence avec la prise en charge de l’épidémie en Chine par le « dictateur » Xi ?
On ne voit pas bien, on s’y perd...
Le fait que l’état d’urgence soit mis en place a posteriori à l’occasion d’un vote pour le moins furtif au Parlement, c’est la cerise sur le gâteau – dans une démocratie ou supposée telle, ce n’est pas dans cet ordre que se font les choses. Quand le gouvernement japonais a déclaré la guerre aux Etats-Uns après l’attaque sur Pearl Harbor, tout le monde a crié, dans les démocraties occidentales, à la forfaiture. C’est le même principe. Si le vote au Parlement ne sert qu’à mettre un coup de tampon sur une décision souveraine prise par le Maître, alors il n’est qu’une blague de plus.

C. C. : Être à la hauteur de l’événement, dites-vous, c’est avoir à nous déprendre de nos aveuglements et de nos dénis de somnambules cloîtrés, « cocoonés », dans nos bulles immunitaires, et à nous réorienter de façon radicale. J’aimerais savoir tout d’abord à quel « nous » vous faites référence. Les invocations jupitériennes quant à l’union nationale prétendument retrouvée face à cette situation inédite ne nous font évidemment pas oublier la division essentielle, de nature politique, que les quatorze derniers mois de soulèvements et de contestation ont plus que jamais mis en exergue. Il ne fait aucun doute que les bénéficiaires habituels de la machine hypercapitaliste auront tout intérêt, une fois l’orage passé, à ce que l’ordre des choses néolibéral reprenne ses droits, et reparte de plus belle. Quant à la grande masse des gens qui subissent cet ordre-là, le portrait que vous en dressez n’encourage pas à envisager le sursaut nécessaire, capable de mettre en cause le pouvoir d’absorption du capitalisme global et liquide dans lequel nous sommes pris. Pour autant, le wishful thinking d’enfermement, ces derniers jours, fonctionne à plein : l’inévitable Edgar Morin affirme que « le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie » ; et Lordon se demande rhétoriquement s’il se pourrait que le coronavirus, « son pouvoir accusateur, son potentiel de scandale, soit l’agent inattendu de la chute du monstre ». Cette bifurcation, qui vous semble nécessaire, ce « radical tournant », pour reprendre vos termes, pouvons-nous d’ores et déjà en esquisser les contours et, surtout, par quelle instance, par quel peuple, est-il susceptible d’être pris en charge ?

A. B. : Une des rares choses qui pourraient encore être mises à notre crédit, en France, c’est que tout est à peu près politisable, très rapidement, très bruyamment, que des scènes d’empoignades se forment très vite lorsque surgit un problème – et a fortiori une crise majeure – que le goût de la prise de parole n’y est pas éteint, notamment parmi les dites élites qui s’estiment bien fondées à avoir un avis sur tout. Ce pli, ce régime fabrique bien une sorte de « nous », un peu informe et mouvant, mais assez particulier à notre pays. D’autre part, la fonction rhétorique du « nous » (mais nécessaire ici, pas ornementale), c’est de récuser le partage cultivé par le pouvoir et ces élites entre ceux qui sont censés savoir et ceux qui doivent être constamment pédagogisés. C’est le biais un peu oblique par lequel on s’autorise à pousser un coup de gueule (ce que je fais dans la partie précédente de mon texte) sans prétendre pour autant faire la leçon à quiconque – ce sont les experts et les gouvernants qui font la leçon aux gens, et dans le cas présent, on a vu avec quel succès – ils étaient où, ces cons, ces compétents, ces pédagogues-nés, autour du 15 février, quand ils auraient dû commencer à parler clair et se mettre en ordre de bataille ? Donc, je gueule, je suis en colère, mais je ne vois pas à quel titre je ferais la leçon à quiconque, je prends une position et je fais mon boulot – ça ne s’appelle pas, comme en novlangue de réseaux sociaux « réagir » à l’événement (« réagissez à cet article ! »), ça s’appelle essayer, par le travail de la pensée et par un certain style d’enchaînement des phrases, de tenter de faire face à la chose (j’ai dit plus haut : se tenir à la hauteur de...). Le travail de la pensée, auquel on s’essaie toujours à ses risques et périls, on peut être tout à fait à côté de la plaque, comme Agamben dans ses élucubrations répétées sur covid19, ce travail n’a de sens que s’il essaie d’embarquer, non pas pour endoctriner ni même forcément pour convaincre, mais plutôt pour contaminer (hum...), c’est-à-dire diffuser, disséminer l’affect de la pensée face à l’événement désastreux. Là, on peut fabriquer du « nous » en bonne part.
Ce ne sont pas seulement les bons gestes, les bonnes conduites, les bonnes disciplines qu’il est possible et salutaire de partager face à l’épidémie, c’est la pensée aussi. Si nous ne produisons pas notre pensée propre (le « notre » est ici distinctement collectif), face à cette calamité, alors nous resterons sous la coupe de l’Etat – alors même que celui-ci a fait faillite face à ce défi global. Et si, comme y appelle un texte très bien venu qui circule en ce moment sur le net, il convient que nous trouvions nos propres formes de riposte, résistance, lutte, organisation face à l’épidémie, en rejetant la facilité qui consisterait à nous placer sous l’aile de cet Etat qui nous a lâchés au moment décisif, alors il ne suffit pas de penser cette déprise en seuls termes de conduites alternatives, mais bien aussi de production d’une pensée propre de la crise, une pensée qui soit celle d’un peuple de l’épidémie, je veux dire un peuple de la vie contre la mort promise par le virus. Comme il y a eu un peuple des ronds-points, lors du mémorable épisode Gilets Jaunes.
Penser, dans ce genre de configuration, penser vraiment, ça devrait vouloir dire aller jusqu’au bout d’une pensée, la conduire radicalement à son terme, ce qui implique quand même toujours, je le disais, que se mobilise l’énergie (la puissance) d’une certaine méchanceté. Par exemple, penser – et ce point est crucial – la tournure qu’a pris l’abandon (l’exposition) de la population au virus par les gouvernants, dans le contexte français. Aller au bout de cette idée, c’est bien concevoir que le délaissement des populations entendues, au niveau premier et élémentaire, comme corps vivant collectif et individualisé, cela ne relève pas de la distraction, c’est une chose qui s’organise. Et cette chose qui s’organise et se produit dans la durée, c’est ce qui, dans les conditions de l’épidémie, va prendre la forme d’une pure et simple exposition des populations à la mort.
Quand Foucault parle de la thanatopolitique (Achille M’bembe parle de nécropolitique) comme du revers obscur et terrible de la biopolitique, l’exemple qu’il mobilise est celui du pouvoir atomique – la mise à mort ou la menace d’une telle mise à mort d’une masse humaine au-dessus de la tête de laquelle cette menace est suspendue. Ici, il s’agit d’une thanatopolitique moins manifeste, plus subreptice, apparemment moins scandaleuse et brutale, donc, mais on aurait bien tort de s’y tromper : le geste de l’exposition est le même et on le voit bien aujourd’hui . On va pratiquer de plus en plus, vu la surcharge des hôpitaux, une médecine de guerre, face à l’extension de la contagion, une médecine dont le premier des gestes consiste à faire le tri entre ceux dont on va essayer de sauver la vie (vu leurs chances estimées de survie) et ceux qu’on va abandonner à la mort, laisser mourir parce qu’on a créé les conditions de leur abandon.
La « crise de l’hôpital » et du système de santé publique dont l’effet est que l’on pratique face à l’épidémie une médecine de guerre consistant à abandonner les plus faibles à la mort, elle est l’effet d’une politique d’attrition sournoise, conduite successivement par les gouvernements convertis aux doctrines néo-libérales. L’abandon des populations, ce n’est pas la succession malheureuse d’une série d’inadvertances ou de ratées, c’est une politique. Lorsque survient un phénomène de l’ampleur de l’épidémie présente, il nous devient possible d’en dire le nom : la biopolitique retournée comme un gant en thanatopolitique.
C’est la façon dont les gouvernants (et plus largement les élites, en général) perçoivent leur relation à la population qui, au fil des décennies passées, a subi une profonde inflexion : les notions traditionnelles (depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au moins) de veille, de prise en charge, de droit à la vie, de protection, bref, tout ce qui inscrit la promotion du vivant dans l’espace du pastorat humain, toutes ces notions se sont effacées au profit de l’optimisation et de la généralisation du modèle entrepreneurial, gestionnaire. Au fil de cette inflexion, la population tend à devenir un attribut du marché, l’horizon indépassable désormais de toute gouvernementalité. Inversement, l’horizon du « faire vivre » devient nébuleux aux yeux des gouvernants – la raison pour laquelle ils s’acharnent avec une belle constance à organiser le naufrage de l’hôpital, de l’assistance publique aux plus fragiles, aux malades mentaux, aux vieux, etc. Ce n’est pas seulement qu’ils perdent de vue l’objectif du maintien et de l’amélioration du bien-être sanitaire des populations, c’est surtout que tout ce qui était destiné à le faire apparaît à leurs yeux comme relevant du registre des « archaïsmes » à liquider. En fin de compte, le naufrage qui survient lorsque déferle l’épidémie, ce n’est jamais que le miroir grossissant sous lequel se donne à voir en caractères d’affiche cette politique de destruction, ce nihilisme gouvernemental.
Il suffit, pour s’en convaincre, de procéder de manière comparative : si l’épidémie a pu être jusqu’ici (je touche du bois) jugulée à Taïwan, c’est que, dès l’apparition de ses premiers signes et surtout la montée des périls à Wuhan, les pouvoirs publics ont pris les mesures qui s’imposaient et qui passaient notamment par un contrôle très rigoureux des circulations, la systématisation des tests et le suivi individuel des personnes contaminées ou susceptibles de l’être et la mise en place d’un système de quarantaines adaptées. D’emblée, un état d’alerte (plutôt que d’urgence) a été mise en place, avec à sa tête un ministre de la santé compétent, des conférences de presse quotidiennes, un suivi constamment individualisé des malades, de leur entourage, de leurs fréquentations. Chaque fois qu’un cas était détecté, on fait la chasse au virus dans son entourage, parmi les gens qu’il a pu croiser et l’on s’efforce ainsi d’assécher le marécage de la contagion. Parallèlement, on mène auprès du public des campagnes d’information et d’incitation à adopter les conduites les plus propres à endiguer l’épidémie, ceci sur un ton qui n’est pas celui de l’Etat policier (la menace et les sanctions en premier lieu) mais plutôt de l’Etat pilote dans la tempête. On crée ainsi non pas un climat d’ « union sacrée » mais, un ton en dessous et plus efficacement, de rassemblement consensuel contre l’épidémie. La méthode fait ses preuves, peu de morts et, à ce jour, une centaine de personnes infectées (population de l’île : 23 millions, une densité de 652 personnes au km2, contre 205 en Italie).
Or, les gens qui ont conduit cette lutte contre l’épidémie sont, eux aussi, des ultra-libéraux, et, sur d’autres sujets (en politique internationale), une vraie calamité. C’est bien à des petites et grandes choses de cette espèce que l’on voit que l’épidémie tend à brouiller les repères, à affoler les boussoles.
La condition pour qu’un tel dispositif général ait pu être déployé et faire ses preuves à Taiwan, c’est évidemment que les autorités aient le souci de l’intégrité de la population, qu’elles s’en estiment comptable. Or, la façon dont, chez nous, les gouvernants ont éludé les tâches que leur assignait la progression de la maladie, notamment une fois que celle-ci eut fait son nid en Italie du Nord et qu’il fut apparu clairement que covid était apatride, montre bien que, par contraste, cette disposition leur était tout à fait étrangère. Le résultat, c’est que, maintenant, les gens n’ont toujours pas de masques pour se protéger, que même les personnels soignants en manquent, que les personnes présentant des symptômes ne peuvent pas être testées, que les appareils d’assistance respiratoire sont rares. Ce genre de pénurie, ça s’organise aussi. En droit pénal, il doit y avoir un nom pour ça...

Les masques arrivent en masse, lis-je dans Taipei Times, don gracieux de la Chine continentale. Mais pendant que cette assistance prend forme, la guerre froide, elle, ne faiblit pas : titre de l’article : « China showers (inonde) EU with virus aid » – une assistance dénigrée dans l’article comme « propagande push », « soft power »...
On en est là...

C. C. : Quelle est, exactement, votre position concernant le « Nous sommes en guerre » qu’a asséné par voie télévisuelle le « chef des armées », et qui suscite tant de commentaires ? Cette formule, si je vous ai bien lu, vous paraît recevable, mais de quelle guerre s’agit-il ? Contre qui, ou contre quoi, est-elle menée ?

A. B. : Il me semble qu’il est tout à fait futile de faire une fixation sur ce point – faux problème. Si l’on veut dire que, le coronavirus n’ayant ni figure humaine ni, a fortiori celle d’un souverain étranger, on ne saurait mener contre lui ce que la tradition classique européenne entend par « guerre », alors oui – mais quel plaisir à enfoncer cette porte ouverte ? Au demeurant, cela fait belle lurette que cette forme de guerre a été remplacée par ce que Carl Schmitt appelle les « guerres discriminatoires », c’est-à-dire dans lesquelles l’ennemi est traité comme un criminel et des guerres qui se transforment en opérations de police. En ce sens, cela devient plus intéressant : c’est bien une guerre « totale » qui est menée contre le virus, dans le but de l’exterminer – autant que faire se peut. Et cette guerre est indistincte d’une opération de « police » globale. Au reste, quand l’armée patrouille dans les rues, quand les couvre-feux se multiplient, quand la population est assignée à résidence, c’est bien à une sorte d’état de guerre ou de siège que l’on a affaire. Là où sont mis en œuvre des dispositifs et moyens de guerre, on est bien dans une sorte de guerre.
Concernant la déclaration de Macron, le problème serait plutôt que l’union sacrée des gouvernants et des gouvernés, de l’Etat et de la population, ce genre de rassemblement de type patriotique, en France, dans l’état présent des choses, c’est une vue de l’esprit. En Chine, ça a pu marcher, cela fut bien la condition première de la véritable campagne de style militaire qui a été conduite contre cet ennemi de l’intérieur, le virus, la population a suivi, quoi qu’en dise la propagande occidentale, du Figaro à Lundimatin (bis) – des voix discordantes, dans ce genre de configuration, on en trouvera toujours suffisamment pour alimenter les colonnes des gazettes ultra-libérales autant qu’ultra-gauches. Mais en France, vu le gouffre qui s’est ouvert ces dernières années entre les gens de l’Etat, les élites médiatiques, économiques, politiques et « les gens », ce genre de rassemblement sans délibération ne saurait être décrété par en haut, et pas seulement parce qu’une partie des gens en question sont ou étaient épidémiosceptiques. Les comptes à régler sont toujours sur la table, les couteaux ne se sont pas refermés dans les poches et le coup de l’union sacrée qui efface toutes les ardoises, on ne le leur fait pas.
Dans ces conditions, la guerre contre l’épidémie, telle que décrétée par Macron, va inéluctablement se transformer en guerre contre la population, dans la meilleure des traditions de l’Etat français, républicain ou pas, à l’heure du péril ou du désastre. Plus nos gouvernants ont fait faillite de façon criante face au péril, plus il est clair qu’ils ont laissé la vague de l’épidémie leur passer par-dessus la tête (et, par voie de conséquence directe et plus grave, par-dessus celle de la population), et plus ils vont avoir à cœur de reporter la « faute » sur cette dernière. On est déjà en plein dedans et les médias sont, sur ce point, connivents comme jamais : les gens ne respectent pas les consignes, les gens sont irresponsables, les gens font n’importe quoi – il faut donc bien que les amendes s’abattent sur eux comme la grêle, que les couvre-feux se multiplient, que la police sévisse davantage encore, etc. Bientôt viendra l’heure des bavures de temps d’épidémie – le type qui n’a pas son billet de sortie, qui tente d’échapper au contrôle et les flics qui le plombent – en état de légitime défense et, de surcroît dans l’intérêt de tous (va savoir s’il n’était pas porteur du virus, ce con ?).
La vérité, c’est qu’à avoir laissé la situation pourrir au-delà des limites du concevable (on pourrait faire une anthologie de 500 pages avec la littérature anti-masques qui a prospéré pendant toutes les semaines décisives et que nos gouvernants – et leurs « experts » – n’ont rien fait pour contrer – sans doute n’avaient-ils pas d’avis sur la question, ni les uns ni les autres), les autorités tentent de se rattraper aux branches en mettant en place des dispositifs ultra-répressifs et par définition impraticables dans leur état présent – à commencer par sa pièce maîtresse, le confinement.
Jusqu’à un certain point, d’ailleurs (je veux dire la part de radicale incurie mise de côté), la mise en place de dispositifs impraticables, cela relève d’un calcul : c’est la même « doctrine » que celle qui inspire la réduction de la vitesse à 80 km/h sur toutes les routes de France et de Navarre ou bien la vignette anti-pollution – du jour au lendemain, la bagnole dont vous avez besoin pour aller au boulot n’a plus le droit de circuler... L’impraticabilité de ces dispositifs, c’est ce qui permet de conduire une guerre permanente d’intensité variable contre la population, une guerre d’attrition, en les bombardant d’amendes, d’interdictions, de menaces et qui permettent à l’arbitraire policier et répressif de prospérer à loisir.
Plus la crise épidémique va s’éterniser et plus cette guerre à la population va recouvrir celle que Macron a déclarée au virus.

Mais il y a une autre dimension encore de cette « guerre ». Au début, ce qui frappe, quand une épidémie apparaît, c’est son caractère « égalitaire » – le virus ne fait pas la différence entre le Président et son chauffeur, il se moque des différences de race, sexe, condition sociale. Celui-ci a la particularité de ménager les enfants – tout en les mobilisant comme transmetteurs de l’infection. Mais au fur et à mesure que la contagion s’étend, s’installe, exerce ses ravages, les inégalités reviennent au premier plan et ce sont les plus fragiles qui sont les plus exposés, ceux qui n’ont pas les moyens de se claquemurer, ceux qui vivent dans des habitats précaires, ceux qui sont sans abri, les migrants, les abandonnés. Il s’est trouvé à Lyon, me dit-on, une patrouille de flics pour infliger une amende à des SDF pour infraction à l’obligation de se confiner. On a, me semble-t-il, dans cette scène, dans cette action d’éclat, une miniature parfaite de ce qu’est, sur le terrain, cette guerre à l’épidémie basculant en guerre à la population.
Et puis ceci encore : pendant cette dite « guerre », non seulement la lutte des classes continue, mais elle franchit un cap nouveau, décisif : en décrétant que les secteurs économiques « vitaux » doivent continuer à fonctionner, que les gens qui y sont employés doivent, envers et contre tout, aller au boulot, l’exécutif et le patronat ajoutent aux formes structurelles de l’exploitation une exposition forcée à la contagion qui constitue un déni absolu et discriminatoire du droit à la vie des salariés. Sur ce point de bascule, on pourrait revenir à la vie nue selon Agamben. La vie des gens est prise en otage, non pas dans l’intérêt général, mais pour que la machine économique continue à tourner. En ce sens, c’est bien une « guerre » aussi : les caissières de supermarchés sont envoyées au casse-pipe (de l’épidémie) comme des fantassins sur le front, à l’heure de l’offensive, de la guerre à outrance – « comme en 14 », dirait-on. Mais cette saisie opérée sur le vivant, c’est par définition ce qui excède absolument tout contrat de travail, aussi inégal ou pourri soit-il. Les caissières des hypermarchés ne sont pas des « liquidateurs » de Tchernobyl. Le reconditionnement du salarié en vie nue, pour être la forme subreptice et silencieuse de cette guerre, n’en est pas la moins odieuse. Ici, les inégalités ne sont pas seulement statutaires, salariales, elles deviennent vitales : elles prospèrent sur fond du partage entre ceux qui sont appelés à se dés-exposer (protéger leur vie en se confiant) et ceux qui sont requis, mobilisés pour s’exposer (risquer leur vie) au nom d’intérêts qui sont tout sauf ceux de la collectivité. D’autres circuits d’approvisionnement sont imaginables que ceux de la grande distribution, et qui ménagent la vie des caissières. Ici, d’ailleurs, l’exposition de la vue nue est genrée...

Illustration : Italie - Transport des cercueils à la morgue par des camions militaires.

Première partie de l’entretien : L’irrespirable. Ce qui nous arrive