La vraie question (retour sur le droit de conquête)

, par Alain Brossat


« Nous ne demandons à personne à quelle religion il appartient, ni à quelle race. Il est un homme, cela nous suffit »
Theodor Herzl, Le Pays ancien-nouveau

A la fin du mois d’octobre dernier, cinq anciens ministres des Affaires étrangères européens signaient dans Le Monde une tribune soutenant que la politique pratiquée par l’Etat d’Israël dans les territoires occupés relevait de la notion de « crime d’apartheid ». Parmi eux, Hubert Védrine, mieux inspiré sur ce sujet que sur le génocide rwandais. En février de cette année, déjà, Amnesty International avait rejoint d’autres organisations humanitaires internationales (dont Human Rights Watch) ou israéliennes (B’Tselem) pour affirmer, de même, que la politique ségrégationniste et suprémaciste pratiquée par l’Etat hébreu à l’endroit des Palestiniens, en Israël comme dans les territoires occupés, relevait bien de la notion d’apartheid.
La tribune signée par les anciens ministres des Affaires étrangères s’inscrit dans le contexte du classement comme « terroristes » par Israël de six ONG s’activant, dans les territoires occupés, en faveur des droits de la population palestinienne.

Il y a vingt ou trente ans, lorsque les seuls à le faire étaient les militants de la cause palestinienne et quelques intellectuels minoritaires, il n’était pas sans risque d’affirmer publiquement qu’Israël était un Etat d’apartheid – ce n’est pas seulement que cela exposait à la réprobation publique, à l’accusation infamante d’antisémitisme, mais aussi, éventuellement, à des poursuites judiciaires – le temps aussi où il se trouvait des juges français pour déclarer la campagne de boycott BDS illégale, et une juridiction européenne pour révoquer ce jugement infâme. Aujourd’hui, la qualification d’Etat d’apartheid appliquée à Israël se fraie un chemin jusque dans les eaux tièdes des éditos du Monde, ce qui tendrait à indiquer que la vérité parfois s’insinue dans la tête et le discours des faiseurs d’opinion, mais en prenant tout son temps.

On rappellera aussi pour mémoire l’assassinat de sang-froid, pat un sniper de l’armée israélienne, en mai dernier, de la journaliste (palestinienne) d’Al-Jazira Shireen Abu Akleh et la charge de la police israélienne contre le cortège funéraire, à l’occasion de ses funérailles à Jérusalem, une image de la brutalisation sans limites de l’occupation israélienne qui fit le tour du monde. Depuis lors, les tensions n’ont cessé de monter en Cisjordanie occupée, avec la multiplication des actions violentes conduites par les colons et des assassinats, ciblés ou non, commis par l’armée d’occupation. Récemment aussi, des réseaux armés, souvent formés de très jeunes militants, sont apparus, du côté palestinien, notamment à Naplouse, avec l’apparition d’un groupe se désignant lui-même comme « La Fosse aux Lions », rapidement démantelé et liquidé physiquement par la force armée de l’occupant.

Mi-novembre, à l’occasion des tractations en vue de la formation d’une énième coalition en vue de la formation d’un gouvernement rassemblé autour de l’insubmersible Benjamin Nétanyahou, la sociologue franco-israélienne Eva Illouz évoquait dans Le Monde « ce que l’on est bien obligé d’appeler un ’fascisme juif’ » à propos de la probable participation à cette coalition d’une figure du sionisme religieux, un certain Itamar Ben Gvir, admirateur déclaré de Baruch Goldstein qui tua vingt-neuf Palestiniens en prière, avocat de terroristes juifs, soutien enthousiaste des colonies considérées comme « illégales » par les autorités israéliennes, partisan de la purification ethnique destinée à faire de la Cisjordanie (Judée-Samarie en jargon sioniste) une terre juive débarrassée de cette populace indésirable et par nature inférieure que seraient les Arabes palestiniens.
Pour la sociologue, Ben Gvir, incarnation d’une idéologie radicale essentiellement importée des Etats-Unis (inspirée notamment par le rabbin Meir Kahane, fondateur de la Ligue de défense juive « classée par le FBI comme organisation terroriste ») est à distinguer soigneusement de son partenaire de coalition Netanyahou. C’est que ce dernier « est un populiste de droite ’conventionnel’, similaire à Modi, à Orban ou à Trump », tandis que Ben Gvir, lui (…) se situe au-delà du populisme ». Et c’est à ce titre, donc, qu’il faudrait bien se résoudre à appeler un chat un chat et Ben Gvir un fasciste.
Eva Illouz n’est pas particulièrement convaincante lorsqu’elle suggère dans son article que le type de fanatisme et de suprémacisme juif qu’incarne Ben Gvir appartient à une autre tradition – religieuse et sectaire – que le sionisme, dans ses incarnations diverses, dont la maison-mère de Netanyahou (le Likoud, lui-même héritier du courant « révisionniste » dont les représentants se distinguèrent dans les actions terroristes contre la population palestinienne lors de la guerre qui, en 1948, conduisit à la fondation de l’Etat d’Israël) serait, en revanche partie prenante et à ce titre et par définition, honorable. En effet, s’il est une chose que Netanyahou et Ben Gvir ont en commun, c’est bien l’utopie dystopique du « Grand Israël », laquelle suppose l’annexion de la Cisjordanie et la réduction de la population palestinienne qui y vit à une condition non seulement minoritaire et subalterne, mais résiduelle. En ce sens, Ben Gvir, c’est moins le fanatisme et l’obscurantisme religieux dans tous ses état que le projet sioniste à son stade terminal et à visage désormais découvert.

En effet, à la subtile distinction opérée par la sociologue, on objectera que, d’un point de vue palestinien, du point de vue de ceux et celles qui font les frais de la colonisation toujours plus brutale et ouverte de leur pays par un Etat adonné à ce qu’il estime aujourd’hui manifestement être son droit de conquête, le distinguo n’est pas si évident ni de première importance : avec ou sans Ben Gvir, les violences des colons, l’extension des colonies, le grignotage du territoire, l’expulsion des Palestiniens de Jérusalem-Est, le maillage du pays par les axes stratégiques, le vol des terres, les checkpoints, le mur de séparation, l’occupation militaire et les assassinats sont la réalité qu’il leur faut endurer, au jour le jour. Les subtilités de la science politique ici déployées par Eva Illouz ne sont pas vraiment propres à infléchir leur jugement sur l’occupation : que celle-ci soit impulsée par un « populiste de droite » ou un facho-sioniste, ou une combinaison des deux, cela ne change rigoureusement rien à ce qu’ils endurent. Au reste, l’alliance en vue entre le « conventionnel » (et, on peut le supposer, acceptable en fin de compte à ce titre) Netanyahou et l’énergumène Ben Gvir tendrait à montrer que la distinction tend à devenir nébuleuse : à l’épreuve de l’occupation des territoires palestiniens, elle disparaît tout à fait – et c’est précisément cela qui fait toute la singularité de la politique israélienne : ce n’est pas à l’aune de la science politique occidentale « conventionnelle » que celle-ci s’évalue, mais, comme ont fini par le proclamer en place publique Védrine et ses collègues, de l’occupation de la Cisjordanie et du blocus de Gaza. Une « petite différence » qui fait toute la différence entre Nétanyahou (et ses précurseurs et prédécesseurs) et le moins recommandable des « populistes » de tout poil et dont le « populisme » n’a en règle générale pas partie liée avec la mise en œuvre d’un droit de conquête tant anachronique qu’inscrit dans les gènes de l’Etat sioniste. On se rappellera ici utilement que la mise en œuvre de la colonisation des territoires occupés n’a pas attendu l’arrivée aux affaires des représentants du sionisme ouvertement suprémaciste, raciste et expansionniste incarné par les Begin, Shamir, Sharon et maintenant Netanyhaou, Bennett et... Ben Gvir ; elle est toujours allée bon train sous les travaillistes et il fut un temps où les colonies juives prospéraient à Gaza tandis que la supposée gauche sioniste était au pouvoir.

Au fond, tant le quarteron d’ex-ministres des Affaires étrangères qui énonce le syntagme qui fâche (« Etat d’apartheid ») qu’Eva Illouz qui brise un tabou en associant un dirigeant de parti israélien ministrable au signifiant « fascisme » ne font qu’enfoncer des portes ouvertes et énoncer bien tardivement que le roi est nu. Bien loin que leurs respectifs accès de franc-parler portent la marque de l’audace, ils témoignent surtout de l’affligeante lenteur avec laquelle les élites tant politiques que médiatiques ou académiques sont portées à se plier aux plus massives des évidences, dès lors que sont en question l’Etat d’Israël, sa politique, ses dirigeants. Elles témoignent de l’accablant mélange de mauvaise foi, pusillanimité et aveuglement qui est, en la matière, la règle plutôt que l’exception parmi ces corporations.
Davantage encore, on est bien fondé à voir dans ces coups de gueule une opération consistant à faire la part du feu plutôt qu’à aller vers le cœur du problème. A défaut de reconnaître que la notion d’apartheid est co-extensive à celle d’Etat juif, c’est-à-dire d’un Etat dont le tri et la hiérarchie ethniques sont le principe même, un Etat qui, antérieurement à la colonisation des territoires occupés depuis 1967, a constamment traité les Arabes d’Israël en citoyens de seconde zone et souvent en coolies, Védrine et ses collègues contribuent à proroger une fiction : celle de pratiques discriminatoires et conquérantes relevant de bavures ou d’excès tendant à devenir systémiques – mais que cependant il serait possible d’endiguer en changeant de politique, ceci sans que soit remise en question le fondement ethniciste de l’Etat lui-même. Or, si l’on veut parler sérieusement et politiquement de l’apartheid infligé aux Palestiniens, il faut en faire une généalogie qui aille au fond des choses, ce qui conduit inévitablement à remettre en cause le fondement ethniciste de l’Etat d’Israël ; la colonisation de la Cisjordanie et le blocus de Gaza qui transforme ce territoire en un camp à ciel ouvert où se trouve détenue et régulièrement bombardée une population de plus de deux millions d’habitants, est le débouché naturel et non pas un avatar de ce fondement [1]. Le droit de conquête est au cœur du projet sioniste et les territoires occupés sont aujourd’hui colonisés, avec en ligne de mire l’expulsion à géométrie variable des Palestiniens, selon un processus et en fonction d’un projet qui ne fait que répéter et poursuivre ce qui s’est passé lors de la formation même de l’Etat d’Israël, via une combinaison d’actions terroristes (massacres de civils et destruction de villages, entre autres), de déplacement de population, un mélange de terreur et d’attrition.

Le problème de l’apartheid institutionnalisé dont sont victimes les Palestiniens de territoires occupés, ce n’est pas le mauvais pli d’un « nationalisme » exalté, c’est celui du fondement suprémaciste et ethniciste (avec la petite musique théologico-politique qui va avec) de l’Etat d’Israël. Tel est le spectre que fait resurgir l’apartheid dont il est aujourd’hui de plus en plus difficile de contester l’existence.

La diversion est encore plus évidente avec l’article d’Eva Illouz : il s’agit bien de tenter de nous convaincre que, sous le régime du populiste « conventionnel » Netanyahou et représentants de la droite sioniste radicale de même eau, l’occupation de la Cisjordanie et le blocus de Gaza seraient, en dépit de tout, acceptable, voire « normale », tandis que dès lors qu’avec le sioniste dévoyé et le fanatique Ben Gvir, les lignes rouges seraient franchies. La ficelle de la normalisation du droit de conquête est ici un peu grosse. Pour les Palestiniens occupés et subalternisés, Netanyahou ou Ben Gvir, c’est bonnet blanc et blanc bonnet et la casuistique mise en œuvre, à l’occasion de la dernière péripétie électorale israélo-israélienne, par les derniers des descendants de la gauche sioniste « morale » est à des lieues et des lieues de leurs préoccupations [2].

Tous ces effets de manche, petits et grands, ne sont au fond qu’un nuage de fumée destiné à obscurcir la vraie question : face à l’occupation dont il est désormais tout à fait évident qu’elle n’est pas seulement faite pour s’éterniser mais pour se transformer en annexion active de la Cisjordanie portée par l’idéologie conquérante et suprémaciste du « Grand Israël », (cependant que Gaza aurait vocation à subir une éternelle attrition d’une telle rigueur que sa population y serait perpétuellement maintenue dans un état de survie et de précarité insupportable, ponctué par des massacres perpétrés en toute impunité par une armée de l’air équipée du dernier cri des moyens de guerre fournis par les Etats-Unis), face à cette situation de guerre perpétuelle faite à un peuple en vue de le reléguer à une condition d’ilote sur sa propre terre, quels sont donc les droits fondamentaux des Palestiniens ?

Nous, Français, vivons dans un pays où, en dépit de toutes les crises et variations qui ont pu en affecter le récit, la Résistance à l’occupation allemande au cours de la Seconde guerre mondiale constitue l’un des chapitres les plus glorieux et les plus constamment exaltés du roman national. La notion élémentaire qui soutient ce récit est qu’un peuple qui résiste à l’occupation ou à l’annexion de son territoire et l’accaparement de ses richesses par une puissance étrangère le fait en état de légitime défense. C’est là le fondement et moral et juridique (du point de vue du droit international moderne qui bannit le droit de conquête) du consensus qui s’est établi dans notre pays autour de la légitimité de la Résistance, dans toutes ses formes. Cette reconnaissance d’un droit à résister à l’occupation allemande par tous les moyens disponibles, incluant donc la résistance armée, le sabotage et les assassinats ciblés, a balayé les arguments qu’ont pu lui opposer les occupants et leurs collaborateurs, destinés à justifier les représailles et la terreur contre les résistants et, plus généralement la population (les otages) – la France ayant été vaincue et ayant reconnu sa défaite (l’armistice, Montoire...), l’occupation qui en découlait ne contrevenait pas aux lois de la guerre, soutenaient-ils. Par conséquent, les résistants, n’étant pas des militaires protégés par leur statut, ne pouvaient donc être que des partisans, des combattants irréguliers, des « bandits », des rebelles, des terroristes, du point de vue du droit international – donc exterminables, déportables à merci. Ce qui a évidemment réduit à néant cette argumentation qu’un Carl Schmitt a tenté d’élever à la dignité du concept, c’est le fait que l’occupation allemande, loin de se dérouler « dans les règles », ait couvé deux monstres : la déportation dans les camps de concentration allemands des résistants et assimilés et la mise en œuvre, sur le territoire français, de la « Solution finale ».
Non seulement cet argumentaire avancé par les nazis a été emporté par le courant de l’Histoire, les arguties juridiques n’ayant pas fait le poids face à la perception de l’Etat nazi comme Etat criminel face aux exactions duquel toute forme de résistance était légitime ; mais, davantage, le motif de la légitimité de la résistance à l’Occupation par tous les moyens s’est étendu aux actions entreprises par les « combattants de la liberté » (freedom fighters, c’est la traduction habituelle en anglais du terme résistant appliqué à la Seconde guerre mondiale en Europe) contre les collaborateurs locaux des nazis : les assassinats ciblés de collaborateurs de haut rang, comme Philippe Henriot sont intégrées au récit national comme des fait d’armes et non comme des actions terroristes. Le récit qui s’est irrévocablement fixé, tant dans la mémoire collective que dans l’histoire qu’on enseigne aux enfants, c’est celui de la Résistance comme action collective de légitime défense. Il n’a jamais été question de débaptiser la place du colonel Fabien, même au plus fort de la guerre des mémoires dont cette séquence de l’histoire de France contemporaine a été et continue d’être le théâtre. Le pli discursif et ce que l’on pourrait appeler ici la jurisprudence historique qui se sont établis ici en France sont, sur ce point, demeurés hors d’atteinte des variations du récit de la période de l’Occupation.

Après la Seconde guerre mondiale, cette figure de la légitimité de la résistance par tous les moyens à une conquête ou une occupation étrangère a pris un nouvel essor avec les luttes engagées par les peuples colonisés contre les puissances coloniales. Lorsque le processus de décolonisation est parvenu à son terme avec l’accès des colonies à l’indépendance, ceux que les puissances coloniales qualifiaient sans relâche de terroristes (les combattants de l’indépendance), à l’instar des nazis tentant de discréditer les résistants en les plaçant sous le même registre, sont devenus non seulement, dans les récits des nouvelles nations indépendantes, des héros et des martyrs mais, plus important, pour la communauté des Etats, des figures légitimes de la lutte pour l’indépendance et, bien souvent, des chefs d’Etat, des dirigeants politiques auréolés du prestige de la lutte contre l’oppression coloniale.

Toute la question serait donc de savoir pourquoi cette jurisprudence historique semble perdre toute validité dès lors que sont en question les droits historiques des Palestiniens ; ceci, au point qu’il est plus risqué que jamais, aujourd’hui, de soutenir que les habitants des territoires occupés de Cisjordanie ont le droit de résister à la conquête de leur pays par un occupant infiniment plus puissant qu’eux et avec lesquels ils n’ont jamais été en guerre, par tous les moyens à leur disposition, qu’ils ont le droit de résister par des moyens violents aussi à une occupation et une colonisation toujours plus brutale qui met en cause leur droit même à exister et subsister comme peuple...
S’exprimer ouvertement dans ce sens, en France, aujourd’hui, cela expose naturellement à se faire taxer d’antisémite obsessionnel par les officines de propagande sioniste et les soutiens de l’Etat d’Israël en pilotage automatique ; plus grave, cela expose aussi au risque d’être poursuivi sous le chef d’inculpation gravissime d’« apologie du terrorisme », une incrimination à géométrie variable dont il est notoire qu’elle est devenue, par les temps qui courent, d’un usage courant. Ce ne sont pas seulement les politiques et les médias qui en raffolent, les juges rechignent rarement, en la matière, à leur emboîter le pas.

Ce qui est en jeu ici, ce ne sont pas du tout des comparaisons hasardeuses entre le régime d’apartheid israélien ou le facho-sionisme évoqué par Eva Illouz et l’Etat nazi ou tel autre régime de terreur totalitaire ; c’est une question élémentaire non pas de nébuleuse science politique, mais d’élémentaire philosophie politique : un peuple qui subit ce qui n’est plus une occupation, laquelle est supposée temporaire, mais bien une conquête en bonne et due forme conduite par un voisin surarmé, soutenu lui-même par de puissants alliés, une conquête dépourvue de tout fondement légal au regard du droit international – un tel peuple est-il en droit de résister à cette tentative d’accaparement de son espace propre, tentative constituant une menace vitale pour son intégrité même en tant que peuple – par tous les moyens disponibles ?
La jurisprudence historique répond « oui », sans hésiter et elle semble, pour ce même Occident qui tourne aujourd’hui si résolument le dos aux Palestiniens et pactise avec ceux qui les spolient, plus en vigueur que jamais à l’heure de la guerre offensive lancée par Poutine contre l’Ukraine.
Pourquoi donc cette absolue exception palestinienne, pour le malheur de ceux qui en font les frais ? Pourquoi les médias et les chancelleries, accompagnés ici dans des proportions variables mais considérables par les milieux intellectuels et académiques, épinglent-ils et décrient-ils comme par automatisme les jeunes Palestiniens de Cisjordanie qui, ponctuellement, entreprennent de résister les armes à la main, dans des conditions où les chances de victoire sont nulles, comme des terroristes et non pas comme des résistants ? Pourquoi les opérations de ratissage et de terreur entreprises par l’armée israélienne dans les villes et les villages de Cisjordanie (et qui ressemblent tant, le dernier cri de la technologie en plus, à la « pacification » de l’Algérie par l’armée française à l’heure de la guerre d’indépendance), sont-elles routinièrement décrite par nos journaux et par conséquent recodées par l’opinion comme des opérations de police légitime, rendues nécessaires par l’agitation spasmodique et en quelque sorte atavique des Palestiniens ? Pourquoi ces opérations ne sont-elles pas désignées par leur vrai nom : l’inexorable conquête en cours de la Cisjordanie, comme on parle de la (lointaine) conquête de l’Algérie ou de la (récente et scandaleuse) conquête de territoires ukrainiens par l’armée russe ?

Thomas Mann, dans l’un des discours qu’il adressait aux Allemands, depuis son exil aux Etats-Unis, affirmait avec confiance que Hitler perdrait la guerre parce qu’il s’était trompé d’époque – il se prend pour Gengis Khan, disait l’écrivain, il croit qu’une puissance peut encore exercer en toute impunité son « droit de conquête » au détriment d’un autre peuple, la force primant le droit en toutes circonstances. C’est ce qui le perdra, statue alors Mann, animé par sa confiance dans la solidité des normes qui fondent la modernité politique et sur lesquelles repose le droit international au XXème siècle.
A l’examen, on ne saurait dire si le facteur « épocal » mis en avant par Mann fut celui qui, en premier lieu, précipita la défaite de l’Allemagne nazie ; il se pourrait que les choses soient un peu plus compliquées – après tout, parmi ses vainqueurs figurait (au moins) un personnage qui manifestait aussi un certain penchant pour le droit de conquête – Staline. Mais ce qui ne fait pas de doute et tendrait à aller dans le sens de cet humaniste et post-nationaliste instruit par l’expérience historique qu’était l’auteur de Mario et le magicien, c’est qu’après la Seconde guerre mondiale, le droit de conquête a fait l’objet, en termes au moins de normativité générale reconnue par les Etat et validée par les organisations supraétatiques comme l’ONU, d’une condamnation sans ambiguïté.

Maintenant donc que la fiction de l’occupation provisoire et circonstancielle de la Cisjordanie par l’Etat d’Israël a volé en éclats et que c’est bien la conquête au jour le jour mais irréversible de ces territoires qui est en cours, avec toute la petite ritournelle raciste et suprémaciste de rigueur, la question est moins que jamais de savoir si Netanyahou ou même Ben Gvir pourraient se comparer à Hitler et aux dirigeants nazis – et jusqu’à quel point –, mais bien toute entière de savoir pourquoi, structurellement et en particulier à l’heure de l’union sacrée derrière l’Ukraine, voire des cris d’orfraie contre la menace que la Chine ferait peser sur Taïwan, l’Etat d’Israël, comme souveraineté politique et singularité historique, se trouverait être le seul des Etats membres de la communauté internationale à être, en toute légitimité, équipé, si l’on peut dire, du droit de conquête.

Dans l’attente de la réponse (insupportablement différée) à cette question, ceux-celles qui se tiennent au côté des « vaincus de l’Histoire » n’en démordront pas : tant que la conquête israélienne se poursuivra, les habitants des territoires occupés seront bien fondés à y résister par tous les moyens disponibles et les jeunes combattants de la Fosse aux Lions de Naplouse, récemment tués par l’occupant sont des résistants qui méritent le respect, et non pas des terroristes.

Alain Brossat

Notes

[1La pire des choses qui puisse arriver à une utopie – genre dont relève le médiocre roman de Herzl, Le pays ancien-nouveau. Mais il est vrai que, dans ce cas, l’utopie est d’emblée tournée vers ce miroir aux alouettes et corrompue par cette orientation.

[2L’épouvantail fasciste Ben Gvir est ici l’arbre qui cache la forêt de ce fer de lance de la colonisation et dispositif colonial-fasciste que sont les colonies dans les territoires occupés, un fait massif qui ne trouve pas sa place dans la casuistique d’Eva Illouz.