Réponse à Alain Brossat - pour faire suite à « “Droit d’informer” et exception souveraine »

, par Philippe Caumières


« Point de divergence ». C’était l’expression, volontairement ambiguë, qui m’était venue en tête à la lecture du texte que vous aviez co-signé au moment de l’affaire Charlie Hebdo en réaction au consensus indigné qui s’était exprimé suite à l’attentat dont ce journal avait été victime. Elle s’impose de nouveau une fois pris connaissance de vos propos sur la liberté de la presse et l’exception souveraine concernant Mediapart. Je suis en effet globalement en accord avec ces derniers mais jusqu’à un certain point seulement – point que je vais tâcher de préciser. Je partage sans conteste avec vous une certaine irritation face à la position de redresseurs de torts ou de correcteurs des mœurs comme vous dites qu’endossent les journalistes comme Plenel ou Arfi. Sont-ils pour autant justiciables de tous les reproches que vous leur faites ? Les motivations sourdes de ces journalistes relèvent-elles simplement d’une volonté de puissance comme dirait Nietzsche ? Mais surtout, leur travail se juge-t-il aux intentions qui l’inspirent ? Les publications du journal sont-elles réductibles aux jeux de pouvoir que vous mentionnez justement ? On perçoit le problème, qui conduit à interroger la pertinence de la généalogie comme unique méthode d’analyse.

Je suis évidemment en accord avec vous pour reconnaître que l’on ne peut envisager la position de Mediapart sans tenir compte des luttes sourdes dans lesquelles elle se trouve immergée. Je serais cependant ici plus proche de Bourdieu que de Foucault : le journal vise tout à la fois à contribuer à l’autonomie du champ journalistique et à s’affirmer comme central en son sein ; ce qui le pousse à se poser comme un adversaire du pouvoir politique, mais en respectant les lois du champ (sans quoi il se trouverait discrédité en son sein).
Il me semble toutefois que cela change le regard que l’on peut porter sur l’attitude de Mediapart, et c’est ici que se situe le point où je diverge avec votre position. Les points devrais-je dire, puisqu’il y en a en fait deux (mais qui relèvent d’une même logique).

Je passe sur le fait que Mediapart ne viole pas la loi commune en procédant à des enregistrements pirates ou en organisant des écoutes illégales comme vous le suggérez, mais se contente de diffuser des données reçues, puisque vous semblez considérer que là n’est pas le problème, assurant en fin de texte que les juges, comme les journalistes, visent « le passage à la limite qui porte la marque du pouvoir de l’exception souveraine ». [Ce n’est pourtant pas sans importance dans la mesure où cela limite quelque peu l’exceptionnalité que ce journal s’accorderait – la justice, plusieurs fois saisie par des personnes mises en cause sur la base de ce procédé, n’a jamais condamné Mediapart. Mais passons].
D’une part, je ne pense pas que ce que vous dites vaille pour tous les juges (comme je ne pense pas que tous les journalistes aient la même perception du mouvement des gilets jaunes). Cela me pousse à dissocier la fonction (de juge, ou de journaliste) des individus qui l’occupent et à refuser de la réduire à la simple expression du pouvoir. Il me semble que la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice ne sont guère contestables, même si elles ne sont que partielles. Pourquoi Sarkozy voulait-il supprimer les juges d’instruction, sinon parce qu’ils pas tous tout le temps à la botte du pouvoir ? Je rejoins ici, mutatis mutandis, ce que Lefort disait des droits de l’homme au début des années 1980 (même si je trouve son analyse de la démocratie contestable en ce qu’elle ne permet pas vraiment de critiquer les sociétés occidentales actuelles que Castoriadis caractérise plus justement d’oligarchies libérales).

Ce qui, par ailleurs, me gêne dans votre position est ce qui la rapproche de celle d’un Dupont-Moretti, lequel condamne tout autant la diffusion des conversations privées que leur enregistrement, assuré que, dans les deux cas, il s’agit de « méthodes staliniennes ». Ce dernier dénonce la défense de Mediapart prétendant agir au nom du bien commun, accusant le journal de s’arroger ainsi le pouvoir de statuer sur ce point. Saine colère de celui qui défend une victime de tels abus – Jérôme Cahuzac en l’occurrence – ou remarque qui soulève une question plus délicate qu’il n’y paraît ?
Il ne revient nullement à Mediapart de décider de ce qu’est le bien commun, c’est un fait ; mais le prétend-il ? Il rend public des faits qui lui paraissent relever de cet ordre (le bien commun), mais les lecteurs sont quand même juges de l’intérêt de ce qu’ils lisent, non ?
Vous assurez pourtant que ce qui compte, c’est bien que derrière les révélations du journal, lesquelles sont d’autant mieux acceptées qu’elles paraissent servir l’intérêt général, se cache des jeux de pouvoir, une volonté de puissance visant une emprise croissante sur les esprits des lecteurs – comme si ces derniers n’avaient pas de capacité de jugement. (Ce qui me paraît difficile à soutenir en général et ici en particulier du fait de ce que j’imagine être le profil sociologique des lecteurs de ce journal).
En diriez-vous autant de ceux qu’il est convenu d’appeler des lanceurs d’alerte ? En rendant publiques des informations reçues, le journal fait-il autre chose que ce que font ces derniers ? Il est vrai que les lanceurs d’alerte sont souvent solitaires quand le journal représente une entité structurée dont la puissance sociale n’est pas négligeable, mais cela change-t-il fondamentalement les choses ? Il me semble que non, puisque je considère que la question est essentiellement d’ordre politique ; ce qui l’ouvre à un débat qui ne saurait être tranché de manière nécessaire et définitive.
En mettant en cause Mediapart au nom de principes définis a priori, votre position me semble flirter dangereusement avec la moralité au sens kantien du terme. L’histoire montre assez que l’action qui se conforme purement et simplement à des principes sans considération du contexte où elle se déploie peut virer au tragique. Sans revenir sur la lecture hégélienne d’Antigone, il suffit d’envisager un cas de conscience qui, pour le dire avec Lacan – lequel reprend sans le dire un argument de Benjamin Constant –, « se pose, si je suis mis en demeure de dénoncer mon prochain, mon frère, pour des activités qui portent atteinte à la sécurité de l’État » (Séminaire. L’éthique de la psychanalyse), afin de se rendre compte que, comme l’assurait Vladimir Jankélévitch, il est des cas où le mensonge relève du devoir.
De toute manière, l’action morale, qui ne doit tenir compte que de la représentation du devoir, est impossible puisque l’affect entre toujours en compte. Kant en était du reste parfaitement conscient, lui qui assurait qu’il n’y a peut-être jamais eu d’acte moral accompli sur terre. J’ai toujours été sensible à la remarque de Péguy pour qui les kantiens ont les mains pures, mais n’ont pas de mains. Si la morale kantienne peut conserver une pertinence, c’est à permettre de mesurer l’écart que l’on prend avec les principes moraux. Autrement dit, l’exigence qu’elle manifeste rend la moralité kantienne impossible pour des êtres humains (dont la volonté n’est jamais déterminée par la seule représentation de la loi, mais toujours aussi par des affects), mais n’en indique pas moins un repère pour l’action. Celle-ci relève du jugement de qui agit, lequel se doit d’assumer ses responsabilités comme on dit.

Pour en revenir aux journalistes de Mediapart, ne peut-on penser qu’en publiant des documents reçus, ils pensent sincèrement qu’il importe de le faire au nom de l’intérêt commun ? On peut, certes, toujours dire que la dimension subjective de leur acte importe peu, que seule compte sa dimension objective, mais comment éviter de verser dans une position qui fut, elle, réellement stalinienne (cf. la condamnation Boukharine, par exemple), consistant à savoir pour l’autre ? [C’est là un problème que Lefort a fortement souligné, poussant Castoriadis qui ne voulait pas abandonner la notion d’aliénation à repenser le militantisme – comment faire sans occuper la place du maître ?].
Ceci m’amène à évoquer une pomme de discorde entre nous, puisque je n’hésite à faire référence aux valeurs, ce qui vous fait généralement sourire et vous conduit à vous moquer de moi.
Entendons-nous bien toutefois sur ce point. Quand je parle de valeur, j’entends que l’homme agit toujours selon des représentations indiquant ce qu’il convient de faire ou non et suscitant chez lui des affects. Il n’est donc nullement question de moralité, mais bien plutôt du refus de toute forme de vitalisme. Si nous reprenons notre discussion sur ce point, il faudra donc commencer par aborder la question de savoir ce qui fondamentalement pousse un individu à agir comme il le fait. Je ne suis pas insensible à la pertinence de ce que l’on a nommé les pensées du soupçon qui mettent au jour des dynamiques insues de l’acteur, mais ne pense pas qu’on puisse s’en tenir uniquement là.