Pourquoi Mélenchon

, par QG Décolonial


Note d’Ici et ailleurs : Après le texte d’Alain Naze que nous venons de publier, "Macron, et après ?", dans lequel est réaffirmée une position radicalement abstentionniste, au profit exclusif de "luttes à venir" hors de tout système électoral et parlementaire, nous relayons un parti pris du QG Décolonial en faveur du candidat Mélenchon datant du 28 février dernier ; en espérant que cette confrontation de points de vue saura non seulement rendre compte des débats qui agitent en ce moment la sphère des gauches anti-capitalistes, anti-impérialistes et anti-racistes, mais susciter d’autres interventions dans nos colonnes, à quelques jours de l’élection qui s’annonce.

À la question « faut-il voter Mélenchon ? » posée à un indigène qui a l’autonomie chevillée au corps, la réponse attendue est « non ». Ce « non » tranchant et fier sera alors l’expression d’une dignité intransigeante et d’une fidélité sans faille au projet décolonial qui fait office d’idéal pour une partie de l’indigénat militant, traumatisée par des décennies de récupération et fatiguée par les appels au vote barrage. Il n’est donc par rare d’entendre ça et là les reproches des gardiens de l’orthodoxie à l’encontre de celles et ceux qui manqueraient à leurs principes. La ligne de l’autonomie serait trahie par ceux-là mêmes qui la célébraient il y a peu, alors que l’expérience commanderait de se méfier de ce transfuge du PS, mitterrandolâtre, qui aime beaucoup trop la Grande France pour être honnête et pour nous mériter.

Pour ce qui nous concerne – alors même que nous tenons autant à l’autonomie qu’à la ligne décoloniale – nous appelons à voter Mélenchon sans réserve, sans fausse pudeur et sans mauvaise conscience.

Pour des raisons de fidélité à nous-mêmes, pour des raisons politiques et pour des raisons stratégiques.

I/ Fidélité à nous-mêmes.

L’école décoloniale nous a enseigné certains principes, dont celui d’apprendre à faire les choix électoraux les plus judicieux et les plus pragmatiques : lorsqu’une élection se présente, quelle qu’elle soit, il faut toujours prendre parti prioritairement pour l’offre décoloniale. Ce qui ne s’est jamais présenté jusqu’ici. En l’absence d’une telle offre, voter pour l’autonomie indigène, même quand elle est insatisfaisante. Et en l’absence de toute proposition indigène, voter pour celui ou celle qui à la fois se rapproche le plus de nos revendications et qui, si possible, est le plus en capacité de les satisfaire.

À l’évidence, dans la campagne qui s’annonce, il n’y a aucune offre proprement décoloniale. Pas plus qu’il n’y a d’offre indigène autonome, même réformiste. En effet, il ne suffit pas qu’une offre soit incarnée par un indigène pour que celle-ci se confonde avec un projet indigène. Ni Taubira, ni Kazib n’entrent dans cette case. Ils sont tous deux les représentants de forces blanches, la première d’un centre libéral vaguement de gauche et le second d’une extrême gauche anticapitaliste. Ainsi, toutes les candidatures à la présente présidentielle émanent du champ politique blanc, et c’est parmi elles qu’il faut piocher dès lors que l’abstention est écartée [1].

Ainsi, si l’on exclut l’extrême droite, la droite, l’extrême centre et le PS qu’il faut bannir d’office, il reste : Roussel, Taubira, Mélenchon, Jadot, Poutou, Kazib et Arthaud.

Éliminons Jadot et Roussel qui ont, entre autres, participé à la manifestation des syndicats de police d’extrême droite (soutenue par Darmanin) le 19 mai 2021. Éliminons aussi Taubira et Arthaud – que tout sépare – mais qui sont, entre autres, incapables de prendre une position ferme contre l’islamophobie.

Restent Mélenchon, Poutou et Kazib. Ces deux derniers sont probablement les candidats pour lesquels nous aurions le plus de sympathie, d’abord parce qu’ils viennent de traditions anti-impérialistes, mais aussi parce qu’ils font des efforts pour intégrer l’idée de racisme d’État. Ils cochent donc la case d’une certaine proximité idéologique. Reste celle de leur capacité à satisfaire ces revendications. C’est-à-dire leur capacité à atteindre le pouvoir. Elle est nulle. Quant à Mélenchon, il est celui qui rassemble le plus de qualités : dans les limites du parlementarisme français et dans un contexte de radicalisation de l’extrême droite, il est celui qui pousse le plus loin la critique de la police, de l’islamophobie et du libéralisme, et qui en même temps, par l’engouement qu’il suscite, dessine un véritable rapport de force contre la réaction ambiante.

À ce stade, notre choix ne peut alors être guidé que par deux possibilités :

• faire progresser des candidatures-témoignage, conséquentes sur le plan des idées politiques, mais qui dans une démarche uniquement propagandiste utilisent les présidentielles dans un but d’auto-construction ;
• soutenir un candidat réformiste parce que ses chances de gagner sont plus fortes car suffisamment consensuel pour convaincre le grand nombre et suffisamment en rupture pour constituer un véritable tournant politique.

Pourquoi pas Poutou ou Kazib ? Parce que les indigènes décoloniaux n’ont aucun intérêt particulier, s’ils ont pour priorité la construction de l’autonomie, de participer à l’auto-construction du NPA ou de Révolution Permanente. Celle-ci doit d’abord être l’œuvre des révolutionnaires de la gauche blanche.

Alors, pourquoi Mélenchon ? Parce qu’il est le plus proche du pouvoir. Parce que, depuis quelques années, il a opéré une mue étonnante et qu’à ce titre, il n’est plus permis de le confondre avec le PS, canal historique.

II/ Les raisons politiques. Mélenchon, un énième vote utile ?

Parce qu’il vient du parti socialiste, on aura tôt fait de le confondre avec la candidate Royal de 2007 qu’il fallait choisir par défaut contre la droite sarkozyste et le FN, ou avec le Hollande de 2012 qu’il fallait adouber par détestation de Sarkozy. Rien n’est plus discutable : à la différence des candidats de la gauche réformiste auxquels le système électoral nous a habitués depuis quarante ans, Mélenchon opère une rupture inédite avec le consensus néo-républicain, synonyme de néo-conservatisme à la française.

Il rompt avec le consensus islamophobe. Après l’assassinat de Samuel Paty, et malgré la violence de la propagande islamophobe, non seulement il a maintenu une position antiraciste ferme, mais il n’a jamais regretté d’avoir participé à la marche contre l’islamophobie de novembre 2019. Il a, à plusieurs reprises, réitéré son engagement contre l’islamophobie et a récemment déclaré qu’il participerait à nouveau à une telle manifestation si nécessaire. De plus, son programme prévoit l’abrogation de la loi « séparatisme ».

Il rompt avec le consensus identitaire en introduisant l’idée de « créolisation » de la société. Si ce concept est discutable en ce qu’il euphémise en partie les enjeux de race, il a le mérite de proposer une alternative antiraciste à la théorie du « grand remplacement ». Sur le plan symbolique, il a tenu à déposer une gerbe sur la tombe de René Levasseur, membre de la convention nationale ayant participé au vote sur l’abolition de l’esclavage en 1794, et a répété les mots de Robespierre « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ». Il propose aussi l’instauration d’un jour férié en mémoire de l’esclavage.

Il rompt avec le consensus sécuritaire , d’abord en refusant de se joindre à la manifestation de la police devant l’Assemblée nationale, qui plus est en la dénonçant comme « factieuse ». Il propose aussi la dissolution des BAC, l’arrêt du système de nassage des manifestations, l’interdiction des flash-ball et l’exclusion de la police pour tout policier ne respectant pas la déontologie professionnelle.

Il rompt avec la politique répressive contre les migrants en proposant de régulariser les sans-papiers et les migrants.

Il rompt avec l’omnipotence de l’Europe – bien qu’il recule sur la sortie de l’Union européenne – en déclarant vouloir remettre en cause les traités européens et extraire la dette publique de la mainmise des marchés financiers.

Il rompt (partiellement) avec le consensus impérialiste en promettant de déployer une « diplomatie altermondialiste » et en prônant une sortie de l’OTAN afin de désoccidentaliser l’action internationale de la France. Il remet en cause l’idée d’une France « gendarme du monde », et a récemment déclaré « nous ne sommes pas les grands frères des Maliens ». Il a condamné la répression des Guadeloupéens en dénonçant l’envoi du GIGN lors de la révolte contre l’obligation vaccinale et a appelé à manifester en faveur de Gaza, bombardée en avril 2021 (sauf à Paris, où la manifestation était interdite). Enfin, concernant l’agression de l’Ukraine par la Russie (et tout en la condamnant), il réitère son crédo : le non-alignement (aligné ni sur Washington ni sur Moscou). S’il maintient cette position dans le climat de surenchère belliciste que nous sommes en train de vivre (et ce n’est pas gagné), cela ne fera pas de lui un anti-impérialiste mais seulement un candidat responsable qui refuse la logique de guerre. Et ce serait déjà pas mal.

La rupture avec le consensus néo-républicain n’est pas une rupture révolutionnaire. Mélenchon n’est ni Robespierre (même s’il s’en réclame) ni Lénine (on a effectivement les bolchéviques qu’on mérite). Cela n’empêche cependant pas les médias aux ordres de le qualifier de suppôt des islamistes, voire d’ « islamo-bolchévique ». Cela prête à sourire, mais ni Royal, ni Hollande n’avaient connu un tel tir de barrage. C’est que sa rupture, aussi réformiste soit-elle, est un coup de frein net au déchainement raciste et libéral que des générations de politiciens ont accompagné sans vergogne. Mais surtout, elle est la traduction politique de l’ébullition sociale que ce pays connaît depuis au moins quinze ans (crise économique, crise identitaire, crise écologique, crise démocratique, crise d’hégémonie impérialiste) et qui a su se transformer en mouvements sociaux, certes disparates et désarticulés, néanmoins avec une vraie consistance politique (mobilisations contre la loi Travail, Nuit Debout, grève des transports contre la réforme des retraites, insurrection des Gilets Jaunes, réveil des mouvements féministes suite à la vague #MeToo, montée en puissance de la conscience écologique et mobilisations antiracistes de masse du Comité Adama).

Nourrie par la colère sociale et la soutenant en même temps, la candidature de Mélenchon est tout sauf du chiqué. Non seulement il l’incarne, mais il est poussé par elle. Pour le dire autrement, Mélenchon représente aujourd’hui une véritable fraction du peuple et pas seulement une fraction de la bourgeoisie comme c’est le cas du PS. C’est ce qui l’en distingue. Quant à nous, décoloniaux, antiracistes, militants des quartiers, nous manquerions de lucidité si nous n’étions pas capables de reconnaître notre empreinte dans la transformation antiraciste de ce courant de la gauche républicaine. Le passage de l’antiracisme moral à l’antiracisme politique est un progrès dont les effets sont traduits en partie dans son programme et dont les limites sont celles du rapport de force que les organisations en lutte ont pu instaurer. La dernière séquence de l’autonomie indigène, qui a duré au travers de ses diverses coalitions une quinzaine d’années, s’est achevée avec la marche contre l’islamophobie de 2019, qui en a été à la fois l’apogée et la fin. A l’évidence, elle ne se reconstituera pas d’ici les élections. Aussi, snober le moment Mélenchon, c’est être un peu à l’image de ce bédouin assoiffé qui, arrivant au puits, refuse de boire.

III/ Les raisons stratégiques. Voter Mélenchon, c’est voter pour l’après.

Trois scénarii sont possibles – échec dès le premier tour, qualification pour le second tour mais échec face à son concurrent, qualification pour le second tour et victoire. Quelle que soit l’issue du scrutin, chacune des hypothèses a ses avantages qu’il ne faut pas sous-estimer.

1/ S’il ne se qualifie pas pour le second tour, il aura malgré tout fait une campagne de rupture qui marquera un moment important de la recomposition de la gauche blanche dans laquelle la lutte contre l’islamophobie sera devenue hégémonique le temps de la campagne. Il s’agira alors de renforcer cet axe et de continuer à gagner du terrain.

2/ S’il passe au second tour mais échoue sur la dernière ligne, cela prouvera qu’une candidature de rupture, même dans le cadre réformiste, reste possible et que la toute-puissance de l’extrême droite n’est pas une fatalité.

3/ S’il gagne l’élection, il fera face à un déchainement des forces capitalistes sans précédent. Que Mélenchon et ses troupes aient une réelle volonté de rompre avec le libéralisme n’est pas en doute ici, mais ils n’auront pas les moyens de leur politique. Ils devront faire face au bloc bourgeois et à l’État profond, sa police de plus en plus extrémiste et une armée traversée par des tendances putschistes. Plus Mélenchon sera fort au sortir du scrutin, plus sa capacité de résistance ultérieure le sera, et le mouvement qu’il incarnera et qui dépassera la FI aura besoin d’un soutien populaire le plus large possible. C’est à ce moment précis et pas avant que la question de l’autonomie indigène devra se poser de nouveau. Dans ce contexte, il ne sera pas question de « blanc-seing » donné à Mélenchon d’autant plus qu’il sera fortement empêché de réaliser ses ambitions de transformations des structures économiques et sociales, mais plutôt de reconstituer des pôles de résistance politique. Cela sera vrai tant pour les mouvements sociaux en général que pour les mouvements antiracistes en particulier.

Même si nous comprenons la tentation abstentionniste et l’écœurement des résignés face à un système politique qui les a tant méprisés, même si nous comprenons la résistance de celle et ceux, révolutionnaires, qui ont maintes fois éprouvé la trahison des réformistes, nous ne les encourageons pas dans cette voie. Le déchainement islamophobe, qui va aujourd’hui du PC de Roussel à Zemmour, atteint un tel niveau que la reconstruction d’une digue antiraciste – véritablement antiraciste – est sûrement la tâche la plus urgente du moment. Or, rien ne nous indique, en l’état actuel des choses, que cette digue puisse s’édifier par le seul rapport de force constitué par l’union de la gauche révolutionnaire et du mouvement décolonial. Il faut donc envisager cette élection comme une étape, pas comme une fin en soi.

Dans ce prolongement, que la gauche anticapitaliste (NPA, Révolution Permanente) se renforce est une très bonne nouvelle. Que le mouvement social, dans toutes ses dimensions prenne la rue et ne la lâche pas, même et surtout en cas de victoire de Mélenchon, est un impératif. Que l’autonomie indigène doive se réorganiser est de toute urgence, mais cela va de soi.

Notes

[1Précisons que nous ne sommes pas des fétichistes de l’électoralisme. Pour nous, la politique est loin de se réduire aux élections, mais celles-ci sont parfois (et pas toujours) un outil stratégique au service d’une lutte plus large. La politique se fait avant, pendant et après une élection. Dans le contexte actuel, l’abstention nous paraît préjudiciable.