L’identité française ou le fantasme de la team #JambonBeurre : histoire de l’Histoire qui, inlassablement, se répète

, par Sophie Tregan


Ce n’est pas la première fois que je fais face à l’assaut d’identitaires sur les réseaux sociaux. Ils ont toujours la même manière de procéder. Ils arrivent en nombre, au même moment sous une publication et vous assaillent comme les oiseaux d’Hitchcock fondent sur leur proie. Cet acharnement en raison de mes convictions politiques d’extrême gauche, antiracistes et anti-islamophobes. La traitresse blanche. Petits cœurs en réaction aux photos de personnalités d’extrême-droite armées, petit émoji « MDR » sous nos commentaires indignés ou apeurés : on notera ici l’extrême finesse de leur argumentaire.

Cette nébuleuse, ô combien peu créative, vient sur les réseaux sociaux distiller ses théories imaginaires et ses fantasmes : identité française, grand remplacement, dangers du multiculturalisme, souverainisme… Des mots aussi creux et vides que ceux qui les écrivent.
Si bien que l’un d’entre eux me disait : « comment tu peux penser pauvre hystérique que le grand remplacement n’est pas réel, il y a certains quartiers où tu peux marcher 10 minutes sans croiser un blanc » … Et bien que je me foute éperdument de ne pas croiser un blanc pendant 10 minutes, cette phrase à elle seule regroupe toute l’ignorance politique sociologique et historique propre à son camp. Il faut donc être blanc pour être français ? blanc comment ? Ivoire ? Cassé ? Rosé ? Un teint légèrement halé à la Papacito, ça passe ? Non content d’ignorer la ghettoïsation des immigrés, ce « séparatisme social » opéré par l’État et guidé par un racisme structurel bien ancré [1], il ignore également ce qu’est la reproduction sociale et donc la difficulté de sortir de ce schéma pour les nouvelles générations. Ce n’est pas eux qui ont choisi cette ghettoïsation mais des politiques animées par un désir de ségrégation sociale et raciale. Ma patience a des limites et je ne suis pas disposée à lui donner un cours de sociologie.

Revenons sur le mot « grand remplacement », grand remplacement de qui ? Du vrai Français. Ok. Mais c’est quoi un « vrai français » ? Un Monarchiste du 16ième siècle ? Un philosophe du siècle des Lumières ? Un soldat français de la seconde Guerre Mondiale ? Un aristocrate du 19eme ? Un paysan du Moyen-âge ? Un Républicain du 20ième siècle ? Rémi, trader qui bosse à la Défense ? Martine, la fleuriste du quartier ? Un gilet jaune qui touche le SMIC ? Un député qui gagne 5000 euros par mois ? Bernard Arnault qui touchent des milliards ? De tous les exemples cités, aucun ne défend la même idéologie, n’a le même style de vie ou les mêmes aspirations et pourtant ils étaient ou sont tous français - sur le papier. Cette identité française n’existe pas, il y a autant d’identités qu’il y a d’individus.

Dans un moment d’égarement, guidée par une pulsion masochiste, je suis allée sur leur profil. Post : « La gauche est une maladie mentale - interview d’Adrien Abauzit »… ah ! je suis malade, merde… et moi qui croyais juste que j’étais antiraciste, anticapitaliste, antilibérale, pour une relocalisation de l’économie, pour une décroissance, pour abolir la propriété privée des moyens de production, pour une moralisation de la vie politique, pour une justice sociale et fiscale. La pathologie « extrême-droite » a, quant à elle, des symptômes bien étranges : la haine des « non-blancs » pour certains, la haine du multiculturalisme pour d’autres, un besoin maladif de repères bien délimités tels que l’identité, la nation, le souverainisme, l’assimilation culturelle sans oublier leur fameux hashtag #TeamJambonBeurre. Ah ! ce fameux hashtag ironique pour signifier qu’ils sont bien français et affirmer qu’ils sont contre ceux qui ne mangent pas de porc. Déjà le mot Team, mot anglais, ça part mal pour ce concept d’ « identité française ». Puis viennent les mots jambon-beurre, pour faire référence au sandwich bien de chez nous… bien de chez nous ? Le sandwich est une invention d’origine britannique par John Montagu [2], diplomate et un amiral britannique quatrième comte de Sandwich : encore raté pour la pureté identitaire. Le mot « beurre » est issu, du latin butyrum, emprunté au grec βούτυρον. Quant à l’invention de ce dernier, c’est encore raté pour le côté franco-français : « Il y a 4 500 ans : la première référence au beurre, apparaît sur une tablette sumérienne, découverte près de l’ancienne cité mésopotamienne d’Ur, qui en illustre les étapes de fabrication » [3]. Il leur reste le jambon... mais faut avouer que #EquipeJambon ou #EquipeMadrange ça sonnait moins bien. Et je me suis toujours demandée qu’est-ce que ça pouvait bien leur foutre que les musulmans et les juifs ne mangent pas de porc... l’obligation de consommer cette viande est inscrite dans la loi, la constitution ? Non, cela fait partie de leur fantasme identitaire : un bon français doit consommer du porc de la main droite #EquipeJambon et tenir son calibre 22 de la main gauche #NousVirilsNousMales. D’ailleurs l’arme à feu est une invention chinoise du Xe siècle [4]… et pour l’identité 法语 c’est encore raté !

Je suis partagée entre un sentiment de pitié et une certaine satisfaction d’imaginer ces « identitaires » se lever tous les matins, la haine et la peur au ventre, dans ce pays dont la langue, les mathématiques, l’architecture, la cuisine, la technologie, la médecine et tant d’autres domaines nous ont été apportés ou inspirés par d’autres cultures, d’autres pays.

À chaque vague d’immigration, c’est la même rengaine. À la fin du XIXe siècle, la France faisant face à un ralentissement de la croissance démographique (depuis le XVIIIe siècle) et ayant un besoin de main d’œuvre avec l’arrivée de la révolution industrielle, le pays connait une première vague migratoire constituée principalement de travailleurs Belges et Piémontais (nom donné aux personnes venant des États qui constitueront ensuite l’Italie). C’est là qu’il est intéressant de noter qu’ « à la fin du XIXe siècle on s’adonnait au lynchage d’Italiens […]. Dans le nord de l’Hexagone, on fait plutôt la chasse au Belge. Pourtant, jusqu’en 1900, les Italiens sont de loin la cible privilégiée de l’hostilité populaire. […] Le XIXe siècle est le temps des nations, et ses dernières décennies voient l’exacerbation des nationalismes : l’État républicain, né de la défaite de 1870, encourage la communion autour de la patrie ; les journaux, plus accessibles et soucieux de cultiver les sensations, font vibrer aux nouvelles de la “patrie en danger” à Fachoda ou sur la ligne bleue des Vosges. » [5]. Ô surprise, des travailleurs sous-payés et corvéables que l’État a fait venir pour pallier au manque de main-d’œuvre se retrouvent la cible d’attaques racistes.

La seconde vague en 1914, concerne la population maghrébine. La France, ayant toujours une faible démographie, fait appel à la « main-d’œuvre étrangère » pour les besoins d’armement de l’armée française. Lors de la Première Guerre mondiale, la France va mobiliser 600 000 « tirailleurs sénégalais » qui se battront pour la France. Près de 10 ans plus tard, en 1925, et oubliant le sacrifice de ces hommes au combat et à l’effort de guerre : « afin d’encadrer l’immigration maghrébine, jugée potentiellement “dangereuse”, la Préfecture de police de Paris créé le Service des affaires indigènes nord-africaines, à l’initiative du conseiller municipal Pierre Godin, un ancien administrateur colonial » [6].

En 1945 et suite à la seconde guerre mondiale, la France a subi de lourdes pertes humaines et matérielles. Afin de reconstruire un pays dévasté, elle favorise donc le regroupement familial des populations Nord-Africaines… en somme : de la main d’œuvre bon marché.

D’une exploitation du travailleur immigré à sa mobilisation dans une guerre pour la France, ce dernier sera toujours pris pour cible, surtout dans les périodes de crise économique, vu comme le paria, celui qui vole l’argent et l’emploi, celui qui est un danger pour la patrie. Il sera toujours plus simple pour les politiques, les médias et les « patriotes » de désigner un ennemi de chair et de sang plutôt que de pointer les failles d’un système capitaliste inégalitaire et inique ou d’avouer leur suprémacisme blanc et leur nostalgie du colonialisme qui feraient taches sur un plan international.

Perdue sur le profil facebook d’un des amis du « blanc-qui-peut-marcher-10-minutes-sans-croiser-un-blanc », ma curiosité malsaine me fait scroller frénétiquement. Puis je tombe sur le terme « islamogauchiasse »… originellement « islamogauchiste » mais le suffixe si original « asse » rajoute cette petite touche humoristique d’une « grande finesse » propre à l’extrême-droite. Le mot associe donc une religion et une orientation politique… ce n’est pas sans nous rappeler un terme apparu dans les années 30 : « l’antisémitisme, un temps apaisé, ressurgit lors des années 1930, stimulé par la crise économique, le chômage, l’afflux des juifs allemands fuyant le nazisme et l’accession au pouvoir du Front populaire, dirigé par Léon Blum. Marginalisé, il devient une valeur étendard de l’extrême droite, portée par de nombreuses publications antisémites. Avec la Révolution bolchévique, il se focalise désormais sur la dénonciation du « judéo-bolchévisme », étant ainsi lié à l’anti-communisme » [7]. Ce terme d’« islamogauchisme » dont l’origine n’est autre que le sociologue Pierre-André Taguieff, souverainiste, qui pense qu’il y aurait une alliance entre des groupuscules d’extrême-gauche et des terroristes islamistes (rien que ça). L’extrême-droite adore l’idée et la reprend en cœur. La Macronie prête à tout dans son opération-séduction des électeurs RN et dans sa volonté de faire oublier son incurie face à la pandémie et sa médiocrité, se jette à corps perdu dans cette brèche « fascistoïde ». Frédérique Vidal n’a que faire de la précarité grandissante des étudiants ; elle, son combat c’est l’islamogauchiiisme qui gangrène les universités. Ah. Quand le sage montre la pauvreté, les idiots louchent et bavent sur l’islam et l’extrême-gauche. Et puis un mec de Génération identitaire peut bien faire un salut nazi, d’autres peuvent bien passer à tabac des militants antiracistes, la police peut bien fermer les yeux, Darmanin, Le Pen, Zemmour et consort seront toujours là pour nous désigner le vrai danger : l’ultra-islamo-gauchisme-en-burkini. Heureusement le CNRS nous apprend qu’il n’y a pas de réalité scientifique derrière le terme « islamogauchisme » ... ouf ! Pendant une seconde j’ai eu peur que la macrolepénie ait propagé un concept révolutionnaire qui ferait date dans l’histoire pouvant conduire Taguieff à un prix Nobel de la paix. Me voilà rassurée.

Mais certains ont peut-être beau savoir tout ça, ils ramèneront toujours les personnes maghrébines, arabes, et/ou musulmanes à une seule chose : le terrorisme. Et peu leur importe si 4 millions de musulmans français sont innocents des actes commis par une poignée, la stigmatisation est le fonds de commerce de cette extrême-droite. Peu leur importe que la part du terrorisme islamiste représente 18,8% [8] des attentats dans le monde puisque de toutes façons les médias et politiques ne parlent pas d’acte terroriste lorsqu’il s’agit d’un blanc raciste… on préfère parler d’un déséquilibré, quid des 81,2% restant ? Cette extrême-droite qui passe tant de temps à s’égosiller et à instrumentaliser le terrorisme, le pratique également [9] : « le nombre d’actions terroristes d’extrême-droite perpétrées en Occident a triplé en l’espace de cinq ans. » [10]

Négrophobie, islamomophobie, xénophobie, croyance en une supériorité de la race blanche, ils n’ont plus aucune limite pour imposer leur idéologie. « Oui mais toi qu’est-ce que tu préconises pour éviter cette montée de la violence de l’extrême-droite » ? Je n’ai pas peur de dire que je n’ai pas de réponse toute faite car je ne sais pas ce que chacun est prêt à faire dans cette lutte. Je crois que face à cette banalisation des délits et crimes de l’extrême-droite, la non-violence a ses limites. Je crois que nous devons considérer la légitime-défense comme un moyen. Si l’Histoire du fascisme et de la xénophobie, inlassablement, se répète alors la suite est déjà écrite et il va falloir s’armer - de courage - pour en écrire la fin.