Le régime kleptocratique du président Erdogan

, par Mehmet Aydin


Un mois après le séisme meurtrier du 6 février 2023 en Turquie, face à l’autoritarisme présidentiel d’Erdogan, l’alliance hétéroclite de six partis de l’opposition avait désigné son candidat unique pour affronter Recep Tayyip Erdoğan lors du scrutin présidentiel du 14 mai ; Kemal Kılıçdaroglu. Il dirige depuis 13 ans le parti républicain, du peuple (CHP), le parti de Mustafa Kemal Atatürk. Il est issu de la minorité alévi et pour la première fois revendiquait publiquement son appartenance. Rappelons-nous que les alévis ne sont pas sunnites comme la majorité de la population en Turquie. Ils partagent une culture et un système de croyances dont certains aspects sont proches du chiisme. Persécutés pendant des siècles, ils souffrent aujourd’hui encore d’un manque de reconnaissance car l’État considère leur croyance comme un folklore. Kılıçdaroglu a révélé des affaires de corruption mettant en cause l’AKP, le parti du président qui est au pouvoir depuis 21 ans ; « La loi et la justice prévaudront ». L’opposition promettait un « changement total » et veut, en cas de victoire, revenir à un système parlementaire. Car dans son système présidentiel, Erdogan concentre la totalité du pouvoir exécutif. Pendant la campagne présidentielle, avec de nombreux actes violents, Erdogan a notamment accusé son adversaire et ses soutiens « d’alcooliques, de LGBT, et de terroristes de PKK », surtout du PKK en raison du soutien que lui ont apporté les responsables du parti pro-kurde HDP.

La Turquie est le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés syriens. Selon les dernières données du Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies, sur les cinq millions de réfugiés syriens, près de trois millions sont en Turquie. Erdogan fait de la question des réfugiés un instrument de politique étrangère, notamment avec l’Union européenne et ses Etats membres. Les réfugiés syriens sont devenus boucs émissaires au centre des surenchères politiques de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle, sur fond de nationalisme exacerbé et de montée d’un sentiment anti-migrants. Même Kılıçdaroglu, candidat de l’opposition, déclare sur les affiches électorales : « Les Syriens partiront ». L’opposition et Erdogan, les deux camps ont fait du retour des Syriens l’enjeu principal de ces élections ; une campagne anti-immigrés et xénophobe.

ERDOGAN : UN AUTOCRATE-CLEPTOMAN

Durant le règne d’Erdogan, il y a une corruption endémique en Turquie impliquant notamment le monde politique, l’appareil judiciaire, l’administration gouvernementale, le secteur privé, le milieu des affaires, l’armée et une partie importante de la société civile. Erdogan préside un État où règne la corruption par le biais de ses proches. Dans les sphères étatiques, intrigues, chantage, complots et règlements de comptes, vol des deniers publics sont monnaie courante. Et pour pouvoir consolider sa mainmise sur l’appareil étatique, Erdogan intimide ses opposants, bâillonne la presse, et affaiblit le système judiciaire. Il rêve même de modifier la constitution pour s’octroyer des pouvoirs absolus. La stabilité économique est très fragilisée par l’ampleur de la corruption. Les investisseurs locaux et étrangers peinent aujourd’hui à obtenir des licences de développement sans verser de pots-de-vin aux fonctionnaires. Il y a une bureaucratie célèbre pour sa corruption. Voilà une triste réalité nationale pour marquer « le 100e anniversaire de la République de Turquie » en 2023. Erdogan a tout mis en œuvre pour étouffer la presse. Les médias qui ont osé révéler au grand jour des affaires de corruption sont devenus des « ennemis de l’État ». Le journalisme d’enquête est devenu tabou, s’il touche les affaires de corruption impliquant directement Erdogan lui-même, son fils ou ses proches. La corruption généralisée a un effet domino et altère le comportement des fonctionnaires qui se livrent à des activités criminelles. Ils continuent d’agir ainsi en toute impunité. Et malgré tout ça, dans une Turquie qui vit en situation de tremblement de terre permanente et de crise économique et sociale sans précédent, Erdogan est réélu au deuxième tour présidentiel du 28 mai 2023.

Cette réélection nous révèle un fait important : rien que par 47,86 % des voix en faveur de Kılıçdaroglu contre 52,14 % d’Erdogan, la société turque, malgré sa complexité et sa diversité (séculaire, non séculaire, Turcs, Kurdes, sunnites, alevis…), n’est pas gagnée tout entière par l’islamo-nationalisme d’Erdogan.
Erdogan comme président réélu, comme corrompu et corrupteur, est déjà devenu un exemple classique de corruption par le pouvoir. On dit qu’il est malade et qu’il ne peut pas gouverner le pays. S’agit-t-il d’un António de Oliveira Salazar version turque qui finira ses derniers jours comme lui ? Salazar, ce dernier dictateur européen, après 36 ans à la tête du Portugal, vieux, malade et sénile, sera mis de côté par ses proches et remplacé en douceur par Marcelo Caetano, tandis que lui, durant deux ans, jusqu’à sa mort en 1970, croyait diriger son pays. Même à titre anecdotique, l’analogie entre Salazar et Erdogan est tentante.

Durant vingt-et-un ans de règne, il a érigé un système kleptocratique. Mais qu’est-ce qu’une kleptocratie ? Kleptocratie, formé à partir des racines grecques kleptos (vol) et kratos (pouvoir), signifie le « gouvernement des voleurs » ; il s’agit d’un terme utilisé par l’écrivain Patrick Meney, pour désigner le gouvernement russe au cours de la fin de la période communiste (période des privatisations) et de l’ère Eltsine : « L’U.R.S.S. pourrait donc glisser de la cleptocratie vers ce que Castoriadis a appelé « stratocratie » (néologisme formé à partir de stratos, armée). » [1] L’URSS a disparu avec Eltsine pour toujours. Son dauphin-successeur Poutine, autocrate, dans sa Fédération de Russie, érigea un système de cleptocratie encore à une très grande échelle ; lui en tête, avec ses oligarques et ses proches et membres de leurs familles. On sait aussi que ce terme est fréquemment utilisé à propos des revenus tirés de l’exploitation de matières premières, en particulier le pétrole, le gaz naturel ou les diamants en Afrique ou ailleurs. Il est utilisé pour désigner la corruption généralisée des gouvernements. Les pratiques kleptocratiques sont connues ; le blanchiment d’argent, de manière à dissimuler l’origine et le montant de leur richesse, via des comptes bancaires situés dans des paradis fiscaux et/ou des sociétés et sociétés écrans basées dans des paradis fiscaux (sociétés « offshores »). Certes on prétend lutter contre les transferts massifs et blanchiments de capitaux, mais en se heurtant au secret bancaire puis au secret des affaires et au « manque de rigueur des banques dans le contrôle des virements » ainsi qu’à la complexité et à l’opacité croissantes de certains systèmes et outils financiers permettant à des prestataires de services et aux entreprises de créer des successions de sociétés-écrans non-traçable. Le régime d’ Erdogan a largement réuni en lui les caractéristiques kleptocratiques.

Notes

[1La Kleptocratie, le système D en URSS, Livre de poche, 1982, p. 257-258.