Les couleurs de la révolte

, par Sophie Tregan


Je n’étais pas prédestinée à cette vie-là… pas plus qu’à rejoindre ce combat, qu’à fréquenter ces personnes, qu’à rentrer en immersion dans un mouvement qui dépasserait les media, les politiques, et la ploutocratie. Il y avait depuis bien longtemps une lutte des classes mais seule la bourgeoisie le savait. Elle avait réussi à nous faire croire que cette guerre appartenait au passé, à l’Histoire. Lorsque les « prolos » s’en rendirent compte, les champs Élysées se mirent à brûler. Derrière la fumée des lacrymo, la révolte s’embrase. Le bourgeois s’offusque devant BFMTV, faisant passer au premier plan les dégâts matériels mais restant sourd à la violence d’Etat, responsable des 9 millions de personnes pauvres en France (+400000 en un an) ; des 3 millions de chômeurs ; des 200000 sans domicile fixe ; des 3,7 millions d’emplois précaires, et du « bradage » du capital d’Etat à des ploutocrates.

J’ai grandi dans une famille « csp+ » dit-on. J’ai fait deux écoles de commerce, bossé pour des multinationales du secteur pétrolier et gazier. J’ai gagné jusqu’à 2700 euros par mois. Et puis il y a quatre ans j’ai pété un plomb. Non… j’ai ouvert les yeux. J’ai quitté cette vie pour en choisir une plus bohème, moins tracée, moins ennuyeuse, moins futile, moins superficielle, plus humaine. Il fallait revenir à l’essentiel, à plus de simplicité car je ne trouvais plus aucun sens à travailler dans une tour de verre écrasant l’écosystème et mes semblables. Alors j’ai enchainé les petits boulots dans la restauration et je n’ai plus jamais arrêté d’écrire. Je m’investis dans ce combat pour ceux qui n’ont pas le choix.

Nous y voilà. Décembre 2018. Depuis presque un mois, les media étaient en boucle sur le sujet. Du jaune. Du jaune à la sauce fasciste, violent, séditieux et beauf. Ma télévision et moi avions divorcé depuis mai 2017… Je l’avais donnée après ce simulacre d’élections présidentielles, cette propagande médiatique bien huilée en faveur de cet ersatz de gauche, après que mon vote blanc au second tour a été fustigé par les éditocrates de tous bords – mon fameux refus de faire un choix entre l’intolérance raciale et l’intolérance de classe. Ma confiance envers ces chiens de garde avait volé en éclat et je chopais quelques bribes de leur propagande anti-jaune via Facebook. En parallèle je découvrais les media dits alternatifs, indépendants qui tenaient un tout autre discours. Je découvrais le jaune révolutionnaire, sociable, armant son esprit. Le jaune plein d’espoir, le jaune justicier. J’écoutais les témoignages, ceux des connaissances qui se rendaient sur les manifs, ceux d’anonymes que je lisais sur les réseaux sociaux. Rien ne concordait avec l’image renvoyée par les media et le gouvernement. Rien.

On se souvient des cours d’histoire. On retire de la fierté des combats menés par nos ancêtres en 1789 (même si c’est une victoire de la bourgeoisie sur la noblesse), en 1830, 1848, en 1871, en 1936, en 1968. Nos droits ont été conquis par des luttes. On nous l’enseigne avec fierté. On se construit sur cette idéologie. Dans mes connaissances, certains sûrement aveuglés par leur ignorance et la dissonance cognitive, refusent de voir dans cette lutte sociale, un combat pour la démocratie et l’égalité. À coups de phrases assassines et de clichés bien ancrés, ils critiquent, insultent, et diabolisent un mouvement qui n’a pour volonté qu’un besoin de justice. Ils ont tous un point commun : ils ne sont jamais allés voir par eux-mêmes, sur place, la vérité de ce mouvement. D’après leurs dires si nous nous faisons frapper et mettre en prison « c’est que nous l’avons bien cherché » et « qu’il fallait rester chez nous ». Sauf que notre droit à la résistance à l’oppression est constitutionnel. Et au fameux argument « vous n’êtes qu’une minorité », je leur répondrai : oui c’est vrai, ouvrez un livre d’Histoire. Ce sont des minorités qui se sont battues pour vos droits.

Alors un samedi de décembre, j’avais décidé d’aller voir par moi-même. Cécile, une ancienne collègue était engagée depuis le premier jour dans cette lutte. Je l’avais accueillie chez moi à Paris et nous nous étions rendues sur la manifestation. Cette après-midi là mes illusions de liberté, mes espoirs dans le système, ma croyance en la démocratie s’étaient progressivement envolés, laissant place à la frustration, la colère et la tristesse. Les scènes de répression, les coups, sous la fumée des lacrymo avaient gommé les trois mots qui faisaient ma fierté : liberté, égalité, fraternité. À mesure que les mois passaient, le pays des droits de l’Homme avait fait place à une politique autoritaire n’hésitant pas à mutiler ses opposants. Les forces de l’ordre étaient devenues une milice. La cinquième République était devenue un Etat policier. Et moi, Sophie, j’étais devenue une « radicale et dangereuse factieuse »… paraît-il.

Nous savons que nous risquons d’être confrontés à une grande injustice mais quoiqu’en disent les politiques, les media, la justice, la nébuleuse LREM, et la police : nous sommes fiers d’être des opposants au régime Macronien et sa politique fondée sur l’inégalité, la répression, le démantèlement du service public, le mépris de classe, le libéralisme, la destruction de l’environnement. Depuis le début du mouvement, près de 3000 Gilets Jaunes ont été condamnés par la justice et 40% d’entre eux ont écopé de peines de prison ferme. Une sévérité inédite pour des prévenus au casier bien souvent vierge.

Après chaque samedi, j’entends dire par les media et « certains » que ce mouvement s’éteint, qu’il est fini. Et le samedi suivant, malgré la répression, les insultes, les mensonges à notre encontre, je vous vois, je vous retrouve, et je souris aux médisants.

À l’heure où j’écris ces quelques lignes, qui se perdront dans les méandres des multiples témoignages contre cet autoritarisme naissant, nous sommes déjà à l’aube de l’année 2020. Et en un an je dois avouer que mes peurs, mes angoisses et ma colère ont été décuplées par les multiples salves de la Macronie à l’encontre de nos libertés, de l’écologie et de la démocratie. Alors faisons un bond dans le temps.

1er mai 2019 : le jour où tout a basculé. Nous sommes bloqués par les forces de l’ordre au bout du boulevard Saint Marcel. Je suis avec « mes acolytes de manif », mes amis : Eric, Cécile et Cindy. Nous sommes pris dans une nasse, comme des rats ! La fanfare est à nos côtés et pour passer le temps, en attendant de poursuivre notre trajet, nous dansons et nous chantons. Les trompettes et les tambours tentent vainement de couvrir le bruit des grenades, appelées gliF4, qui explosent un peu plus loin. Puis les détonations et la fumée se rapprochent de nous. Les forces de l’ordre nous bloquent de tous les côtés alors que nous tentons de nous disperser.

Cindy démarre un live sur Facebook. Sa mère, alertée par les images circulant dans les media mainstream, intervient in extremis en commentant en direct sa vidéo. La voix de mon amie tremble en répondant aux commentaires écrits de sa maman. Nous sommes prises au piège entre le mur d’un immeuble haussmannien et la foule compacte. Nous sommes terrorisés. Et puis, tout d’un coup, vint le déferlement de lacrymo. Impossible de respirer entre la foule et le gaz. Cette attaque ne fut qu’une parmi tant d’autres. Nous avons réussi à nous réfugier dans un hall d’immeuble ouvert par ses habitants. Cindy, malgré sa peur et sa crise de panique, n’a pas lâché son live. Nous sommes une centaine à avoir trouvé refuge dans la cour exiguë. La vidéo de mon amie s’arrête mais pas notre calvaire.

Nous avons repris nos esprits et tenté de reprendre la route. Peine perdue. Les heurts entre les forces de l’ordre et certains manifestants font rage. Nous sommes à nouveau pris pour cible par les CRS. Ils ne font pas de distinction. Ils tirent dans le tas. Une gliF4 tombe à un mètre de nous. La détonation est si forte que pendant quelques minutes je perds l’audition. Cécile sent le souffle sur ses jambes. Nous remontons de quelques dizaines de mètres sur le boulevard de l’hôpital. Devant la pitié salpêtrière. Cindy, Cécile, Eric et moi nous nous asseyons sur un banc. Nous entendons des cris. Devant l’entrée de l’hôpital un homme seul tient un objet dans sa main (ce n’est pas un black bloc) et tente de fracasser la vitre. C’est alors qu’un gilet jaune se jette sur lui suivi d’autres manifestants pour tenter de le maitriser. Les FDO ne bougent pas. Cindy et moi nous nous éloignons de quelques mètres pour nous assoir sur un muret. Des heurts éclatent, en face de nous, de l’autre côté du boulevard devant un supermarché. Mais encore une fois c’est nous, à 20 mètres, que l’on vise. Pourquoi ? Nous sommes aidés par deux black bloc à fuir. Nous courons nous réfugier dans un coin plus bas auprès des street médic. Ce jour là, nous avons fini la manifestation à Place d’Italie la peur au ventre et la rage au corps.

J’ai envie d’hurler. Depuis ce 1er mai, je me sens impuissante face à l’injustice. Consumée par la colère, la peur et bien souvent la tristesse. Mon exutoire : poster quelques coups de gueule sur Facebook et ce témoignage au lendemain de cette journée. Mais cela ne résout rien, n’atténue rien. Je ne suis ni avocate, ni juge, ni journaliste, ni ministre. Ma voix ne compte pas. Noyés sous des milliers de témoignages, qui, eux aussi, sont comme des bouteilles jetées à la mer, nous devons supporter les fake news, le mépris, l’ignorance de nos dirigeants, de nos media et de notre police. Comme si la violence de ce 1er mai, et de tous les autres jours qui ont suivi, était légitime.

J’ai peur parce que ceux qui sont censés nous protéger, nous frappent, nous gazent, jettent des GLIf4 à nos pieds et, parfois, nous tuent. Nombre d’entre eux y prennent du plaisir. Lorsque celui qui nous violente est celui qui est censé nous protéger, vers qui se tourne t-on ? « Servir et protéger », c’est leur slogan mais il est aujourd’hui évident qu’il ne nous est pas destiné. Je ne comprends pas non plus, malgré toutes les preuves de violences policières et les dérives autoritaires de l’Etat, que certains les soutiennent encore.

Steve, Zineb, Cédric, Adama, Rémy... Lorsque l’on est policier et que l’on fait une clé d’étranglement avec le risque de briser le larynx, un plaquage ventral avec le risque d’asphyxie, que l’on tire avec une arme de guerre dans le visage d’une citoyenne de 80 ans fermant ses volets, que l’on charge une fête de la musique aux bords de la Loire à coups de LBD et de GliF4 avec le risque qu’un citoyen se noie : n’y a t-il pas dans ces pratiques une intention de donner la mort ? Une volonté consciente d’ôter la vie ? D’assouvir une pulsion meurtrière ? Il ne s’agit pas de simples bavures (676 morts connus au total depuis ces 40 dernières années), la violence de la police est une doctrine, une permission de tuer en toute impunité autorisée et voulue par notre chère République. Ils sont recrutés pour leur obéissance, leur violence. La justice ne condamne pas (au meilleur des cas les peines sont ridicules). En ne condamnant pas, elle permet à cette violence de perdurer et de s’accroitre. Ces 14 derniers mois nous avons vu des personnes se faire énucléer, mutiler et tuer : ce ne sont pas des actes isolés, c’est la culpabilité d’un système politique, d’une justice aux ordres et d’une corporation endoctrinée et violente. On appelle cela : une organisation criminelle.

Avant ils étaient des gardiens de la paix, aujourd’hui ils forcent à l’ordre par la violence.

En ce mois de mai 2019, je n’étais pas au bout de mes peines. Et les mois qui suivirent furent décisifs quant à mon engagement plus radical et immersif dans cette guerre des classes.

Septembre à Paris. Soleil. 24 degrés. Comme une conne je suis chez moi, enfermée. Je déroule le fil d’actu facebook. Injustices. Violence Policière. Effondrement. Balkany. Macron. Benalla. Réchauffement climatique. Collapsologie. Allez ! Sombrons tous ensemble dans ma déprime pré-automnale.

Soudain, je tombe sur un article : une lumière dans tout ce merdier. Un original. Il est perché dans un arbre, depuis 15 jours, en face du ministère de la trahison (oups ! Transition pardon) écologique et solidaire pour protester contre l’abattage d’arbres à Condom dans le Gers. Apparemment le maire de la ville préfère faire un nouvel aménagement avec parking intégré (oui bétonnons encore... il y a trop de vert qui « ne sert à rien »). Ce problème concerne des milliers de communes en France. Mais, au fond des tiroirs il y a un article de loi, et Thomas, l’homme dans l’arbre, il le connait bien. Il est grimpeur-arboriste et il peut te citer L’article L350-3 du code de l’environnement par cœur : « Les allées d’arbres et alignements d’arbres qui bordent les voies de communication constituent un patrimoine culturel et une source d’aménités, en plus de leur rôle pour la préservation de la biodiversité et, à ce titre, font l’objet d’une protection spécifique. Ils sont protégés, appelant ainsi une conservation, à savoir leur maintien et leur renouvellement, et une mise en valeur spécifiques ». Alors si je résume la situation : Thomas campe dans un arbre depuis 4 semaines pour que l’Etat (Elisabeth Borne entre autres), les collectivités territoriales, les mairies respectent la loi. Juste respecter la loi. Cet après midi là, j’ai éteint facebook, j’ai pris mes affaires et je me suis tirée au pied de l’arbre. Jour 26 : j’y suis encore, je prends racine. Lui est toujours perché sur la cime.

Parce qu’en France en 2019 on en est là : on ne se bat plus pour avoir davantage de droits mais pour conserver les acquis sociaux obtenus ces 60 dernières années, on ne se bat plus pour faire voter des lois mais pour que les élus respectent les lois existantes. Les luttes sociales, fiscales et climatiques en sont à réfréner les appétits voraces du capitalisme. Pas les anéantir, juste les raisonner.

21 septembre. Manifestation. Convergences des luttes climatiques et sociales. Et alors que je peine dans les gaz lacrymo, je vois une scène surréaliste. Pendant que les affrontements font rage entre policiers et Black bloc, pendant que les forces de l’ordre tirent des lacrymo sur tout ce qui bouge sans distinction, de l’autre côté des clowns (des vrais ! ) miment les scènes de guérilla, sautent, crient, jouent la comédie... des policiers les regardent l’air hébété, perdu... et là, à ce moment précis, malgré la peur, j’ai souri car la violence est hésitante devant l’humour et la folie douce.

Ce sont toutes nos actions additionnées qui feront le poids face aux dérives d’un capitalisme devenu incontrôlable. Pacifistes ou non. Désobéissants ou pas. Clowns ou cyniques. Cessons de croire qu’il n’y a qu’une solution. La violence de la rue et la désobéissance civile sont les conséquences de la violence d’Etat : économique, climatique, justice à deux vitesses, caste au dessus des lois, guerre des classes. Et bien que nous poursuivions un but commun - la justice - les débats qui nous opposent sur les méthodes ne font que nous diviser.

Alors nos armes face à la folie destructrice du capitalisme cela pourrait être tout ça : des révolutionnaires, des insurgé(e)s, des désobéissant(e)s, un homme dans un arbre, des pacifistes, des clowns et notre solidarité.

À toutes les couleurs qui ont rendu visibles les injustices, aux gilets jaunes, bleus, noirs aux blouses blanches, aux stylos rouges, aux désobéissants verts, aux robes noires : ce n’est que le début.

« En toute société animale, la solidarité est une loi (un fait général) de la nature, infiniment plus importante que cette lutte pour l’existence dont les bourgeois nous chantent la vertu sur tous les refrains, afin de mieux nous abrutir. » Piotr Alexeïevitch Kropotkine

Illustrations : Cécile Vidal - https://www.facebook.com/cc.vdl52

Lilou LK - https://www.facebook.com/lilou.caribou